« Je sens toujours en moi cette déchirure »
Il y a 50 ans, le 18 mars 1962, étaient signés les accords d’Évian, mettant fin à la guerre d’Algérie. Une page d’Histoire, celle de la colonisation, se refermait. Et, avec elle, était remis en question ce qui, depuis le XIXe siècle, avait tissé l’Algérie des années 1960. Jean-Claude Guillebaud, revient sur cette déchirure algérienne qui fut celle de sa famille.
Sur l’Algérie, je ne peux écrire qu’en tremblant, la gorge nouée. Je suis né à Alger d’un père charentais et d’une mère pied-noir. Je n’avais que 3 ans quand mes parents ont regagné la Charente, où j’ai grandi. Je n’ai pas de souvenirs personnels d’Alger, ni de Constantine, où est née ma mère, ni de Guelma, ville de ma grand-mère. Mon enfance charentaise a néanmoins baigné dans la culture, la sensibilité, les références – et l’accent ! – pieds-noirs, qui nous arrivaient via les tantes, cousins, et amis de ma mère. Chaque dimanche, maman nous servait le couscous, qu’elle roulait et préparait elle-même.
J’avais 10 ans quand la guerre a commencé et 18 ans quand elle s’est achevée. Trop jeune pour être mobilisé, j’ai vécu cette tragédie par procuration. Enfin presque. À mesure que « les événements » (comme on disait) s’aggravaient en Algérie,
mon enfance et mon adolescence s’en trouvèrent écartelées, déchirées. Du côté de ma mère, on défendait l’Algérie française et, plus tard, on ne condamna pas vraiment l’OAS. Mon père, en revanche, gaulliste sourcilleux, appartenait à l’autre camp, si clairement que cette déchirure algérienne joua son rôle dans la séparation progressive de mes parents.
Enfants du divorce, mais confiés à notre mère, nous vécûmes, ma sœur et moi, à cheval sur deux vérités, deux visions du monde, deux indignations. Mon père entretenait une correspondance avec de Gaulle, celui-là même que chez ma mère on appelait « la grande Zora » ou le « bradeur de l’Algérie ». Adolescent, je lisais Albert Camus en cherchant un sens à ce non-sens. En avril 1962, quand débuta l’exode des rapatriés, sommés de choisir entre « la valise et le cercueil », ma mère pleura des semaines entières. Du côté de mon père (que nous retrouvions chaque jeudi), on n’était pas loin de penser que ces « gens-là » avaient bien mérité leur sort. Nous errions ainsi entre deux demi-vérités ou deux demi-mensonges.
J’apprenais par cœur les pages de Noces, d’Albert Camus – « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux » –, et je lisais aussi les diatribes de Témoignage chrétien contre la torture en Algérie ou les dénonciations des crimes français par Paul Thibaud, dans la revue Esprit. J’étais en équilibre sur une faille, une béance. Ce vertige m’a littéralement constitué.
Par la suite, j’ai voulu effacer de mon esprit ce que j’appelais le « côté d’Alger ». Devenu journaliste, j’ai refusé obstinément de retourner en Algérie. Cette moitié de mon cerveau n’existait plus, du moins le croyais-je. J’étais charentais, point à la ligne. Ce volontarisme avait pourtant ses limites. Je sentais toujours en moi une sensibilité à vif, des larmes ravalées, un trouble, quelque chose comme une dislocation originelle.
Le 5 décembre 2011, j’ai décidé de retourner « là-bas ». L’heure était venue. J’y ai pleuré sans retenue, vannes de l’émotion enfin ouvertes. La baie d’Alger ! Je retrouvais subitement l’autre moitié de mon moi-même. Aurais-je pu imaginer que les Algériens me feraient une telle fête ? Y compris dans les ruelles délabrées de la Casbah. J’ai retrouvé l’appartement de ma mère, sur l’ancienne rue Michelet. « Tu es ici chez toi, mon frère ! Bienvenue à Alger ! » J’irai bientôt à Constantine, puis à Guelma. À Tipasa, je retrouverai enfin « la lumière à gros bouillons dans les amas de pierre », dont parle Noces.
À mes larmes s’ajoute l’espérance solaire que célébrait Camus.
Jean-Claude Guillebaud - publié le 07/03/2012
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