1956
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Quand tu m’as dit ton désir de quitter l’Algérie, mon amitié soudain s’est faite silencieuse ? Certes de images surgies, tenaces et décisives étaient à l’entrée de ma mémoire. Je te regardais et ta femme à côté. Tu te voyais déjà en France… De nouveaux visages autour de toi, très loin de ce pays où depuis quelques jours les choses décidemment ne vont pas bien. Tu m’as dit, l’atmosphère se gâte, il faut que je m’en aille. Ta décision sans être irrévocable parce que tu l’avais exprimée, progressivement prenait forme. Ce pays inexplicablement hérissé ! Les routes qui ne sont plus sûres. Les champs de blé transformés en brasiers. Les Arabes qui sont méchants. On raconte. On raconte. Les femmes seront violées. Les testicules seront coupés et fichés entre les dents. Rappelez-vous Sétif ! Voulez-vous un autre Sétif ? Ils l’auront mais pas nous. Tu m’as dit tout cela en riant. Mais ta femme ne riait pas. Et derrière ton rire j’ai vu. J’ai vu ton essentielle ignorance des choses de ce pays. Des choses car je t’expliquerai. Peut-être partiras-tu, mais dis-moi, quand on te demandera : « Que se passe-t-il en Algérie ? » Que répondras-tu ? Quand tes frères te demanderont : qu’est-il arrivé en Algérie ? Que leur répondras-tu ? Plus précisément quand on voudra comprendre pourquoi tu as quitté ce pays, comment feras-tu pour éteindre cette honte que déjà tu traînes ? Cette honte de n’avoir pas compris, de n’avoir pas voulu comprendre ce qui autour de toi s’est passé tous les jours. Huit ans durant tu fus dans ce pays. Et pas un morceau de cette énorme plaie qui t’ait empêché ! Et pas un morceau de cette énorme plaie qui t’est obligé ! De te découvrir enfin tel. Inquiet de l’Homme mais singulièrement pas de l’Arabe. Soucieux, angoissé, tenaillé. Mais en plein champ, ton immersion dans la même boue. Dans la même lèpre. Car pas un Européen qui ne se révolte, ne s’indigne, de s’alarme de tout, sauf du sort fait à l’Arabe. Arabes inaperçus. Arabes ignorés. Arabes passés sous silence. Arabes subtilisés, dissimulés. Arabes quotidiennement niés, transformés en décor saharien. Et toi mêlé à ceux : Qui n’ont jamais serré la main à un Arabe. Jamais bu le café. Jamais parlé du temps qu’il fait à un Arabe. A tes côtés les Arabes. Ecartés les Arabes. Sans effort rejetés les Arabes. Confinés les Arabes. Ville indigène écrasée. Ville d’indigènes endormis. Il n’arrive jamais rien chez les Arabes. Toute cette lèpre sur ton corps. Tu partiras. Mais toutes ces questions, ces questions sans réponse. Le silence conjugué de 800.000 Français, ce silence ignorant, ce silence innocent. Et 9.000.000 d’hommes sous ce linceul de silence. Je t’offre ce dossier afin que nul ne meure, ni les morts d’hier, ni les ressuscités d’aujourd’hui. Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, je ne la veux pas pure, je ne la veux pas de toutes dimensions. Je la veux de part en part déchirée, je ne veux pas qu’elle s’amuse car enfin, je parle de l’homme et de son refus, de la quotidienne pourriture de l’homme, de son épouvantable mission. Je veux que tu racontes. Que je dise par exemple : il existe une crise de la scolarisation en Algérie, pour que tu penses : c’est dommage il faut y remédier. Que je dise : un Arabe sur trois cents qui sache signer son nom, pour que tu penses : c’est triste, il faut que cela cesse. Ecoute plus avant : Une directrice d’école se plaignant devant moi, se plaignant à moi d’être obligée chaque année d’admettre dans son école de nouveaux petits Arabes. L’analphabétisme de ces petits bicots qui croît à la mesure même de notre silence. Instruire les Arabes, mais vous n’y pensez pas. Vous voulez donc nous compliquer la vie. Ils sont bien comme ils sont. Moins ils comprennent, mieux cela vaut. Et où prendre les crédits. Cela va vous coûter les deux yeux de la tête. D’ailleurs ils n’en demandent pas tant. Une enquête faite auprès des Caïds montre que l’Arabe ne réclame pas d’écoles. Millions de petits cireurs. Millions de « porter madame ». Millions de donne-moi un morceau de pain. Millions d’illettrés « ne sachant pas signer, ne signe, signons ». Millions d’empreintes digitales sur les procès-verbaux qui conduisent en prisons. Sur les actes de Monsieur le Cadi. Sur les engagements dans les régiments de tirailleurs algériens. Millions de fellahs exploités, trompés, volés. Fellahs agrippés à quatre heures du matin, abandonnés à huit heures du soir. Du soleil à la lune. Fellahs gorgés d’eau, gorgés de feuilles, gorgés de vieille galette qui doit faire tout le mois. Fellah immobile et tes bras bougent et ton dos courbé mais ta vie arrêtée. Les voitures passent et vous ne bougez pas. On vous passerez sur le ventre que vous ne bougeriez pas. Arabes sur les routes. Bâtons passés dans l’anse du panier. Panier vide, espoir vide, toute cette mort du fellah. Deux cent cinquante francs par jour. Fellah sans terre. Fellah sans raison. Si vous n’êtes pas contents vous n’avez qu’à partir. Des enfants pleins la case. Des femmes pleines dans les cases. Fellah essoré. Sans rêve. Six fois deux cent cinquante francs par jour. Et rien ici ne vous appartient. On est gentil avec vous, de quoi vous plaigniez-vous ? Sans nous que feriez-vous ? Ah, il serait joli ce pays si nous nous en allions ? Transformé en marais au bout de peu de temps, oui ! Vingt-quatre fois deux cent cinquante francs par jour. Travaille fellah. Dans ton sans l’éreintement prosterné de toute une vie. Six mille francs par mois. Sur ton visage le désespoir. Dans ton ventre la résignation… Qu’importe fellah si ce pays est beau.
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(Lettre inédite publié dans Pour la Révolution africaine, Maspero, 1969)
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Frantz FANON est né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France (Martinique), troisième d’une famille de huit. Il fait ses études secondaires au lycée Schoelcher où il bénéficie des cours d’Aimé Césaire par l’intermédiaire de son frère Joby. En 1943, il part en dissidence, par l’île voisine de la Dominique, pour rejoindre les Forces Françaises Libres : il arrive au Maroc, puis en Algérie et enfin débarque à Toulon. Il est blessé en traversant le Rhin. Cette participation marque la fin de ses illusions quant à la « Mère Patrie ». Après sa démobilisation et sa réussite au baccalauréat en Martinique, il s’inscrit en médecine à Lyon. Il obtient un diplôme de médecine légale et de pathologie tropicale, se spécialise en psychiatrie et passe une licence de psychologie. Il se marie en 1952. Il choisit d’aller à Saint-Alban comme interne dans le service du Dr. Tosquelles, républicain espagnol exilé, car il sait qu’on y expérimente des méthodes nouvelles en psychiatrie. Il présente le concours du médicat des hôpitaux psychiatriques. Il fait alors une demande pour un poste en Afrique (Sénégal), puis en Algérie. C’est dans ce pays qu’il est nommé, en novembre 1953, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville : il y transforme la vie des malades et prend la mesure des profonds traumatismes qu’engendre le régime colonial. Il a très vite des contacts avec des militants nationalistes de la base. Dès 1954, il héberge, cache des militants, des responsables de la Wilaya IV. En juillet 1956, il envoie une lettre de démission à Robert Lacoste, ministre résident en Algérie. Il est expulsé d’Algérie. Les contacts sont pris avec la direction de la résistance algérienne ; il rejoint Tunis, s’engageant totalement dans ce combat qu’il fait sien, en tant qu’Algérien, choisissant l’Algérie comme patrie. Il travaille au département Information à Tunis avec Abane Ramdane. Il est membre de la rédaction d’El Moudjahid, tout en continuant à exercer la psychiatrie. En janvier 1960, le GPRA le nomme représentant à Accra : il effectuera différentes missions en Afrique. En décembre 1960, il se sait atteint d’une leucémie mais ne ralentit pas pour autant ses activités. Il meurt le 6 décembre 1961 aux Etats-Unis. Selon son vœu, son corps est ramené à Tunis et enterré en terre algérienne. De février à mai, il a écrit Les Damnés de la terre qui paraissent, à Paris, juste avant sa mort. Ses ouvrages publiés : Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952), L’An V de la Révolution algérienne (Sociologie d’une révolution, Maspero, 1959), Les Damnés de la terre (Maspero 1961, avec une préface de Jean-Paul Sartre), Pour une révolution africaine (Maspero, 1961, textes rassemblés après sa mort). Ces ouvrages ont eu plusieurs rééditions et traductions dans de nombreuses langues : la plus récente en français, aux éditions de La Découverte.
La « Lettre à un Français », quoique plus largement destinée, a été probablement écrite pour Lacaton, psychiatre, Chef de service à Blida à la même époque que lui et qui venait de Bordeaux. Démocrate, plutôt à gauche, il a donné un coup de main à la résistance mais a très vite freiné. Il attendait de rentrer en France le plus vite possible. A sa lecture, on peut être frappé par la connaissance que Fanon a acquise de la société coloniale de l’époque.
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Alice Cherki et Christiane Chaulet Achour
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