06/01/2012 | Hors-série
Plus de cinquante ans après sa mort tragique dans un accident de voiture, Albert Camus fait encore l’objet d’une riche actualité éditoriale. Une forme d’hommage unanime rendu aujourd’hui à un penseur qui fut souvent décrié en son temps. Avec Michel Onfray, Yasmina Khadra, Boualem Sansal, Olivier Todd, Alain Finkielkraut, Alain Robbe-Grillet, Roger Grenier, Jean Daniel, Max-Pol Fouchet...
«Il ne l’a pas volé», aurait ricané Sartre quand Albert Camus a reçu le prix Nobel de littérature, raillant ainsi son classicisme, sa supposée frilosité politique, cet « humanisme têtu, étroit et pur » qu’il évoquera dans sa fameuse oraison funèbre. Plus de cinquante ans après que la Facel Vega de Michel Gallimard se fut jetée contre un arbre par un jour gris de janvier, tuant sur le coup l’auteur de L’Étranger, la gloire de Camus reste pourtant sans égal. Le radicalisme politique de son grand rival Sartre, décidément incommode, semble avoir momentanément fait long feu, dissous dans la bonne conscience libérale, tandis que la figure publique de Camus, de gauche « malgré lui » et « malgré elle », ne cesse de grandir, excédant parfois son œuvre pour rejoindre le mythe : une silhouette « à la Bogart », la passion des femmes, du théâtre, du football, du soleil. Des générations d’adolescents furent troublés par la sombre et fascinante assertion qui ouvre Le Mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » Ensuite, commentait en substance un critique lucide, Angelo Rinaldi, ils ont des métiers, des maisons de campagne, et des enfants qui leur reprochent d’avoir laissé la question en suspens. Voilà même Camus menacé d’être transféré du cimetière de Lourmarin, où il repose au cœur d’un paysage sublime, à une crypte glaciale du Panthéon, récupération politique oblige. Après le prix Nobel et l’accident de voiture, cela ne commence-t-il pas à faire beaucoup ? L’œuvre est en tout cas bien vivante, et toujours lue avec passion par les jeunes générations. Une œuvre interrompue, que son auteur jugeait à peine commencée, malgré la gloire et la consécration précoce de ce personnage complexe, mélange d’ironie et de mélancolie, ombrageux, orgueilleux, séducteur frénétique, portant comme une croix dans un milieu parisien bouffi de suffisance la honte de ses origines misérables, et la honte de cette honte. Un homme déchiré entre la gravité tendue et sourcilleuse de sa morale et le goût d’un bonheur solaire irradié par la lumière méditerranéenne. On savait tout cela, notamment grâce à Olivier Todd dont la très belle biographie de Camus, parue en 1996, demeure la référence majeure.
À chacun «son» Camus. «On entre dans un mort comme dans un moulin», disait aussi Sartre. Dans un genre moins ample et moins exhaustif que l’ouvrage de Todd, on pourra lire désormais l’essai biographique de Virgil Tanase célébrant ce « contemporain nécessaire », «porteur d’un humanisme sans illusion ni mensonge», qui «croit en la puissance de la vérité». Le portrait, remarquablement empathique et chaleureux, est une idéale introduction à ce parcours météorique, à cette pensée tendue vers la quête d’un difficile équilibre, politique, amoureux, existentiel. On goûte un peu moins l’essai d’Alain Vircondelet, Albert Camus, Fils d’Alger, irréprochable quant à l’information, moins quant au commentaire, d’une belle élégance d’écriture, mais qui compose un Camus quasi pascalien, au bord de la conversion : les initiales du nom du Jacques Cormery, héros du Premier Homme, ne sont-elles pas celles de Jésus-Christ ? On regrette ces marottes d’un comique involontaire, car si la dimension spirituelle et le sens du sacré chez Camus sont incontestables, si cet incroyant refuse de se déclarer athée, sa spiritualité reste fortement teintée de scepticisme ironique. « Je suis de ceux que Pascal gouverne, et ne convertit pas », disait-il d’ailleurs. Quant à José Lenzini, il nous raconte minutieusement dans Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus la fin tragique d’une vie gouvernée par le sentiment de l’absurde : ce voyage n’aurait jamais dû avoir lieu, Camus projetant de se rendre à Paris par le train. L’ouvrage mêle, aux détails lugubres de cette mort annoncée, des propos de Camus, des pensées imaginaires, des scènes rétrospectives hantées par la figure bouleversante de la mère de l’écrivain : c’est la présence touchante de cette femme, aimante et illettrée, qui sauve le livre d’un persistant parfum de cérémonie funèbre.
Restait, avant la sombre perspective du Panthéon, à « enfermer » le mythe dans les mille pages réparties dans les deux colonnes serrées d’un dictionnaire, somme définitive qui épuiserait le sujet. C’est chose faite, grâce à Jeanyves Guérin et une armée de spécialistes (65 pour être précis) qui explorent l’homme et l’œuvre dans leurs moindres détails. Avouons-le, on ouvre le livre avec une certaine inquiétude, craignant qu’un tel déploiement n’ensevelisse une pensée dont le sentiment de l’absurde mêlé à la quête du bonheur fut la grande affaire, une pensée hantée d’ironie métaphysique, mouvante, rétive à toute forme de dogmatisme, hormis quelques principes moraux inaliénables, telles l’hostilité à la peine de mort ou l’exigence de la justice, cette « chaleur de l’âme ». À la lecture, l’exercice du dictionnaire se révèle passionnant, économe de toute cuistrerie jargonnante, et d’une remarquable homogénéité. Selon le principe alphabétique, l’univers de Camus se décline en articles qui renvoient indéfiniment à d’autres articles : de « Cynisme » à « Gauche », de « Classicisme » à « Communisme », de « Nihilisme » à « Révolte », de « Philosophie » à « Louis Germain » (son instituteur, à qui il dédia ses Discours de Stockholm), de « Don Juan » à « René Char », on peut recomposer des heures durant, selon des combinaisons subjectives, un parcours choisi dans la vie et l’œuvre de Camus, dont la trajectoire fut aussi un morceau de notre histoire récente. La part la plus novatrice de cette somme est à chercher dans les entrées qui définissent le rapport de Camus avec les auteurs qui fondent sa pensée philosophique et son esthétique littéraire. Les écrivains, tels Cervantès, Dostoïevski, Faulkner ou Proust, occupent dans le panthéon personnel de Camus plus de place que les « philosophes », ce qui lui fut vertement reproché dans le procès en incompétence qu’instruisit la revue Les Temps modernes, sous la plume de Francis Jeanson puis de Sartre, qui visait à discréditer L’Homme révolté. L’article « Philosophie » souligne remarquablement les réticences de ce nietzschéen, de ce sensuel, de cet agnostique imprégné de saint Augustin face aux systèmes philosophiques abstraits ou aux prétentions de la philosophie à proposer des réponses clé en main aux interrogations métaphysiques. Camus accorde beaucoup plus de prix à une pensée incarnée dans la littérature et dans l’art, comme chez Dostoïevski dont il écrit une adaptation théâtrale des Possédés, aujourd’hui rééditée avec une éclairante préface de Pierre-Louis Rey. « Pour moi, écrit Camus, Dostoïevski est d’abord l’écrivain qui, bien avant Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir, prédire ses suites monstrueuses, et tenter d’indiquer les voies du salut. » Seuls l’écrivain, l’artiste, par l’intuition autant que par l’intelligence, sont à même d’approcher lucidement la brûlure de la vérité. Et le poète.
Tel René Char, évidemment présent dans un très bel article de ce Dictionnaire Camus. Char, l’ami précieux et constant rencontré juste après la guerre, à qui le lient tant de valeurs communes. Avec qui, pour qui, Camus envisage dès 1952 d’écrire un livre, La Postérité du soleil, essai d’écriture fragmentaire sur des photographies d’Henriette Grindat, selon un itinéraire imaginé par le poète. Le livre, publié confidentiellement en 1965 par Edwin Engelberts avec une postface de René Char, est aujourd’hui réédité : la beauté incendiaire de ces textes courts entretient avec la poésie de l’ermite de L’Isle-sur-la-Sorgue un troublant rapport mimétique dans l’amour commun du Sud. Un exemple de ces fulgurances ? Cette impression inspirée par une photographie montrant de vieux toits de tuiles : « Ici veille, sous des boucliers d’argile tiède, un peuple de rois. L’herbe pousse entre les douces tuiles rondes. L’ennemi est le vent ; l’alliée, la pierre. » L’autre événement majeur de cette actualité Camus, c’est la réédition de La Mort heureuse, roman inachevé en partie autobiographique, abandonné par Camus au profit de L’Étranger, mais qui préfigure les œuvres à venir, jusque dans certaines scènes qui seront reprises dans Caligula ou La Peste. Un « laboratoire », certes, mais qui contient des images déjà saisissantes, jusqu’à la quasi-dissolution du héros criminel, un certain Mersault, dans le sentiment de l’absurde. La mort heureuse ? Celle d’Albert Camus fut vécue comme un deuil national. Aussitôt après le drame, l’hommage, qui dure encore, étouffa les rares voix hostiles : il aimait la vie, il la savait absurde, il était malade : cela suffit à ériger une légende où tient son rôle ce tragique solaire dont il fut l’héritier.
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Par Bernard Fauconnier
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Sous le soleil
05/01/2012 | Éditorial
Camus est plus que Camus ; et c’est pour cette raison sans doute qu’il est, aujourd’hui, encore injustement attaqué, moqué, vilipendé, discuté.
Il est fascinant de voir le nombre de nains qui le prennent de haut. Et curieux de constater que les controverses qui ont marqué ses relations avec les importants de son temps ne sont toujours pas éteintes. Les enseignements des philosophes sont comme des soleils d’hiver ou les conseils des anciens : ils éclairent mais ne réchauffent pas. Albert Camus, lui, rayonne. Et c’est cette lumière qui a attiré l’attention de Michel Onfray, qui y voit cette clarté du grand midi. L’essai qu’il consacre à l’auteur de L’Étranger s’ouvre, en effet, non sans raison, par l’apport de la pensée de Nietzsche à l’oeuvre de Camus. « L’un et l’autre communient dans le soleil, la lumière, la clarté méditerranéenne contre la lourdeur germanique, européenne, écrit Onfray. Le refus du socialisme despotique est refus du despotisme, pas du socialisme. »
L’oeuvre de Camus contient des trésors philosophiques, mais aussi des pépites politiques, des paillettes d’or, souligne Michel Onfray. Leur éclat est celui des idées libertaires que l’auteur rassemble dans ce bouquet : un anticolonialisme viscéral, vécu et non cérébral ; un sens aigu de la justice, là aussi éloigné de tout présupposé idéologique ; un souci de ne jamais séparer la pensée de l’action ; un désir d’« anarchie positive » qui viendrait contester le désordre établi. L’ordre. Mais quel ordre ? Celui d’Antigone n’est pas celui de Créon. La première est une anarchiste dans une cité gouvernée par le second. Dans Qu’est-ce que la propriété ? Proudhon écrit : « L’anarchie, c’est l’ordre moins le pouvoir. » L’ordre libéré de toute autorité comme la plus haute expression de l’ordre. Celui-ci a-t-il jamais existé ? Oui, nous dit Camus, au moment de la révolution libertaire espagnole. « De 1933 à 1936, nous dit Onfray, elle a obtenu ce qu’en plus d’un demi-siècle la révolution russe n’a pas conquis. »
Le livre d’Onfray est provocant et salutaire. Provocant parce que, fidèle à son habitude et à l’enseignement de Nietzsche, l’auteur donne du marteau contre les idoles. C’est sans doute pour cette raison que son Camus est aussi un anti- Sartre. Des lecteurs s’agaceront sûrement de voir Sartre dépeint comme un Maurras de gauche en raison du magistère intellectuel qu’il voulut imposer à son époque. (Au passage, certains de ses défenseurs, quand ils le créditent d’avoir empêché une génération révoltée de basculer dans le terrorisme, se rendent-ils compte qu’ils mettent le pas dans ceux des disciples de Maurras, qui remerciaient le maître de l’Action française d’avoir contribué à écarter la tentation fasciste ?) Salutaire parce que cet essai montre à chaque page combien il est assez farce d’avoir pris Camus pour « le grand prêtre de la morale absolue », pour reprendre la formule imbécile de Francis Jeanson. «Fuyons la folie des extrémités qui n’ont d’issue que les abîmes», écrit Saint-Simon. Toute sa vie, Camus s’est employé à fuir cette folie, tout en s’engageant avec passion dans les combats «en temps de catastrophe». Cette expression est le titre de l’avant-dernier chapitre du livre de Michel Onfray. En lui-même, il montre pourquoi Albert Camus est notre contemporain absolu. Qui peut nier sérieusement que nous soyons, en effet, revenus «en temps de catastrophe» ?
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Par Joseph Macé-Scaron
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