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“Toutes les révolutions entrent dans l’Histoire, écrit Debord, et l’Histoire n’en regorge point ; les fleuves des révolutions retournent d’où ils étaient sortis, pour couler encore.”
Sans doute la révolte a-t-elle toujours existé dans l’Histoire, chaque fois qu’un homme se dressait contre ce qui le niait, chaque fois qu’un groupe refusait de se soumettre à un ordre inique qui bafouait son intégrité, l’aspiration à vivre libre, ou à tout le moins d’égal à égal, creusait ses sillons dans la réalité. Il n’empêche que l’ampleur prise par les révolutions au cours des trois derniers siècles marque un tournant. Au cours des trois derniers siècles, l’esprit de révolte ne cessa de gagner du terrain proportionnellement à notre conscience affinée de nos droits. A mesure que l’égalité théorique supplantait l’égalité de fait, le séisme devenait inéluctable. L’homme révolté couvait, attendant son heure. Non pour revendiquer des droits supplémentaires, mais défendre ce qu’il est et ce qu’un pouvoir se donnait, lui, droit de confisquer.
Je réfléchis avec Camus. Et Camus me stupéfie. Comme tout écrivain, Camus est un cadeau. Un cadeau que l’humanité s’offre à elle-même. L’esprit de révolte mûrit ou peut mûrir grâce à lui. Tenir le pas gagné. Conserver ses lettres de noblesse et veiller à préserver ses fondements. A l’instar de Nietzsche, Camus m’invite moins à la révolte qu’il ne révèle ma condition de révolté. Sa parole récuse l’indignation de bon aloi, et j’aime ça. Sa réflexion ne dissimule aucune idéologie, il suffit de le lire. L’enjeu, le seul : aller au fond des choses, cela va de soi. L’esprit de révolte marche sur un fin fil. Camus le sait, et l’Histoire qui vient d’avoir lieu l’atteste ; les valeurs qui fondent la révolte peuvent être biaisées au point d’appliquer des principes à l’exact opposé de ceux qui sont les siens. Raison de plus pour Camus de redéfinir l’évidence, ou ce qui semble telle. Raison suffisante pour que d’aucuns (dans le panel d’intellectuels d’alors) aient minimisé la force et la pertinence de sa singulière façon de penser.
L’Histoire s’est conformée à ses vues : non seulement l’esprit de révolte nous a délivré des fers de l’absurde, mais il a également fini par donner sens à notre existence. Sens non pas en tant que justification mais en tant que valeur. Ce qui d’ailleurs différencie fondamentalement l’homme de ressentiment de l’homme révolté. Car si l’homme de ressentiment envie ce qu’il n’a pas, s’il veut l’être de l’autre, et donc être autre, l’homme révolté ne fait que défendre ce qu’il est. En défendant ce qu’il est et rien d’autre, il renvoie à chacun le devoir d’être soi et rien d’autre. C’est là le génie de Camus que d’avoir décelé en l’homme révolté le principe de réciprocité. C’est la figure du résistant déterminé à risquer sa vie dans l’espoir d’assurer la liberté d’autrui. C’est l’axiome qui est au cœur de l’homme révolté : Je me révolte donc nous sommes. Autrement dit : dès que je défends et définis, entre autres les frontières entre moi et l’autre, ce que je suis, en vérité, je fais cause commune.
Cela posé, comment cette conscience a-t-elle pu effleurer nos esprits génétiquement modifiés par des siècles et des siècles d’hébétude servile ? Camus répond : en faisant la nique à la religion. Et à ses diverses techniques d’intimidation. Garante de la cohésion sociale, la sacro-sainte avait réponse à tout, expliquait le pourquoi du comment, définissait votre place dans la création, et vous niait le droit de répondre aux questions fondamentales, si ce n’est dans le cadre stricte qu’elle avait strictement prédéfini, aujourd’hui et pour les siècles des siècles, amen. Toute interrogation avait une odeur de blasphème. Ce manège, qui se croyait éternel, tourna court, et libérés de ce carcans, les hommes devinrent foudre. L’on croyait la révolte d’abord et avant tout sociale, elle fut d’abord métaphysique. On se révolta en premier lieu contre dieu. Nécessité étant d’aller directement à la source. De détruire le temple. Refuser l’idée qu’il existe une condition humaine pré-définie. Sans nier Dieu, du moins pas en premier temps, on désira le défier et lui parler d’égal à égal. “L’esclave commence par réclamer justice, dit Camus, et finit par vouloir la royauté.” Le ticket religieux explosa et l’homme révolté franchit le seuil du temple, enfin nu, face au soleil, astreint à dénicher une règle de conduite tout à fait inédite, qui plus est à partir de rien. Rien au regard du monde ancien mais tout aux yeux de l’homme révolté, ce rien que ce sont la réciprocité, la solidarité et la complicité… A cela près des synonymes… Nobles valeurs mais qui ne tiennent qu’à un fil… “La philosophie sécularise l’idéal, écrit encore Camus. Mais viennent les tyrans et ils sécularisent bientôt les philosophies qui leur en donnent le droit.”
La révolte aurait donc été trahie dans ses fondements faute d’explication du mal ?…
Raphaël Denys
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