J'ai
grandi dans La mer et la pauvreté m'a été fastueuse, puis j’ai perdu la
mer, tous les luxes alors m'ont paru gris, la misère intolérable.
Depuis, j’attends.
J'attends les navires du retour,
La maison des eaux,
Le jour limpide.
Je patiente,
Je suis poli de toutes mes forces.
On me voit passer dans de belles rues savantes,
J'admire les paysages,
J’applaudis comme tout le monde,
Je donne la main, ce n'est pas moi qui parle.
On me loue,
Je rêve un peu,
On m'offense,
Je m'étonne à peine.
Puis j’oublie et souris à qui m'outrage,
Ou je salue trop courtoisement celui que j'aime.
Que faire si je n'ai de mémoire
Que pour une seule image ?
On me somme enfin de dire qui je suis.
« Rien encore, rien encore... ».
C'est aux enterrements que je me surpasse.
J’excelle, vraiment.
Je marche d'un pas lent dans des banlieues
fleuries de ferrailles,
J’emprunte de larges allées,
plantées d’arbres de ciment,
Et qui conduisent à des trous de terre froide.
Là,
Sous le pansement à peine rougi du ciel,
Je regarde de hardis compagnons
Inhumer mes amis par trois mètres de fond.
La fleur qu'une main glaiseuse me tend alors,
Si je la jette,
Elle ne manque jamais la fosse.
J’ai la piété précise,
L’émotion exacte,
La nuque convenablement inclinée.
On admire que mes paroles soient justes.
Mais je n'ai pas de mérite :
J’attends.
J'attends longtemps.
Parfois, je trébuche,
Je perds la main, la réussite me fuit.
Qu'importe,
Je suis seul alors.
Je me réveille ainsi, dans la nuit,
Et, à demi endormi,
Je crois entendre un bruit de vagues,
La respiration des eaux.
Réveillé tout à fait,
je reconnais le vent dans les feuillages
Et la rumeur malheureuse de la ville déserte.
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E N I G M E
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Tombés de la cime du ciel, des flots de soleil rebondissent brutalement sur la campagne autour de nous.
Tout se tait devant ce fracas et le Lubéron, là bas, n'est qu'un énorme bloc de silence que j'écoute sans répit.
Je
tends l'oreille, on court vers moi dans le lointain, des amis
invisibles m'appellent, ma joie grandit, la même qu'il y a des années.
De nouveau, une énigme heureuse m'aide à tout comprendre.
Où est l'absurdité du monde ?
Est-ce ce resplendissement ou le souvenir de son absence ?
Avec tant de soleil dans la mémoire, comment ai-je pu parier sur le non-sens ?
On s'en étonne, autour de moi ; je m'en étonne aussi, parfois.
Je
pourrais répondre, et me répondre, que le soleil justement m'y aidait
et que sa lumière, à force d'épaisseur, coagule l'univers et ses formes
dans un éblouissement obscur.
Mais cela peut se dire autrement et je voudrais, devant cette clarté blanche et noire qui, pour moi, a toujours été celle de la
vérité, m'expliquer simplement sur cette absurdité que je connais trop pour supporter qu'on en disserte sans nuances.
Parler d'elle, au demeurant, nous mènera de nouveau au soleil.
Nul homme ne peut dire ce qu'il est.
Mais il arrive qu'il puisse dire ce qu'il n’est pas.
Celui qui cherche encore, on veut qu'il ait conclu.
Mille voix lui annoncent déjà ce qu'il a trouvé et pourtant, il le sait, ce n'est pas cela.
Cherchez et laissez dire ?
Bien sûr.
Mais il faut, de loin en loin, se défendre.
Je ne sais pas ce que je cherche, je le nomme avec prudence, je me dédis, je me répète, j'avance et je recule.
On m'enjoint pourtant de donner les noms, ou le nom, une fois pour toutes.
Je me cabre alors ; ce qui est nommé, n'est-il pas déjà perdu ?
Voilà du moins ce que je puis essayer de dire.
Un homme, si j'en crois un de mes amis, a toujours deux caractères, le sien, et celui que sa femme lui prête.
Remplaçons
femme par société et nous comprendrons qu'une formule, rattachée par un
écrivain à tout le contexte d'une sensibilité,
puisse
être isolée par le commentaire qu'on en fait, et présentée à son auteur
chaque fois qu'il a le désir de parler d'autre chose.
La parole est comme l'acte :
« Cet enfant, lui avez-vous donné le jour ? »
« Oui. »
« Il est donc votre fils. »
« Ce n'est pas si simple, ce n'est pas si simple ! »
Ainsi
Nerval, par une sale nuit, s'est-il pendu deux fois, pour lui d'abord
qui était dans le malheur, et puis pour sa légende, qui aide
quelques-uns à vivre.
Personne ne peut écrire sur le vrai malheur, ni sur certains bonheurs, et je ne l'essaierai pas ici.
Mais pour la légende, on peut la décrire, et imaginer, une minute au moins, qu'on l'a dissipée.
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ALBERT CAMUS
Les Essais (1939) LXVIII — Éditions Gallimard —
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