Jean El Mouhoub Amrouche, «rien qu’une conscience douloureuse, et qu’une âme écartelée»
capture d'écran YouTube Jean Amrouche
Bejaïa (une commune à l'est d'Alger ndlr) se mobilise pour empêcher la destruction de la demeure natale du grand écrivain, homme politique et journaliste Jean El Mouhoub Amrouche. La population demande à ce qu’elle soit classée patrimoine national et transformée en musée à l’instar de la maison où est né Albert Camus. Ce bras de fer entre population locale et autorités publiques intervient après le refus de l’Organisation Nationale des Moudjahidines (ONM) de Bejaïa de voir érigée une stèle à l’effigie de Jean El Mouhoub Amrouche sur la Place des Martyrs du village de l’écrivain francophone alors qu’on commémore les cinquante ans de son décès cette année. L’ONM a ainsi prétexté: «Sa position durant la Révolution algérienne était “ambiguë”».
«Nous n’avons pas peur d’eux, s’écrie Ali Amrouche. Les vrais moudjahidine [combattants] nous soutiennent. Il est temps de connaître notre véritable histoire»
Cet acteur de l’Association Jean et Taos Amrouche, qui a malgré les embûches dressé la statue de six mètres à l’image de l’écrivain, dénonce aussi avec force l’opportunisme d’une «spécialiste» de l’homme de lettres «qui trouve en cet anniversaire l’occasion de faire du commerce sur le dos du défunt» dont le parcours riche et difficile est oublié du grand public.
«L’œuvre en fragments»
Jean El Mouhoub Amrouche, né le 7 février 1906 dans le village Ighil Ali en Kabylie, fils de Fadhma Nath Mansour et frère de la cantatrice et première romancière algérienne Taos Amrouche, a grandi dans une famille modeste convertie au christianisme. Il passe sa jeunesse à Tunis où il suit avec succès ses études, avant d’aller en France, notamment à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Saint-Cloud. Devenu professeur, il enseigne au lycée Carnot à Tunis où l’on compte, parmi ses élèves, Albert Memmi. Parallèlement à sa carrière de professeur, il publie deux recueils de poésie intitulés Cendres (1934) et Etoile Secrète (1936).
«Selon Kateb Yacine, rappelle Beida Chikhi, Étoile Secrète était la traduction en français du nom qui désignait en arabe “l’Etoile Nord-Africaine” (ENA), l’association fondée en France en 1926 par des travailleurs émigrés, au moment où celle-ci entrait dans la clandestinité. Certains poèmes semblent en effet afficher les marques de l’ébranlement suscité par une révolte. En tout cas, on peut dire que l’ensemble de l’œuvre d’Amrouche a formulé l’essentiel des réflexions et problématiques aujourd’hui reprises, en termes d’épistémologie, par les écrivains et enseignants maghrébins contemporains.»
Pour la présidente du Centre International des Etudes Francophones (CIEF) à Paris IV-Sorbonne,
«Amrouche a créé un foyer de correspondances entre création littéraire, réflexion identitaire et discours politique. Ce foyer a été réflecteur pour tous les écrivains algériens qui l’ont relayé dans les années 50. Ses deux recueils de poésie ont été reconnus comme les premiers textes littéraires de qualité. On a reconnu également dans ses poésies un style, des thèmes et une mystique qui n’est pas sans rappeler la tradition kabyle; et c’est dans un contexte de plus en plus agité que ces thèmes ont pris effet: la crise historique, la faille identitaire, l’orphelinat, etc.»
Jean Amrouche n’a jamais caché ses origines kabyles. Au contraire, il se sentait le devoir de les interroger, de les comprendre pour mieux les présenter à l’Autre, dans ce cas, à la France coloniale. Ainsi a-t-il publié un essai qui reste comme une réflexion indépassable sur la situation du Kabyle et, à travers lui, du Nord-Africain, dans et face au monde. Paru dans la revue L’Arche en 1946, «L’Eternel Jugurtha. Propositions sur le génie africain» explique:
«Jugurtha représente l'Africain du Nord, c'est-à-dire le Berbère, sous sa forme la plus accomplie: le héros dont le destin historique peut être chargé d'une signification mythologique.»
Tout comme le guerrier Jugurtha qui a failli faire tomber l’empire romain, Jean Amrouche passait du poétique au politique de manière naturelle. Il était aussi un homme intransigeant et exigeant. Un caractère qui a aidé à forger des auteurs de renom tels que Jules Roy et Henri Bauchau. Ne se suffisant pas de rendre hommage à son ami dans son poème «Pleurant ne pleurant plus», Bauchau reconnaît l’importance d’Amrouche dans l’écriture de son premier roman: «Initialement, la composition de La Déchirure était très différente. C'est grâce aux conseils de Jean Amrouche que j'ai regroupé l'essentiel autour de la mort de la mère.»
Autre ouvrage référence de Jean Amrouche, Chants Berbères de Kabylie (1939) où l’auteur rassemble des chants ancestraux kabyles que sa mère lui a transmis.
«Ce qui a été dramatique pour Amrouche, dit l’écrivain et psychanalyste Nabile Farès, c’est la rupture avec la langue. Chez Amrouche, la déchirure christique demande à être pacifiée et intégrée à une pensée plus ancienne d’ouverture au paysage. Cette pensée ancienne, c’est la pensée kabyle, la pensée du chant ».
Alors qu’il jouait aux échecs avec André Gide, Amrouche a l’idée de remplacer les pions par des paroles articulées autour de l’œuvre de son ami. Une idée qu’il va réaliser à la radio en devenant l’inventeur des entretiens littéraires dans une émission intitulée «Des idées et des hommes». Le patrimoine littéraire français conserve ainsi des entretiens de valeur où Jean Amrouche questionne Paul Claudel, André Gide, Jean Giono, Guiseppe Ungaretti et François Mauriac… A Alger comme à Paris, Amrouche comptait parmi les figures incontournables du monde littéraire. En tant qu’homme des médias, il a travaillé à la radiodiffusion. En 1944, il a fondé avec Jacques Lassaigne et sous le patronage d’André Gide la revue L’Arche dont il était le rédacteur en chef. Une année avant, Amrouche, engagé dans la lutte intellectuelle contre le nazisme, rejoignait Alger et rencontrait de Gaulle.
L’auteur des Accords d’Evian
Nabile Farès se souvient encore des ballades qu’il faisait, dans Paris, avec Amrouche qui s’est lié d’amitié avec son père Abderrahmane Farès à partir de 1957:
«Ils faisaient des analyses politiques de la France vis-à-vis de l’Algérie et les envoyaient au FLN en Tunisie. C’était deux pacifistes qui savaient que l’Algérie allait être indépendante mais que cela ne suffirait pas».
D’après le porte-parole du GPRA Réda Malek, cité par Abdeslam Abdenour,
«Jean Amrouche avait été chargé expressément par [l’Architecte de la Révolution] Abane Ramdane en personne, dès 1956, pour entreprendre des démarches auprès des autorités coloniales françaises en vue d’engager des négociations qui ont abouti à l’indépendance du pays en 1962 à Évian».
Avec l’homme politique Abderrahmane Farès, il partageait l’idée que l’Algérie allait nécessairement acquérir son indépendance. Il ne fallait donc pas perdre de temps:
«Ils ont travaillé aux dossiers de ce qui allait devenir les Accords d’Evian, révèle Nabile Farès. Ils faisaient des briefings et réalisaient des analyses pour le côté algérien et pour le côté français. C’est ce qui a permis que le moment des Accords d’Evian se fasse très rapidement».
Excellent orateur, Amrouche, l’homme considéré jusque-là comme un des intellectuels français les plus influents et les plus écoutés, sacrifie sa carrière littéraire pour son engagement politique. Il écrit des chroniques, donne des conférences, prend des positions qui dérangent les Français en France et en Algérie tant elles émanent d’un Algérien jusque-là considéré comme un Français. De surcroît, l’orateur assumait ses positions dans un français magistral, ce qui faisait de lui un traître de la «mission civilisatrice». Pour cette raison qui lui a coûté ses amitiés littéraires, sa belle famille le renie et le premier ministre Michel Debré le démet de ses fonctions à Radio France en 1959. Sa voix est restée audible puisque les radios de Genève et de Lausanne lui ont ouvert leurs ondes.
«Je suis le pont»
Qu’aurait fait Amrouche s’il avait vécu après l’indépendance? Il a lui-même répondu à la question avec désenchantement:
«Je dirai ce que j’ai vu des héros, aux temps de la lutte noire quand on ne voulait voir en eux que des assassins. Après quoi je n’aurai plus qu’à me taire à leur sujet puisque, cessant d’être des héros, ils seront devenus généraux, ministres, ambassadeurs et présidents de Conseil. […] Mon royaume n’est pas leur royaume. »
Quelques jours après la signature des Accords d’Evian, Jean Amrouche se fait discret. Dans une lettre qu’il adresse à un de ses amis, il écrit:
«Tu m’as fait reproche d’un excès d’humilité, tant vis-à-vis de de Gaulle que vis-à-vis du GPRA. Tout au contraire je me félicite d’avoir supporté, sans que mon orgueil ou ma fierté en fussent atteints dans mon for intérieur, les conséquences d’une position singulière que j’assume en pleine lucidité. Je suis le pont, l’arche, qui fait communiquer deux mondes, mais sur lesquels on marche, et que l’on piétine, que l’on foule. Je le resterai jusqu’à la fin des fins. C’est mon destin.»
Algérien pour les Français, Français pour les Algériens, Amrouche aura vécu jusqu’au bout, comme un héros tragique, sa condition de kabyle chrétien coupé de son pays natal et condamné par son pays d’adoption. Aimé Césaire affirmait à son sujet:
«Le temps historique pour Jean Amrouche c’est le temps de la malédiction […]. L’histoire [pour lui] est celle d’une séparation d’avec sa culture première, d’avec la mère, d’avec soi-même.»
Aux uns et aux autres, Amrouche répliquait en disant:
«La France est l'âme de mon esprit, et l'Algérie l'esprit de mon âme.» Ajoutant: «Je pense et j’écris en français mais je pleure en kabyle».
Mort du «cancer algérien»
Comme le rappelle Nabile Farès, l’auteur de l’Appel du 18 juin n’a jamais oublié que c’était Amrouche qui l’avait sorti d’Alger pour l’emmener se réfugier en Kabylie quand il était traqué par ses frères-ennemis dont le général Giraud. Il savait le rôle important qu’a été celui d’Amrouche dans la résolution du conflit avec l’Algérie.
En guise de reconnaissance, il lui rend symboliquement son poste à Radio France en 1962. Tout aussi symbolique aura été sa nomination comme responsable de la Culture dans l’Exécutif provisoire algérien (février-septembre 1962) présidé par Abderrahmane Farès. Ces nouvelles, Amrouche les apprend alors qu’il est affaibli par un cancer foudroyant qui allait l’emporter le 16 avril 1962. Nabile Farès parle du «cancer algérien», faisant écho à Henri Bauchau qui dit dans l’entretien cité plus haut : «Il est mort miné par le conflit en lui entre l'Algérie et la France... ».
Pour Nabile Farès, tout le temps de leur travail pour l’indépendance de l’Algérie,«Jean Amrouche et mon père étaient des clandestins du politique car leur mission restait officieuse. Il y a aujourd’hui encore une grande proximité entre eux dans l’ignorance. Ce n’est ni en France ni en Algérie qu’on reconnaîtra [leur rôle] ».
Pour sa part, Beida Chikhi constate l’existence, dans les deux pays, de ce qu’elle nomme «l’impasse institutionnelle et éditoriale» qui maintient Amrouche hors de l’enseignement et des événements officiels. Une impasse qui fait de lui, pour répéter sa mère Fadhma Nath Mansour, «un étranger dans son pays». «D aγrib di tmurt-is».
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Ali Chibani
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