Avec L’œuvre en fragments de Kateb Yacine, on retrouve, grâce à Jacqueline Arnaud qui a mis plus de vingt ans pour rassembler des textes épars et inédits de l’auteur de Nedjma, la beauté d’une langue française aux diaprures teintées d’un « Maghreb » secouant le joug du colonialisme. Mais aussi le profil d’un auteur dont on n’a pas fini de découvrir la modernité, le chant presque prémonitoire de la révolution du Jasmin et le sens d’un humanisme sans concession.
Textes denses, touffus, véhéments, oscillant entre poésie, réflexion,
méditation, note, prose de tous crins et dialogue dramaturgique sont
rassemblés ici pour dresser un inventaire exhaustif de l’écriture d’un
homme de lettres et d’action qui a su concilier poésie, esprit
romanesque et dramaturgie. En somme rien de totalement neuf à tous les
angles de la pyramide quand l’œuvre est déjà aboutie, acclamée et
couronnée en 1986 en France (trois ans avant sa mort) par le Grand Prix
national des Lettres.
Avec ce nouvel opus, précieux auxiliaire pour mieux déchiffrer l’œuvre,
pour mieux fouiller son sous-bois et ses arcanes, pour mieux éclairer le
premier jaillissement ou cerner des pages nimbées de lumière, portées
par la révolte, la colère et une sensibilité chatouilleuse, un pan
inconnu mais essentiel de la personnalité et de la plume de l’auteur du
Polygone étoilé est dévoilé et remis à jour. Un pan surgi du temps et de
l’ombre qui complète et corrobore l’image d’une inspiration dont on
connaît fort bien les grandes lignes, le lyrisme, la revendication, la
soif de liberté et surtout le besoin d’une identité humaine, digne et
claire.
Né à Constantine en 1929 d’une famille de lettrés arabes appartenant à
une tribu venue du Maroc, Kateb Yacine est témoin à seize ans des
massacres de Sétif. Image qui le marquera à jamais pour tout ce que le
colonialisme comporte de fausse civilisation, de violent, de barbare, de
sanguinaire et d’injuste. Sa mère perd la raison et ses proches sont
exterminés. L’adolescent prend sa plume pour arme et bouclier (ses
premiers poèmes remontent à l’âge de douze ans ), se réfugie dans
l’amour (la mythique et presque nervalienne Nedjma) et, pour mieux
militer dans le mouvement nationaliste, se rallie au Parti populaire
algérien. Séjour en France en 1947 et travail comme ouvrier agricole et
manœuvre avant de découvrir l’amitié d’Armand Gatti avec qui le liera
d’ailleurs, outre les affinités pour une scène au cœur de l’action
sociale, une belle et grave correspondance faite de toutes les richesses
de deux êtres écorchés vifs et bousculés par la vie, aux causes de
combat similaires. Avec l’avènement de la guerre d’Algérie, il écrit sa
pièce la plus célèbre, Le cadavre encerclé, que montera avec éclat à
Bruxelles Jean-Marie Serreau. Errance entre la Tunisie, l’Italie,
l’Allemagne et la France avant de regagner à nouveau sa terre natale en
1968.
C’est alors qu’émerge son théâtre de combat (il dénonce la
condition des travailleurs émigrés et les méfaits du colonialisme en
Algérie, en Palestine et au Vietnam) en langue arabe dialectal. Une
langue accessible à tous, simple et sans fioritures poétiques.
Beaucoup de poésie libre dans un foisonnement d’images surréalistes
(livrée à une cadence et une musicalité toute en intériorité
frémissante) sans rimes ni strophes à la métrique rigoureuse, de la
prose échevelée, torrentielle et nourrie d’une sève révoltée, des
dialogues qui ramènent à Eschyle, Brecht et Rimbaud, mêlant monologues
et chœurs, légende et histoire, chronique et mythe, rêve et méditation,
constats amers et virulentes dénonciations. Le tout, dans une langue
française à la richesse éblouissante, sans voile ni frein, pour raconter
le drame de la colonisation et de l’aliénation. Un acte d’écriture
certes, mais surtout un acte de bravoure qui lui vaudra la méfiance des
systèmes des valeurs bourgeoises et des gouvernements dominateurs aux
chars meurtriers, à la mitraille aveugle et au cœur de silex.
Avec ce printemps arabe, souffle de jasmin et de poudre de canon, les
mots de Kateb Yacine, dialogue de l’homme avec lui-même et sentiment du
tragique de toute liberté bafouée, arrachés à l’oubli, perdus dans le
passé et (heureusement) aujourd’hui retrouvés et tirés de l’ombre,
s’insèrent et s’inscrivent parfaitement, et avec éclat, dans le houleux
clivage du monde arabe actuel. De toute évidence, il y a des héritages
inaliénables qu’on ne doit jamais céder au hasard.
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Par Edgar DAVIDIAN
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