Mars 1956
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Avant toute chose, il faut que tu saches, et cela de façon irrévocable, que si je n’ai jamais conçu l’Algérie sans eux, je ne peux désormais non plus la concevoir sans toi. Non, mon Algérie ne peut être la terre d’un racisme, et si je combats si violemment en toi les traces du vieil homme c’est pour maintenir parmi nous l’homme que tu ne peux éviter d’être.
Tu aimes l’Algérie où tu es né, où tu as grandi, comblé ; tu as sur cette terre tes parents et tes morts, tes souvenirs et ton espérance, le seul endroit pour toi de l’acte et du repos. Pour tout dire l’Algérie est ta patrie et ta raison de vivre. Tu sens que cette terre t’appartient, qu’elle chemine dans tes veines, que vous êtes liés indissolublement. Tout cela est vrai, cela est juste et bon. Mais puisque tu aimes cette terre, t’es-tu vraiment demandé ce qu’elle est, cette terre, ce qu’elle est réellement ? Être un homme, c’est aujourd’hui voir clair. Je sais que tes fanfaronnades cachent un désarroi, une douleur dont l’issue risque d’être le désespoir. Ah, terrible justice du monde ! vous qui avez semé le désespoir, voici qu’il vous revient, voici que le bourreau devient la victime. Les mots sont un peu gros ; un peu forts. Oui, bien sûr, mais tu ne t’es pas promené à trois heures du matin en décembre, rue de la Lyre à Alger, tu n’as pas vu les gosses crever de froid dans la vermine, les gosses innocents chassés par la police à coups de pieds, à coups de talons dans le crâne ! Tu n’as pas vu la plaie énorme dans le cœur de tes ouvriers. “Bicot, melon, bon à rien, voleur, fainéant, tronc de figuier“, ce sont des mots plus puissants que des perforeuses, des mots qui finissent par vous faire des entailles si profondes que le vent de la vengeance s’y engouffre sans épargne. La dignité, il faudra bien que tu admettes que tous les hommes en ont besoin et que, si on la leur arrache, ils finissent tout de même par la reconquérir.
Je ne reviendrai pas sur nos fautes et sur les causes du drame algérien. Tout le monde – et toi-même – sait heureusement à quoi s’en tenir. Seulement, aujourd’hui, le sang coule ! Oui, les hommes sont cruels et stupides, ils ne comprennent qu’une seule chose : la mort. Et tant de morts nous pèsent sur la conscience, auxquelles nous avons consenti par notre silence ou par nos paroles. Dans ce temps de morts, comme il est difficile de dire un mot ou de prolonger un silence qui ne tue pas ! (…)
Ce qu’il faut maintenant c’est tenir un langage réaliste et sans pudeur, aussi impudique et scandaleux que la vérité aux échardes. Et cela sans perdre une minute. Peut-être est-il déjà trop tard...
Tu conviens avec moi que la partie en Algérie est perdue pour les maîtres. En cela tu fais preuve d’une clairvoyance qui manque à beaucoup de nos compatriotes. La force, la répression et les excès du pouvoir, même s’ils s’exerçaient avec plus de vigueur, ne pourraient que colmater ici et là quelques brèches. Cela ne tiendrait pas plus d’un an ou deux, cinq au maximum. Le peuple algérien a gagné sa bataille. Le reconnaître n’est plus qu’une question de jours et de tactique. C’est pourquoi, moi qui ai milité pour cette liberté et cette indépendance, moi qui ai lutté contre les prétentions égoïstes de nos pères, je dis qu’aujourd’hui la patrie algérienne est fondée et que le problème algérien est désormais un problème européen. C’est-à-dire que l’heure de l’option est venue et que la chute des masques est une question de vie ou de mort.
Oui, “les Arabes“ ont gagné la partie. Depuis plus d’un siècle l’Europe vit sur cette terre sans se soucier des neuf dixièmes de ses habitants. Il est juste que ceux-ci retrouvent enfin leurs droits. La justice a pris les armes. Notre mal fut l’Absence. Avec la force du désespoir, tu me dis : “Nous tiendrons le temps que nous tiendrons, mais nous ne nous laisserons pas faire“. Ne pas se laisser faire signifie pour toi tirer sur l’élastique d’une époque périmée. Tu vois bien que le fil est usé mais tu tires quand même. Tu agis désormais comme le fellagha : tu te sens humilié, frustré, tu prends les armes, tu acceptes la mort, tu décides de défendre ton bien. Avec la différence que lui a raison et combat pour l’avenir tandis que tu as tort et te sacrifies pour le passé. Je dis bien “sacrifies“. C’est pesé. Ta résistance est inutile et tu le sais bien. Tu pèches par habitude, par manque d’imagination. Une fois de plus tu prends ton amour-propre pour de l’orgueil. Au nom de ce stupide sentiment tu es prêt à accepter le pire : tenir jusqu’au bout et, en fin de compte, mourir ou fuir. “On aura au moins montré qu’on n’est pas des lâches“. Pourquoi, grands dieux ? Et pour défendre quels intérêts ? Si j’ai bien compris, tu accepterais même de perdre ta vie et ta ferme... C’est cela que j’appelle “Démission“. Ce qu’il faut réviser, c’est ta conception du monde. Non pas “le lieu“ mais “la formule“. Au fond, je l’ai bien compris, tu sais que les choses ont changé, tu sais que le peuple algérien, derrière son Armée de Libération Nationale, obtiendra bientôt la reconnaissance de sa personnalité et les réformes sociales et économiques nécessaires à l’affirmation de cette personnalité, tu sais que “la défaite“ est proche, mais tu crois tellement à ta “supériorité“ que tu espères malgré tout le miracle, ton miracle. Tu te dis : “À la fin des fins, si je lutte, je gagnerai“. Tu rêves parfois de l’Afrique du Sud, et tu ne comprends pas que tu t’aveugles sur une cause qui, parce qu’elle est injuste, ne tardera pas à être perdue. À la réalité rugueuse tu opposes ton rêve. Et toi qui méprises si ouvertement les poètes, tu te plais à entretenir des mythes. Vous, hommes d’action, vous m’avez toujours étonné par votre fantaisie et vos affabulations. Aujourd’hui, vous me faites peur. Vous consentez trop facilement “à la valise ou au cercueil“. Vous devenez à votre tour complices d’une volonté qui me fait mal. L’Algérie se fera avec nous ou sans nous, mais, si elle devait se faire sans nous, je sens qu’il manquerait à la pâte qui lève une mesure de son levain. Si l’Algérie avait délibérément choisi l’Orient et un mode de vie oriental, je penserais que c’est son droit et que nous n’avons rien à dire. Mais, si l’Algérie reste attachée à l’Orient, elle a néanmoins choisi un ensemble de structures qui relèvent de I’Occident, et c’est pourquoi je reste persuadé que, vieux occidentaux, cette révolution nous concerne, que nous avons un rôle à jouer dans cette nation et que nous avons, nous aussi, un certain nombre de briques à apporter à l’édifice commun. Ainsi, tout en participant à la vie de la nation, nous recevrons à notre tour un sang jeune et une vigueur réveillée. Je continue à croire, et j’espère contre toutes les apparences, que l’Orient et l’Occident, unis dans une œuvre nouvelle, auront dans les années à venir un visage de salut à proposer au monde. Je crois que l’Orient et l’Occident ont besoin de se rajeunir et d’incarner ensemble une idée neuve de l’homme. L’Algérie devrait être le creuset de cette culture et de ce message pacifique. C’est pourquoi nous n’avons pas le droit de quitter la terre où nous pourrons nous réaliser. Mais ce droit ne va pas sans devoirs et le premier consiste, après avoir opté sans équivoque pour ce pays (sans lequel nous ne serions plus que des exilés, des déracinés), à en accepter loyalement la réalité.
La réalité, c’est que ce pays est arabo-berbère et musulman et que nous sommes, avec les israélites entre autres, une minorité qui, comme telle, risque d’avoir une place minoritaire. La réalité, c’est que sur cette terre indépendante, un million d’Européens devra abandonner ses privilèges pour participer, dans la proportion de un pour neuf, a l’édification:d’un:ordre égalitaire. La réalité, c’est que nous perdrons un peu de notre confort de seigneurs et de nos immenses propriétés. La réalité, c’est que, si nous le voulons, dans l’égalité des droits et des devoirs, et la justice retrouvée, après une période où l’esprit de revanche nous aura certainement fait souffrir, il sera possible, en prenant appui sur nos différences, de donner au monde un visage généreux de l’homme. Ce sera une expérience difficile et unique. Elle vaut la peine d’être tentée. Ne nous faisons pas d’illusions, au début nous aurons à subir à notre tour un certain nombre d’humiliations. D’ores et déjà, nos morts de “cette guerre“ créent un terrible fossé de cruauté, de vengeance et de surenchères inhumaines. Mais si nous ne cédons ni à la facilité ni au sentiment, un jour, avec l’équilibre renaîtra, au-delà des origines et des religions, au-delà d’un passé pénible, le sens profond de la Communauté.
Toi qui es colon, je crois que tu as aussi tout à gagner à cela. De toute façon c’est à prendre ou à laisser. Et c’est ici qu’il faut accepter, quoi qu’il en coûte, de dire la vérité cruelle : le jour viendra où, dans une Algérie libre, un million d’Européens (parmi lesquels à peine 25.000 colons), d’une part déçu par le gouvernement français (qui ne peut se payer le luxe de guerres coloniales continuelles et subira les pressions de plus en plus précises de l’ONU et des nations de Bandoeng), d’autre part considéré, à juste titre, comme “rebelle“ par le gouvernement algérien, se trouvera livré à la haine (qu’il n’aura su ni prévenir ni endiguer) et aux solutions du désespoir : “la valise ou le cercueil“.
Moi, je dis non ! À ce faux dilemme, je réponds par notre seule solution : prendre fait et cause pour l’Algérie réelle, accepter quoi qu’il en coûte une Nuit du 4 août, à notre amour-propre de Français d’Algérie répondre par notre fierté d’Algérien. Les Anglais et les Espagnols d’Amérique trahissaient-ils leur race et leurs traditions en choisissant leur nouvelle patrie ? Dès à présent, le peuple et un certain nombre de chefs politiques français reconnaissent à l’Algérie le droit de se gérer elle-même et de choisir son destin dans le cadre d’une amitié française.
Peut-être est-il grand temps pour les Français d’Algérie de comprendre que pour eux qui se sentent solidaires de ce pays (au point qu’ils s’y feraient tuer plutôt que de le quitter), la seule issue se trouve dans une juste prise de conscience nationale, dans un effort commun avec ceux qu’hier encore ils traitaient en ennemis. Nés et formés par une même terre, un même amour, musulmans et européens ont tout à gagner à s’entendre, à s’estimer et à définir ensemble une œuvre de vérité.
Mais accepterez-vous de lâcher quelques préjugés pour le salut de tous ? J’ai peur que ce ne soit là encore qu’une utopie et que cette Algérie, notre Mère, ne se fasse à la longue, par votre faute, sans vous et contre nous. C’est ici que le cœur se déchire, pour nous qui savons combien nos amis arabes et berbères, malgré le mal que nous leur avons fait et le terrorisme dont ils nous frappent, continuent de vouloir passionnément la fraternité, l’égalité et cette liberté qu’ils ont appris à chérir dans une tradition que nous avons quelquefois reniée. Voilà, Jean-Pierre, ce que je devais te dire pour ne pas être comptable à mon tour des “désertions de l’espérance“. Le temps est venu de choisir et de préférer à l’illusion des races la réalité d’un pays. »
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Jean Sénac est né le 29 novembre 1926 à Beni-Saf (Algérie) dans une famille ouvrière d’origine espagnole. Interpellé très tôt par la situation d’injustice de la société coloniale, il rejoint le FLN, dès 1954 et rentre en Algérie à l’indépendance, la choisissant comme patrie. Poète avant tout, il a créé de nombreuses revues, plus ou moins éphémères, et a écrit aussi divers textes dont cette lettre, en 1956, adressée à un certain « Jean-Pierre » mais qui, publiée dans la revue Esprit, prend une valeur plus générale : expliquer inlassablement aux siens, à ceux de sa communauté, que la colonisation ne peut et ne doit perdurer et qu’il faut construire, ensemble, une nouvelle Algérie. A partir de 1962, J. Sénac est une personnalité du monde de la culture en Algérie et, en particulier, il aide à l’émergence de nouvelles voix poétiques par ses recherches dans tout le pays qui ont pour « tribune » ses émissions de radio. Assassiné chez lui, au cœur d’Alger, à la fin du mois d’août 1973 (sans que les circonstances du meurtre aient été élucidées), il est enterré près d’Alger à Aïn Benian et reconnu, aujourd’hui, comme un des grands poètes de l’Algérie. En 1956, la période est celle de la radicalisation, de part et d’autre, de la guerre. Jean Sénac écrit cette lettre peu de temps après la « journée des tomates », au cours de laquelle le président du Conseil, Guy Mollet, a honteusement capitulé devant les « ultras » d’Alger.
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Alain Ruscio et Christiane Chaulet Achour
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