Pendant la guerre d’Algérie, les services spéciaux sont autorisés à pratiquer des opérations “Homo” et “Arma” : assassinat et destruction. Règle absolue : la discrétion. Ils se camouflent derrière un leurre.
La Main rouge, roman noir ou film d’horreur ? Ce fut en réalité le nom d’une organisation antiterroriste surgie lors de la décolonisation du Maghreb et dont le film de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi, fait resurgir le fantôme. Ce fut aussi la couverture utilisée par le Sdece, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage – autrement dit les services spéciaux français –, pour des actions qu’il ne pouvait revendiquer. Le Sdece étant censé n’agir qu’à l’extérieur du territoire national, cependant que la DST, la Direction de la surveillance du territoire, se chargeait d’intervenir à l’intérieur des frontières.
La Main rouge proprement dite vit le jour au début des années 1950.
Il s’agissait alors, pour des partisans résolus de la présence française en Afrique du Nord – colons, fonctionnaires de police ou autres –, de combattre les aspirations indépendantistes en Tunisie et au Maroc, territoires sous protectorat, et plus tard en Algérie, encore française. C’est ainsi que le 5 décembre 1952 fut assassiné le syndicaliste tunisien Farhat Hached, proche d’Habib Bourguiba et du leader indépendantiste Salah ben Youssef. Un crime commis sous le signe de la “main de Fatma”, le porte-bonheur des musulmans devenant signe de vengeance et valant dès lors au groupe antiterroriste son nom marqué de sang.
À propos de cet assassinat, Antoine Méléro, qui appartint à cette organisation clandestine, a livré son témoignage dans Jeune Afrique en décembre 2002 : « Hached a bien été assassiné par la Main rouge, qui avait reçu l’ordre de le faire. La Main rouge était une organisation dont l’État français se servait pour ne pas se mouiller. » Témoignage confirmé, dans ce même numéro de Jeune Afrique, par un ancien membre de la DST, Jean Baklouti, selon qui la Main rouge était « une nébuleuse de policiers français et de gros colons couverts par les services d’action du gouvernement français ».
Un autre attentat coûta la vie, le 11 juin 1955 à Casablanca, à un industriel en vue, Jacques Lemaigre-Dubreuil. Venu des milieux d’extrême droite, il se montrait partisan de l’autonomie du Maroc. Là encore, la Main rouge fut désignée comme coupable.
Le 1er novembre 1954, la “Toussaint rouge” marqua le début de la guerre d’Algérie. Une guerre qui allait opposer à la rébellion nationaliste en armes les militaires français, mais aussi des groupes antiterroristes recrutés parmi les Européens les plus déterminés à défen-dre l’Algérie française. Selon l’historien Yves Courrière, trois organisations furent alors constituées : le groupe “action” du mouvement poujadiste, dirigé par le cafetier Joseph Ortiz ; le groupe de René Kovacs, un ancien des services spéciaux de la France libre ; enfin un groupe gravitant autour de Robert Martel, “le Chouan de la Mitidja”. En arrière-plan de cette nébuleuse explosive, une survivance de la Cagoule (le “Grand O”) animée par le docteur Henri Martin. Globalement, un vivier pour les continuateurs de la Main rouge.
Les attentats se multiplièrent. Kovacs alla jusqu’à tenter, le 16 janvier 1957, d’assassiner le général Salan, commandant en chef en Algérie, considéré comme la créature d’une IVe République honnie. Un nom fut alors prononcé : celui du sénateur gaulliste Michel Debré, alors virulent adversaire des partisans de “l’abandon”. Deux ans plus tard, devenu premier ministre du général de Gaulle, il avait autorité sur le Sdece. Celui-ci poursuivit ses actions à l’étranger, mais aussi en France métropolitaine et en Algérie – l’une et l’autre, en principe, hors de sa compétence – contre le FLN algérien, ses appuis et ses fournisseurs en armes et en matériel. Raymond Muelle, alors capitaine au service Action du Sdece, confirme que la Main rouge fut utilisée comme « une couverture pour nos opérations ».
Outre Michel Debré, trois autres hommes jouèrent en la matière un rôle de premier plan : Jacques Foccart, ancien des services spéciaux, officiellement chargé à l’Élysée des affaires africaines et malgaches (en réalité, selon Muelle, « le vrai patron du Sdece ») ; le général Grossin, patron officiel du service ; enfin le conseiller du premier ministre pour les affaires de sécurité et d’espionnage, Constantin Melnik.
Né en Algérie, centralien, officier du génie, chef de bataillon en 1940 à la 4e division cuirassée aux ordres du colonel de Gaulle (à ce titre, il participa à la bataille de Montcornet), Paul Grossin, socialiste, avait commandé la maison militaire du premier président de la IVe République, Vincent Auriol, puis le cabinet militaire d’un autre socialiste devenu président du Conseil, Guy Mollet. Général d’armée, il devint le patron du Sdece en octobre 1957, fonctions qu’il conservera jusqu’en février 1962.
Lorsqu’il rejoignit le cabinet de Michel Debré à Matignon, Constantin Melnik avait 31 ans. Russe d’origine, élevé dans “le culte de Dieu, du tsar et de la foi”, il était le petit-fils du docteur Bothkine, médecin personnel de Nicolas II, exécuté avec toute la famille impériale en 1918, et le fils d’un officier “blanc”. Ayant travaillé avec les services secrets américains, appelé auprès du premier ministre, il y gagna le surnom de “Sdece tartare” complaisamment colporté au Quai d’Orsay. Il resta lui aussi en fonction jusqu’en 1962.
Le Sdece et son bras armé, le 11e régiment de parachutistes de choc, le “11e Choc”, avaient été mobilisés dès les premiers jours de la guerre d’Algérie. En mars 1956, ils avaient éliminé l’un des “chefs historiques” de la rébellion, Mustepha ben Boulaïd, à qui avait été parachuté dans son fief des Aurès un poste de radio trafiqué qui lui explosa entre les mains. Parallèlement se développaient, hors de France, les opérations “Homo” et “Arma”, les premières concernant l’élimination physique des complices de la rébellion, les autres la destruction des navires et des cargaisons d’armes et de matériel militaire destinés aux insurgés. Les ordres supérieurs venaient alors du socialiste Guy Mollet qui, président du Conseil, s’efforçait à la fois de négocier secrètement avec les dirigeants de l’insurrection – là encore, le Sdece fut mis à contribution – et de lutter contre elle par tous les moyens.
C’est ainsi que, le 28 septembre 1956, à Hambourg, une explosion détruisait les bureaux du trafiquant d’armes Otto Schlütter et tuait son adjoint, la mère de Schlütter trouvant elle-même la mort, en juin 1957, dans l’explosion de sa voiture. En 1957 et 1958 se multiplièrent les attentats contre les trafiquants et leurs navires. Parmi les faits marquants de cette période: l’assassinat, le 19 septembre 1957, à Genève, du négociant en armes Marcel Leopold, tué par une fléchette empoisonnée lancée par une sarbacane, et la destruction du navire Atlas à Hambourg, le 1er octobre. Le 5 novembre 1958, à Bonn, le dirigeant du FLN Aït Ahcène, bénéficiant pourtant d’une couverture diplomatique tunisienne, était assassiné à son tour. Le 28 novembre, l’avocat algérien Auguste Thuveny connaissait le même sort à Rabat.
La liste s’allongea après l’arrivée de Michel Debré et de Constantin Melnik à Matignon. Toutefois, les instructions du pouvoir politique étaient formelles : les opérations Homo et Arma devaient être approuvées par le chef de l’État et le premier ministre, se dérouler à l’étranger exclusivement et ne viser aucun citoyen français.
Me Vergès et Mercier figurent un temps sur la liste noire…
Par “dérogation” de Jacques Foccart fut cependant établie une liste d’avocats établis en France, membres d’un collectif de soutien au FLN, dont l’élimination devait être envisagée. Sur une vingtaine de noms, huit, si l’on en croit Raymond Muelle, furent retenus. Le général Grossin en biffa cinq pour ne conserver que ceux de Mourad Oussedik, cheville ouvrière du collectif, d’Ould Aoudia et d’Abdessamad ben Abdallah. Foccart y aurait ajouté les noms de Jacques Vergès et de Jacques Mercier, mais le patron du Sdece aurait refusé de les faire exécuter puisqu’ils étaient citoyens français. Puis les noms d’Oussedik et de Ben Abdallah furent également biffés, sur ordre politique. Restait Ould Aoudia : le 21 mai 1959, son cadavre fut retrouvé rue Saint-Marc, au coeur de Paris. L’avocat avait été tué de deux balles de 9 millimètres.
À la même époque, selon Melnik, le général de Gaulle avait ordonné de réunir tous les moyens du Sdece pour renverser le président guinéen Sékou Touré, coupable d’avoir refusé de rejoindre la toute nouvelle Communauté destinée à rassembler les anciennes colonies africaines de la France. L’affaire tourna court. Cependant, affirme Melnik, le service Action, « à voir l’envie qu’il suscitait alors à la CIA ou à l’Intelligence Service, était, et de loin, le plus efficace du monde occidental ». Même si, à son avis, les bilans ont été sérieusement gonflés par les responsables.
Ainsi, d’après le général Grossin, le Sdece aurait eu à son actif, en 1960, 135 assassinats, 6 navires coulés, 2 avions détruits. Et en 1961, 7 bateaux coulés, 103 trafiquants éliminés, 2 avions interceptés, les opérations Arma, précise Muelle, étant « systématiquement revendiquées par la Main rouge » utilisée comme rideau de fumée.
Toujours d’après l’ancien patron du Sdece, celui-ci aurait arraisonné plus d’armes que l’armée n’en a saisies sur le territoire algérien. Parmi les personnes assassinées, Melnik ne retient lui-même qu’une demi-douzaine de responsables politiques. Quant à la Main rouge, il y voit – discrétion oblige ? – le fruit d’une “mythologie détestable”. Reste le témoignage d’hommes du sérail tels que Muelle, un officier d’exception peu enclin à l’affabulation.
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À lire :
De Gaulle, les services secrets et l’Algérie, de Constantin Melnik, Nouveau Monde Éditions, coll. “le Grand Jeu”, 470 pages, 22€.
Sept ans de guerre en France, de Raymond Muelle, Éditions Grancher.
La Main rouge. L’armée secrète de la République, d’Antoine Méléro, Éditions du Rocher.
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