Récits de la bataille d’Alger par Yacef Saâdi
Une pratique abjecte et abominable. Elle a bouleversé les consciences, soulevé une juste et forte réprobation tant elle est indigne et inacceptable.Le colonialisme français, acculé et bousculé jusque dans ses derniers retranchements, décide de décréter l’usage de la torture qu’il a appliqué, contre les militants de la cause nationale et la population civile, sans état d'âme et sans pitié contre les militants de la cause nationale.?Contraire aux principes des droits de l’homme, aux règles et conduites qui régissent la guerre et les conflits, la torture est élevée au rang d’institution que les “paras” du général Massu et les sbires de tout acabit, accomplissent avec cynisme et jubilation. La panoplie des sévices physiques, corporels et psychologiques est assez longue pour restituer toute l'horreur qui s’exhalait dans les geôles, les alcôves sanglantes et les sous-sols où se déroule une tragédie humaine. Le recours massif à la «question» est cautionnée béni et protégé au nom de la raison d’Etat.?Yacef Saâdi, chef historique de la Zone Autonome d’Alger, raconte à travers ce témoignage jusqu'où peut aller la folie. Il livre des détails, des faits et des actes répugnants.?La torture est “institutionnalisée”. Ses crimes ne s'effaceront jamais de notre mémoire collective.
“Le peuple algérien ne lutte pas contre la torture” écrivit Fanon dans un texte célèbre, parce que le peuple Algérien n'ignore pas que la structure colonialiste repose sur la nécessité de torturer, violer et de massacrer.
Aussi la torture est un problème qui releva plus de la conscience française choquée, que de celle des Algériens, qui en furent les « éternelles victimes ».
Admise comme un système exorcisant, le mal et parfois comme un instrument de vengeance sadique purement destructeur, la torture ou la question a été appliquée longtemps chez nous par les agents de l'ordre : militaires, gendarmes, policiers, gardiens de prison et parfois même des magistrats ou en leur présence.
On la croyait pourtant reléguée au fond des âges les plus obscurs de l'humanité, quand son spectre se dessina soudain à l'horizon de tout un pays, fier de ses qualités et de ses valeurs universelles, représentative d'un idéal éminemment humanitaire.
Quiconque l'ordonne, la pratique ou la couvre s'abîme dans un vrai décor suicidaire dont il ne pourra pas facilement s'arracher sans quelque amputation.
Un homme équilibré, capable de supplicier un de ses semblables, fut-il des plus crapuleux, pour lui fourrer par la violence et la douleur, impitoyablement, le goût de la mort sans la lui donner, sentira toujours se briser quelque chose en lui et ce, jusque là inviolable : sa conscience
Aux yeux de beaucoup, la destruction simple est bien moins ignominieuse et il n'y a pire crime que celui de s'en vanter. « Je l'ai expérimenté sur moi-même (la gégène) dans mon bureau, de Hydra, à Alger au début de 1957 et la plupart de mes officiers en ont fait autant ». Le bel argument que voilà ! Quand la pratique d'un telle abomination se situe au niveau de deux désespoirs: d'une part, celui du torturé qui supplie ses tourmenteurs de le faire mourir instantanément sans rancune et sans regret, tellement enfoncé dans l'infernale épreuve qu'il sent son corps se disloquer, ses yeux s'exorbiter et sa tête se pulvériser. Chaque fibre de son être physique est soumise à des chocs si violents qu'il brise les liens les plus forts qui l'entravent et qu'il renverse plusieurs hommes acharnés à l'immobiliser. D'autres part, celui du victimaire qui a abdiqué son humanité, dénaturé sa sensibilité, mû seulement par sa haine et ses instincts les plus barbares
Arme propre , efficace, selon ce qu'en dira avec superbe et sans diffamation Massu. Pratiquée par des officiers expérimentés réunis dans un corps spécial, le «C.C.I. (centre de coordination inter-armées) entretenant des détachements opérationnels de protection , les D.O.P., spécialisés dans les interrogatoires des suspects qui ne voulaient rien dire . Tout est là, comme une pièce à conviction. Non seulement que cette méthode a été exercée sur des hommes jeunes et vigoureux, suspects possibles de collusion avec le F.L.N. ou membres actifs de son organisation, elle n'épargna pas aussi les femmes, mêmes enceintes (exemple Madame Ramel) des vieux, mêmes infirmes et jusqu'aux enfants. Rares les Algériens ou les Algériennes qui ne goûtèrent peu ou prou son amère breuvage. L'efficacité, notion élémentaire de base, fut si exigeante qu'on ne trouva même pas le temps d'enlever le «suspect» pour le conduire sur les lieux assignés aux «doux» des scènes atroces se déroulèrent à l'intérieur du domicile même des victimes. J'ai connu en prison un homme âgé d'environ 55 ans, paralytique, père d'une nombreuse famille, arrêté sur les hauteurs de la Casbah, victime de son homonyme. Il fut si tourmenté qu'il dénonça tout son voisinage et même son propre fils âgé de 19 ans. Sous les sévices il reconnut avoir dirigé un réseau «terroriste» qui avait à son actif plus d'une vingtaine d'attentats . Le plus spectaculaire qu'il raconta à ses inquisiteurs était celui organisé contre des militaires à la rampe des Zouaves située proche de la prison Barberousse. Pour justifier ses «exploits» malgré son impotence physique, il déclara que son fils était son assistant dans ses opérations. Ecroué à la prison civile d'Alger ainsi que ses nombreux « complices » , il y séjourna plusieurs mois pendant que son acte d'accusation devenait de plus en plus sans objet ; les indices et les détails matériels relevés par les enquêteurs lors des différents attentats qu'il s'est imputés ne concordaient pas avec les dires de ce malchanceux père de famille, lecteur appliqué du Journal d'Alger, il fut néanmoins condamné à une peine de prison équivalente à la durée de sa détention préventive et son fils aux travaux forcés à perpétuité. Pendant bien longtemps ces dénonciations (de la torture ) pourtant véhémentes et indignées étaient publiques. Elles agitèrent l'opinion pour faire cesser les honteuses pratiques inaugurées et instituées un peu partout par l'élite de l'armée française. L'Eglise a condamné la torture d'une manière irrévocable, M. Paul Teitgen, ancien secrétaire général de la préfecture d'Alger, devait déclarer par la suite que les « excès et ces tortures ont été les raisons pour lesquelles j'ai quitté mes fonctions » J.M. Théolleyre, page 167. Le 18 avril 1957, des professeurs et des hommes de sciences françaises écrivirent au Président de la République, René Coty, une lettre véhémente pour les dénoncer.
Cent vingt-trois personnalités lyonnaises s'élevèrent de leurs côtés, moins d'un mois après, contre les excès constatés en Algérie Monseigneur Duval, archevêque d'Alger, n'épargna ni son temps ni son crédit pour dénoncer, lui aussi, avec, courage, ce qui lui semblait injuste et inadmissible dans les problèmes du maintien de l'ordre. Jusqu’au colonel Godard, pourtant chef du secteur Alger- Sahel qui ne se trouva pas d'accord avec un certain collègue à lui le commandant O., (de son vrai nom Aussaresses), lequel liquidait purement et simplement ses victimes collectées au hasard dans la rue après les avoir soumises aux rigueurs de sa « machine ».
Plus de trois mille personnes , dénombrées officiellement, ont ainsi disparu sous ses ordres dans la tourmente. On raconta même que certains membres du cabinet Lacoste, apprenant que l'on allait trop loin, furent pris de peur devant cet holocauste barbare. C'était devenu l'élimination aveugle de tout ce qui était Algérien, suspect ou pas encore, organisé ou pas On préférait liquider l'innocent que de rendre à la liberté un homme devenu ennemi par la force des choses. Disparu aujourd'hui , on ne risquera pas de le rencontrer un jour les armes à la main. En l'espace de deux mois (février-mars 1957), la préfecture d'Alger a délivré aux militaires près de 24.000 assignations à résidence. Les exécutions capitales se firent plus nombreuses. Le tribunal permanent des forces armées prononçait de six à huit condamnations à mort par semaine. La garde à vue, qui n'était qu'un euphémisme supplémentaire, durait jusqu'à un mois et plus. Les prisons d'Alger et des environs jusqu'à Boufarik regorgeaient de détenus, presque tous menacés de condamnation à mort, selon la législation et l'hystérie propre à cette époque.
Malgré les multiples études et témoignages sur les sévices et les excès de la répression , comme le dossier «Jean Muller», «Lieutenant en Algérie», de Jean-Jacques Servan-Scheiber, «La guerre d'Algérie» de Jules Roy ou le “Dossier vert” établi par l'aumônier militaire et publié par les Informations Catholiques Internationales (numéro du 9 au 15 avril 1959). En dépit de l'effort méritoire de beaucoup d'hommes en France et ailleurs dans le monde, aucune réaction officielle et décisive n'est jamais intervenue contre ce déchaînement de la brutalité
Je savais qu'on avait ouvert des dizaines de camps de concentration, en plus des plus grands et plus anciens comme ceux de Djenen - Bourezk dans le sud-oranais ainsi que Tabelbala et Bossuet dans les hauts plateaux. La liste des principaux centres de tortures appelés «laboratoires» est évidemment incomplète. En voici quelques-uns : L'Amirauté d'Alger, La Caserne Chanzy, les écoles d'El- Biar, de la Redoute, des Diar-Es-Saâda, Les Casernes du 27e train, du l9e Génie, des Transmissions. La villa « Susini », ancien consulat allemand La villa «Esso» au boulevard Gallieni, stade Municipal «Une villa au 51 boulevard Bru, les abris du «Ravin de la femme sauvage » , Le parc d'Hydra «la ferme Perrin» de Birkadem, la ferme des quatre chemins, le Haouch d'Altairac, de Maison Carrée, la ferme «Bernabé» de Fondouk, La caserne R.T.S. du Musée Franchet-d'Esperet, la Grande Terrasse, des deux moulins, la villa «Gras» des Bains-Romains et, enfin, des centres plus éloignés de Zéralda, Maison-Blanche et Draria.
Tous les coins disponibles dans l'agglomération algéroise furent utilisés pour mener à bonne fin cette dégradante besogne. Chaque commandement, chaque unité, chaque secteur ou sous-secteur disposait d'un réseau de «laboratoires» ou rien ne manquait : eau , électricité, pieux à ligoter et à pendre, échelles, cordes et jusqu'au tourne - disques et les dernières rengaines en vogue.
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Yacef Saadi
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