.
.
Il y avait eu ce Camus dans le narguilé (Ed. Après la lune, Paris, 2011) de Hamid Grine où Nabil, professeur de français, apprend qu’il serait en fait le fils d’Albert Camus.
Un prétexte romanesque pour aller sur les traces de l’écrivain. Sans promotion, ce premier roman de Grine publié en France, mais le deuxième à évoquer Camus après Un parfum d’absinthe (Ed. Alpha, Alger, 2010), a réussi, un moment, à se placer parmi les meilleures ventes de la Fnac. Et voilà que sortent trois romans d’écrivains algériens qui, d’une manière ou d’une autre, mettent en scène Camus ou son œuvre. Bien sûr, la coïncidence avec le centenaire de la naissance d’Albert Camus (7 novembre 1913, à Mondovi, près d’Annaba), ne peut relever d’un simple hasard éditorial. Il y a, également, la polémique engagée autour de l’écrivain avant et durant le Cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie, animée notamment par un Michel Onfray plus véloce que philosophe. Tout cela a sans doute influé sur ce désir d’apporter des voix algériennes à la circonstance car, n’est-ce pas, rien n’est plus frustrant que d’entendre parler de soi et des siens sans pouvoir se prononcer.
Ainsi, paraissent trois œuvres aux angles de vues, procédés narratifs et styles différents, mais qui, autant par leurs sorties quasi-simultanées que leurs inspirations, se rejoignent sur une vision «autochtone», pour reprendre ce mot si connoté dans l’histoire coloniale. On y compte Aujourd’hui, Meursault est mort de Salah Guemriche, paru en version numérique et qui débute le jour de l’exécution du personnage de L’Etranger (lire page XX). Vient ensuite Le Dernier été d’un jeune homme de Salim Bachi (Ed. Barzakh, Alger, 2013, et Flammarion en France). Le romancier se glisse dans la peau du jeune Camus pour envisager ses certitudes, ses doutes et ses dilemmes (lire page XX). Enfin, toujours chez Barzakh, le roman de notre confrère, Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête (lire page XX).
Deux premières choses à souligner. L’incluant même dans leurs titres, deux de ces livres portent sur Meursault, l’assassin de «l’Arabe» dans L’Etranger, comme pour indiquer que c’est surtout cette œuvre majeure de Camus qui interpelle car paraissant la plus évocatrice de l’affrontement réel que l’histoire a engendré. La deuxième chose tient aux destins éditoriaux. Salah Guemriche, qui vit et publie régulièrement en France, n’a pas encore trouvé d’éditeur dans ce pays. Salim Bachi, également expatrié, inscrit depuis longtemps au catalogue Gallimard, s’est vu bizarrement publié chez Flammarion, devenue filiale de son éditeur.
Relégation de l’auteur ou prise de distance vis-à-vis du roman ? Finalement, c’est Kamel Daoud, seul des trois à vivre en Algérie, qui s’en tire le mieux. Son roman, édité chez Barzakh, le sera aussi prochainement en France, aux éditions Sabine Wespieser, et ses traductions en anglais et en italien sont déjà lancées. Avec Meursault, contre-enquête, son parti pris fictionnel est radical puisqu’il donne vie au personnage du frère de «l’Arabe». Ce faisant, il met fin à l’anonymat dans lequel Camus avait plongé la victime de Meursault et rétablit, en quelque sorte, le cours de l’histoire (et de l’Histoire), tout en mordant sur l’Algérie d’aujourd’hui. Une œuvre assurément décapante. Guemriche se distingue par son sens de la rhétorique, son humour de controverse et l’érudition de ses sources.
Lui aussi nomme «l’Arabe» et invente son fils, personnage principal de son «essai-fiction». On peut penser ici à d’autres univers qui se sont emparés de L’Etranger : le cinéma avec Luchino Visconti (1967) et Zeki Demirkubuz (Cannes, 2002) ; la B.D. avec Jacques Ferrandez (2013) : la chanson avec Killing an Arab de The Cure… L’œuvre a donc déjà échappé à son auteur et a même été entre les mains de G. W. Bush en 2006, quand d’autres Arabes anonymes mourraient en Irak. Rien de plus attendu donc que des Algériens, directement concernés, en proposent leur lecture.
La preuve aussi que Meursault est, tout de même, une star de la littérature mondiale, malgré ou grâce à son insignifiance et son indifférence. Bachi, pour sa part, réussit une performance en s’immergeant dans le jeune Camus, privilégiant l’écrivain-personnage. Mais il opte pour une démarche implicite, peut-être imposée par le procédé intimiste qui paraît parfois justificatif, tandis que Daoud comme Guemriche mettent l’œuvre de Camus devant ses responsabilités. Tous trois, encore, charrient de belles écritures, réjouissantes quant à la vivacité de la littérature algérienne. Tout trois, enfin, révèlent leur connaissance et reconnaissance de l’écrivain. D’ailleurs, Guemriche énonce en dédicace : «En hommage à Albert Camus».
Mais, dans cette admiration, ils ne pardonnent pas le manque de reconnaissance de l’Autre et, notamment, de son aspiration à la liberté, pourtant essentielle chez le nobélisé. En fait, ils replacent Camus dans l’histoire, devant ses non-dits et ses hésitations face à l’horreur coloniale et, concomitamment, remettent l’histoire dans l’œuvre de Camus en redonnant au meurtre de l’Arabe son épaisseur historique. Ils montrent que Meursault n’est pas qu’un agent du hasard dans un monde de non-sens, mais porte, selon l’expression de Guemriche, du «sens sur les mains».
En «réécrivant» Camus, ils affirment en quelque sorte : «L’Autre, c’est nous». Et ils expriment alors bien cette dualité lucide entre l’élan et la critique qui est celle de nombreux lecteurs et lectrices de Camus en Algérie.
Les commentaires récents