L'ÉDUCATION ET LA SANTÉ PENDANT LA COLONISATION
«Une nation pardonne toujours les préjudices matériels qu'on lui fait subir, mais non une atteinte portée à son honneur, surtout lorsqu'on emploie la manière d'un prédicateur qui veut avoir raison à tout prix».
M.Weber (Le Savant et le Politique)
Dans cet aspect de la colonisation et après avoir décrit comment le pouvoir colonial a tenté par tous les moyens de s'attaquer à la religion des vaincus par un prosélytisme enragé, notamment sous la période du cardinal Lavigerie, dans cette contribution nous allons décrire en honnête courtier l'apport positif de la colonisation. Nous allons de ce fait, rapporter l'état de l'Algérie avant l'invasion dans le domaine de l'éducation Ce devoir de mémoire permettra de rectifier toutes les erreurs délibérées des historiens occidentaux qui ont, à de rares exceptions, milité, avec un zèle de bénédictin pour «l'utopie de la terre vierge «et le «mythe du bon sauvage «quand il s'est agi de relater la créativité et l'histoire scientifique et culturelle de l'Algérie.
Sans renier l'apport à titre personnel, de certains instituteurs de l'Ecole républicaine, bienveillants, compétents et qui font l'objet d'une rare abnégation et pour certains, d'un amour tout chrétien, au point d'être pour nous des maîtres et à qui nous devons reconnaissance et respect, il faut bien convenir, par contre, que le pouvoir colonial dans son essence était raciste. Ses relais étaient surtout les colons qui, à des degrés divers, ont traité les indigènes d'une façon inhumaine. Ce mythe de la table rase est d'ailleurs un thème récurrent; n'est-ce pas en effet un «Orientaliste «tel que Guernier qui proclamait haut et fort: «A notre arrivée, en Algérie, rien n'existait sur le plan intellectuel, si ce n'est que quelques écoles coraniques «. (1)
En écho, un membre de la Société d'histoire naturelle et de la Société Géologique en France: témoigne : «...Tous les Musulmans d'Alger sont plus instruits qu'en aucune partie de la Barbarie. Il y avait 100 écoles publiques et particulières dans Alger avant notre entrée.»(2)Les historiens officiels attestent que dès les premiers mois de la conquête, l'autorité coloniale avait recherché les moyens de répandre les bienfaits de l'instruction sur les «barbares».Quelques années plus tard, une meilleure connaissance du pays les amenait, comme le dit Perville, à réviser leur jugement; en effet, plusieurs enquêtes sur le terrain ont montré que le peuple algérien était instruit dans la même proportion au moins que celle du peuple français.» (3)
Ce n'était donc pas des barbares. On se souvient par contre, que le maréchal Randon,-conseillés par les archéologues « organiques »- avait l'intention de démonter l'arc de Triomphe de Djemila pour le transporter à Paris rejoindre l'obélisque. L’opération ne se réalisera pas pour des questions d’intendance.
L'Algérie et ses hommes de lettres pendant près de deux millénaires
Malgré le mythe de la tabula rasa, la table rase, il existait une activité artistique, scientifique et culturelle dans le pays depuis plus de deux mille ans! Les premières manifestations d'une culture «algérienne» sont témoignées par les fresques du Tassili et des monts des Ouled Naïl. Bien plus tard, il y a trois mille ans, les royaumes berbères qui ont émergé de la préhistoire, utilisaient déjà l'alphabet berbère dans leurs relations avec les Phéniciens. Ainsi, s'agissant de l'apport des écrivains berbères, bien avant l'ère chrétienne et sans être exhaustif, citons l'empereur Hiempsal (109-60), Juba II (25avant-23apr.J.C.) à la fois roi et savant, il écrivit plusieurs livres et seuls sept nous sont parvenus, le plus célèbre est Lybica. le poète Terence (190-159): «Nous sommes humains et rien de ce qui est humain ne nous est étranger.»
Une université existait, déjà, à Madaure (Mdaourouch), le plus célèbre auteur berbère y fit ses études. Il s'agit de Apulée de Madaure (125-180) connu, notamment pour «l'Ane d'or», première pièce de théâtre de l'humanité. Enfin, on ne peut oublier saint Augustin, le père de l'Eglise, connu pour ses nombreux ouvrages. Il mourut dans sa ville, Hippone, assiégée par les Wisigoths en 432. Pour nous rendre compte de la culture au Maghreb au Moyen Age, écoutons Mostafa Lacheraf: «La bibliothèque royale de France possédait 9 à 10 volumes au XIVe siècle... A cette époque, les bibliothèques royales du Maghreb et du Proche-Orient contenaient non pas des centaines de volumes mais des dizaines de milliers. Les bibliothèques des universités où se forma, se documenta et enseigna Ibn Khaldoun, à Tunis, Tlemcen, Bédjaïa, Fès et Le Caire ne le cédaient en rien quant à l'importance numérique de leurs manuscrits.» Quand Ibn Khaldoun le père de la sociologie, écrivit à Tihert (Thakdemt) la Muquadima, il compulsa plusieurs centaines de références en littérature, droit, sciences. Jean-Léon l'Africain nous rapporte que Kheir-eddine acheta en une fois 3000 manuscrits qu'il fit venir de Jativa en Espagne, en les payant sur sa propre fortune pour ériger l'institut Constantine.Enfin et malgré l'état de guerre, l'éducation était la préoccupation de l'Emir Abdelkader. Aussi bien dans les villes que dans les campagnes, furent créées des écoles où l'enseignement était gratuit.(4)
L'époque du sabre et du goupillon de l'armée d'Afrique et des Lavigerie
Le premier soin des Français lorsqu'ils eurent pris possession d'Alger, fut, nous dit A. Devoulx: «de tailler un peu de place aux vivants, au détriment des morts.» «Dans les premiers moments de l'occupation française, les questions archéologiques furent l'objet d'une indifférence déplorable. Une quantité considérable de monuments précieux des époques romaines, arabes et turques, qu'il eut été facile de sauver, ont disparu à tout jamais, mutilés ou détruits par la main des hommes, après avoir résisté aux injures du temps. Cet accaparement se fit sans discernement, Je dois cependant dire que le travail de transformation ne fut pas accompli avec tout le respect auquel les morts avaient droit, et ressemble un peu trop à une profanation ". Et il ajoute ": Pendant plusieurs années, on put voir dispersés çà et là, des amas d'ossements, tirés brusquement de leurs tombes et jetés au vent, avec une certaine brutalité. Au point de vue historique, une partie des Annales d'Alger était là gravée sur le marbre ou sur l'ardoise, et ces pages ont été livrées à la destruction et à la dilapidation. Il y avait en effet une abondante moisson de documents épigraphiques à faire au profit de la chronologie des pachas et des principaux fonctionnaires de la Régence. L'histoire doit regretter l'anéantissement complet, d'un cimetière réservé aux pachas et que cite l'historien Diego de Haëdo qui écrivit son ouvrage sur la ville d'Alger vers la fin du XVIe siècle».»(5)
La froide barbarie n'était donc pas du côté algérien si on en juge par ces quelques phrases relatives à l'oeuvre pacificatrice de l'armée française: «J'ai entendu raconter par un officier des plus brillants de l'armée d'Afrique, qu'il avait souvent déjeuné avec son général,sans songer qu'on avait jeté dans un coin de sa tente plusieurs sacs remplis de têtes coupées.On s'habitue à tout, ajoutait-il et nous n'y pensions plus.»(6)
Pendant les trente premières années de la colonisation, le commandant du corps expéditionnaire avait pour principal objectif,comme le dit si bien le duc de Rovigo, de remplacer peu à peu «l'arabe par le français». Après diverses politiques coloniales toutes aussi catastrophiques les unes que les autres, le passage à Alger de Napoléon III en mai 1865, a un moment donné l'illusion aux Algériens d'une revalorisation et d'une reconnaissance de leur statut. Malgré ces dispositions favorables aux colons, le «Lobby» colon à Alger, relayé efficacement à Paris, par l'opposition à l'Empereur, qui parlait de «Royaume arabe» criait au scandale!!. Cette politique de bras de fer des colons bloqua toute velléité de développement de l'instruction. Les communes françaises d'Algérie se refusèrent dans leur ensemble à cette «coûteuse et dangereuse expérience»!. D'après l'état d'esprit de l'époque, «Si l'instruction se généralisait, le cri unanime serait l'Algérie aux Arabes»!.C'est ainsi qu'en 1890, seuls quelque 10.000 enfants musulmans étaient scolarisés, sur 500.000 enfants en âge d'être scolarisés, soit à peine 2%!!. et ceci grâce aux efforts du ministre de l'Education de l'époque: Jules Ferry.
L'acharnement fut à son comble, quand les écoles pour enfants indigènes se transformèrent en écoles auxiliaires dites «écoles gourbis» confiées évidemment à des moniteurs indigènes. Le nombre des écoliers était, l'année du centenaire de la colonisation (1930), de 60.644 enfants sur un total de 900.000, soit un peu moins de 7%! Cette proportion atteint cependant 302.000 élèves en 1954, à la veille du déclenchement de la révolution soit moins de 15% des enfants scolarisables (Ch. Robert Ageron: Histoire de l'Algérie contemporaine Ed. P.U.F. Que sais-je? 1966).
L'écart est encore plus important, s'agissant du secondaire; il n'y avait à cette époque que 6260 élèves dans le secondaire et 589 dans le supérieur! Principalement des enfants de colons.
La Société algérienne appauvrie et laminée par les guerres qu'elle a eu à supporter, les amendes, les épidémies,les exactions de tout ordre, est sortie profondément fragilisée par la destruction comme le dit A.Djeghloul, de ses cadres de sociabilité La conception de la culture et de l'éducation pour les Indigènes s'inspire dans une certaine mesure de celle prônée par les conquérants qui ont mis en oeuvre la politique du talon de fer. Aux tâtonnements du début de la colonisation marquée par la destruction des anciennes structures de l'éducation pour Abdelkader Djeghloul,ce fut un véritable appareil contre la langue arabe et l'Islam..(7)
Cependant, cette entreprise d'enseignement dirigé recelait en elle les germes de la sédition, scolariser, c'est renforcer la colonisation, mais dans le même temps cette dernière est mise en péril par une intelligentsia naissante et revendicatrice.Comme l'écrit d'ailleurs le gouverneur Tirman: «L'hostilité de l'Indigène se mesure à son degré d'instruction.»
L'apport humaniste des instituteurs et des médecins
Nous ne pouvons, dans cette tentative de rapporter honnêtement les faits, passer sous silence l'apport considérable de beaucoup de maîtres de l'école voire de collèges et de lycées qui ont bravé les interdits et sont venus à la rencontre des Algériens d'une façon désintéressée. Paulette Dechavanne écrit à ce propos : «L'Ecole normale d'Alger-Bouzaréah fut en 1865, bientôt suivie d'autres. Ces écoles formèrent des générations de jeunes maîtres et maîtresses qui, en sortant, se sentaient investis «d'une mission sacrée «. (...). Je veux évoquer, poursuit-elle, ici le cas d'un Algérien qui finit à un haut poste de l'administration du Gouvernement général. Elevé par son oncle, puisqu'orphelin de père, il gardait les moutons dans les champs. Son oncle pensait que cela lui était plus utile que d'aller à l'école. Or, l'instituteur du village avait perçu les qualités et l'intelligence de cet enfant. En cachette, il lui apprit à lire et à écrire. (...) L'enfant passa l'examen d'entrée en sixième où il fut brillant à tel point qu'il sauta la cinquième, puis la troisième. Il se retrouva à l'âge normal au baccalauréat qu'il passa avec mention. Aidé par des bourses, il prépara l'entrée à Polytechnique où il fut reçu major de sa promotion, comme il en sortit; tout cela grâce, au départ, à cet instituteur anonyme. Rendons hommage aux Européens, comme aux Indigènes qui se sont attelés à cette noble tâche. Nous avons tous en mémoire des noms, des visages de professeurs qui nous ont marqués. Beaucoup étaient excellents, remarquables même. Ils nous ont transmis des méthodes de travail, une ouverture d'esprit, une exigence envers nous-mêmes qui nous ont marqués dans nos différentes professions et dans la conduite de notre vie. Le niveau des études secondaires en Algérie était élevé: le Bac d'Alger était considéré comme l'un des plus difficiles de France.(8)
Dans cet ordre d'idées, bien que l'école n'ait été permise qu'à dose homéopathique, nous devons être reconnaissants aux instituteurs qui, dans leur grande majorité, nous ont inculqué des valeurs en termes de rigueur, concision et goût du beau et du travail bien fait. Le fait que j'écrive ce livre dans la langue de Voltaire, quelque part, je dois cela à mes maîtres de français, à l'école et au lycée Albertini. Ces maîtres nous ont appris non pas «le bon usage, mais plutôt le bel usage du français».
Il n'est pas question, de renier aussi le travail remarquable entrepris par l'Institut Pasteur d'Algérie. Ainsi, Edmond Sergent, entouré de collaborateurs de valeur, dirigea l'Institut Pasteur d'Algérie pendant plus de 60 ans, de 1900 à 1963. Élève d'Emile Roux, il fut formé à l'école pasteurienne. Le paludisme fut largement étudié. Sergent définit le concept de prémunition et l'étendit à d'autres affections. Des campagnes efficaces de lutte contre la tuberculose basées sur la vaccination par le BCG furent largement menées. (9)
Je ne peux m'empêcher de citer le cas merveilleux d'un médecin français maire d'un petit village du fin fond des Aurès. Dans les années quarante le typhus fit des ravages abominables. Cela n'a pas empêché le maire, médecin d'aller secourir dans des conditions très difficiles les Algériens. Il en mourut. Une stèle lui fit dédiée. A l'indépendance, elle fut malheureusement comme tout ce qui rappelait le pouvoir colonial enlevée et remisée. Par chance extraordinaire, une trentaine d'années plus tard, le nouveau maire la retrouva et la remit à sa place lors d'une cérémonie en hommage à l'oeuvre admirable de cet homme. Non, les Algériens ne sont pas ingrats! A travers ce témoignage, nous constatons toute l'ambivalence de la période coloniale. Les instituteurs furent exemplaires, le pouvoir colonial fut abject.
Le Polytechnicien cité plus haut fut malheureusement juste après le cessez-le-feu en mars 1962 tué par l'OAS qui, en prime, brûla la Bibliothèque universitaire, continuant de ce fait, l'oeuvre des Bugeaud, de Bourmont et autres Saint-Arnaud. Non, l'oeuvre du pouvoir colonial ne fut pas positive, les rares instruits furent, comme l'écrit Jean El Mouhoub Amrouche «des voleurs de feu» qui gardent par devers eux «le butin de guerre» cher à Kateb Yacine, et qui leur a permis de bouter le pouvoir colonial avec les mêmes armes, la langue française. A titre personnel, les instituteurs et les médecins furent pour leur grande majorité admirables, l'Algérie leur doit reconnaissance et considération.
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Professeur Chems Eddine Chitour
1. E. Guernier. La Berbérie, l'Islam et la France. Editions de l'Union française. p.97.1953.
2. M. Egreteau: Réalités de la nation algérienne. Editions sociales. Paris. 1961.
3. G.Perville. Les étudiants algériens de l'université française, 1880-1962, Ed.Casbah. 1997.
4. C. E. Chitour: L'éducation et la culture en Algérie, des origines à nos jours. Ed. Enag. 1999.
5. A.Devoulx. Revue africaine. Vol. 19, p. 309. 1875.
6. Comte d'Herisson: La chasse à l'homme, pp 10 11.Edit.P.ollendorf.Paris.
7. A. Djeghloul: La formation des Intellectuels algériens modernes.1880-1930; O.P.U. 1988.
8. Paulette Dechavanne: L'enseignement en Algérie avant 1962 «l'Algérianiste» n° 75 sept 1996.
9. X. de la Tribonnière: Histoire de la médecine. Bull Soc Pathol Exot, 2000, 93, 5, 365-371
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