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Les habitans d’Alger prient Aroudj de venir à leur
secours ; il se rend à cette invitation ; Khaïr-ed-din
envoie ses soldats, turcs à son aide, puis il part pour
Tunis ; arrivée d’Ishaac, dans ce pays ; Khaïr-ed-din le
garde auprès de lui; armement formidable ; flotte chrétienne
à Bizerte; Aroudj et Khaïr-ed-din se réunissent
de nouveau ; Khaïr-ed-din se rend à Tunis, où il fréquente
le corps des Ulemas ; expédition des chrétiens
contre Alger ; Aroudj défend la ville.
Lorsque Khaïr-ed-din arriva dans cette ville,
il se trouva qu’Aroudj en était parti depuis quelque
temps sur une invitation qu’il avait reçue
des habitans de Gezaïr(1), qui l’engageaient à
venir les délivrer de la tyrannie des ennemis
de leur loi. Ces infi dèles, profi tant de leur faiblesse,
avaient bâti sur l’île voisine de leur ville
un château dont ils se servaient pour les subjuguer.
Aroudj , en lisant la lettre dans laquelle
ils lui faisaient le récit des vexations qu’ils
éprouvaient, ne consulta que son zèle pour l’islamisme,
et vola au secours de ses frères. En
partant, il recommanda aux habitans de Gigel de
prier de sa part son frère Khaïr-ed-din , lorsqu’il
paraîtrait chez eux, de lui envoyer une troupe
de ses braves compagnons avec lesquels il pût
attaquer les chrétiens qui s’étaient fortifi és sur
la petite île.
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1 Gezaïr, ou Gezaïr-el-Garb, est la fameuse ville
que nous nommons Alger. Les Turcs la nommaient les
îles d’occident, à cause de quelques petites îles qui formaient
son port, et sur lesquelles sont maintenant assises
les fortifications de la marine.
Lorsque Khaïr-ed-din fut arrivé à Gigel(1),
les habitans, transportés de joie, accoururent
au devant de lui et l’accueillirent comme leur
souverain. Ils s’acquittèrent de la commission
dont les avait chargés Aroudj reis au sujet du
secours qu’il attendait de sa part. Khaïr-ed-din
se mit aussitôt en devoir de le satisfaire, et il
lui envoya deux cent quatre vingts Turcs avec
toutes les munitions de guerre et de bouche qui
leur étaient nécessaires. Puis, après avoir resté
quelques jours à Gigel, il fit voile pour Tunis.
Il n’est point aisé de peindre la satisfaction
qu’éprouva Aroudj, lorsqu’il vit arriver la petite
armée que son frère lui avait expédiée. Il fi t à
ces braves soldats l’accueil le plus flatteur, et il
augmenta leur solde.
Khaïr-ed-din, en arrivant à Tunis, apprit
que Courd-Ogli avait fait décharger tous les
bâtimens dont on s’était emparé, et qu’il venait
de mettre toutes les marchandises en magasin. Il
donna ordre d’en faire la vente, et de distribuer
aux propriétaires des corsaires, aux reis et aux
équipages la part qui revenait à chacun(1).
En ce temps-là, Khaïr-ed-din eut la consolation
de revoir son frère Ishaac, qui était l’aîné
des quatre enfans de Jacoub reis; il avait quitté
le pays de Romélie où il s’était fi xé pour venir
chercher son frère Khaïr-ed-din, et l’engager à
s’établir auprès de lui.
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1 Voici quel est l’usage des régences en ce qui
concerne les parts : les propriétaires ont la moitié de la
prise, et l’autre moitié se partage ensuite entre l’équipage.
Le reis a quarante parts, le matelot trois, le simple
combattant une et demie; mais, surtout la régence prélève
un droit de douze et demi pour cent.
Khaïr-ed-din le reçut avec des transports de
joie inexprimables : mais bien loin de condescendre
à ses instances, il ne voulut point lui permettre
de retourner en Romélie, et il le retint auprès de
lui à Tunis.
Les prises immenses que Khaïr-ed-din avait
faites sur les chrétiens, et le trouble qu’il portait
à leur navigation, avaient enfin réuni toutes
les puissances infidèles contre lui: elles avaient
toutes contribué à faire les fonds nécessaires
pour équiper une flotte de trois cent soixante
vaisseaux destinée à le poursuivre, lui et son
frère Aroudj, jusqu’à leur entière destruction.
Cette flotte qui couvrait toute la surface de
la mer, vint mouiller à Binzerte(1), un des ports
du royaume de Tunis où les chrétiens trouvèrent
à l’ancre quatre navires musulmans sans équipage
pour les défendre; ils s’en rendirent maîtres;
ensuite de quoi, ils mirent pied à terre pour
tâcher de s’emparer de la forteresse qui défend la
ville. Ils mirent le siège devant elle : mais grâce
à ses excellentes fortifi cations et au courage avec
lequel les assiégés musulmans se défendirent,
ces infi dèles furent contraints d’abandonner leur
entreprise et de retourner à leurs vaisseaux.
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1 Binzerto à quelques lieues à l’Ouest de Tunis
Ils vinrent dans la rade de la Goulette où était
mouillée l’escadre de Khaïr-ed-d in qui se prépara
à les recevoir avec son artillerie, sa mousqueterie
et ses archers, selon la manière de combattre
des Turcs. Les infidèles ne tardèrent pas à
s’apercevoir qu’ils n’avaient rien à gagner avec
lui par mer : ils voulurent tenter une descente,
mais Khaïr-ed-din se portait comme la foudre
partout où ils cherchaient à mettre pied à terre,
et il les repoussait avec perte. Quand ils virent
l’impossibilité de réussir dans leur dessein, ils
prirent le parti de retourner vers leur pays, couverts
d’opprobre, et d’ignominie, et ils reconnurent
que l’Éternel est le protecteur des vrais croyans.
Lorsque le reis Courd-Ogli et le reis Musliked-
din apprirent que les chrétiens réunissaient
leurs efforts contre Khaïr-ed-din, et préparaient
la nombreuse flotte dont nous venons de parler,
ils pensèrent qu’il était de la prudence de ne pas
attendre l’orage, et ils retournèrent à Constantinople.
Dans ce temps-là, le sultan Selim se préparait
à partir pour la conquête de l’Égypte, où
régnait le sultan Gouri le Circassien ; ils le suivirent
dans cette expédition qui fut si glorieuse
pour les armes ottomanes : ce trait d’histoire
est. trop connu pour que je m’arrête à en faire le
récit.
Après le départ ignominieux de la fl otte des
infidèles, Khaïr-ed-din fit armer quatre chebecs;il
les chargea d’un, grand nombre de combattans,
et de quinze grosses pièces d’artillerie, et il les
envoya sous le commandement, de son frère
Ishaac au secours d’Aroudj qui était toujours à
Alger.
Aroudj embrassa avec transport un frère
chéri qu’il avait perdu de vue depuis plusieurs
années ; et il lui fi t mille questions sur sa santé et
sur ses projets. Il fut enchanté du nombre et du
choix des troupes qu’il lui avait envoyées, il fit
à ces soldats un accueil plein de bonté et d’affabilité,
et il augmenta leur paye lunaire.
Quant à Khaïr-ed-din, il passa toute la
saison d’hiver dans la ville de Tunis, où il s’occupa
à cultiver le corps des ulémas dont la conversation
et les exemples raffermirent ses vertus
religieuses. Au commencement du printemps, il
renonça au repos pour aller, selon sa coutume,
chercher les combats et la gloire(1).
Lorsque la fl otte des chrétiens fut de retour
au port d’où elle était sortie, les infidèles furent
plus que jamais convaincus de l’insuffisance
des moyens qui leur restaient pour détruire une
troupe de héros qui, affrontant tous les dangers,
étaient prêts à verser leur sang pour le triomphe
de la vraie religion ; et qui allait à la mort avec
la même sollicitude que les chrétiens en montrent
pour conserver leur vie.
Ils assemblèrent un grand conseil où il fut
résolu d’attaquer la ville d’Alger et de s’en emparer.
En conséquence, ils firent tous les préparatifs
nécessaires pour cette expédition importante; et
voici comment ils raisonnaient entre eux : Si les
Turcs viennent à bout de s’établir solidement à
Alger et de réduire tous les pays d’alentour sous
leur domination, ils augmenteront nécessairement
le nombre de leurs vaisseaux et de leurs
troupes ; il ne nous sera plus possible alors de
naviguer, et nos côtes mêmes ne seront pas à
l’abri de leurs insultes; heureux celui qui pourra
acheter la tranquillité par un tribut annuel.
Ce qui déterminait surtout les infi dèles à
penser à la conquête d’Alger, c’était la ressource
qu’ils avaient dans le château bâti sur l’île voisine
de cette ville d’où on pouvait inquiéter facilement
les Algériens en employant le canon, ou
même simplement en faisant usage de la mousqueterie.
La vue de cette forteresse était pour
les habitans d’Alger une épine qui leur perçait
le coeur. Mais le terme de la destruction de cet
édifice d’opprobre et de tyrannie n’était point
encore arrivé, et il était réservé à Khair-ed-din
d’effacer jusqu’aux vestiges de la forteresse.
Nous raconterons, quand il en sera temps, toutes
les circonstances de cet évènement si consolant
pour l’islamisme.
Les chrétiens s’imaginèrent encore que
la conquête d’Alger une fois accomplie, ils
pourraient la garder et apaiser le ressentiment
du Grand-Seigneur, moyennant une somme
annuelle qu’ils enverraient à la Sublime Porte
ottomane. En conséquence de la résolution qui
avait été prise dans le conseil, ils se préparèrent
à cette expédition , et ils équipèrent trois cent
vingt navires de toute grandeur, sur lesquels
ils mirent quinze mille hommes de troupes de
débarquement. Ils vinrent mouiller dans la baie,
et ils mirent à terre leurs troupes pour faire le
siège de la ville.
Aroudj, à la tête de ses braves turcs et des
habitans d’Alger , se chargea de la défense de
la ville, et fi t toutes les dispositions nécessaires
pour rendre vains les efforts des ennemis.
Les infidèles vinrent asseoir leur camp près
de la ville, et, selon leur usage, ils se mirent
à l’abri de l’attaque par de larges fossés et au
moyen de retranchemens. Ils y arborèrent leur
étendard abominable, et ils commencèrent à
canonner Alger. Aroudj craignit que cette façon
de combattre ne devint trop avantageuse aux
ennemis de la loi. Il assembla un grand divan
dans lequel il proposa à sa troupe de faire une
sortie, comme le seul moyen qu’il y eut de
décourager les chrétiens, et de leur faire perdre
espérance.
Les braves turcs qu’il commandait approuvèrent
unanimement son idée, en s’écriant :
« Nous ne devons point balancer : c’est nous
qui sommes la cause que les infidèles sont
venus attaquer Alger, et puisque les habitans
n’ont point assez de forces pour se défendre, il
est de toute justice que nous versions jusqu’à la
dernière goutte de notre sang afi n de détourner
l’orage que nous avons attiré sur eux ». Aroudj
enchanté de les voir dans de si belles dispositions,
n’attendit que le moment favorable pour
en profiter.
Lorsqu’il fut arrivé, il fit ouvrir les portes de
la ville, et s’avança le premier. Tous ses braves
le suivirent avec une égale ardeur. On les entendait
élever jusqu’au ciel les acclamations de leur
profession de foi. Ils coururent sur l’ennemi qui
venait au devant d’eux. Les chrétiens ne purent
résister longtemps à ce choc impétueux ; ils
tournèrent le dos et prirent la fuite pour rentrer
dans leurs retranchemens. Aroudj y pénétra avec
eux ; les infi dèles furent contraints d’abandonner
leur étendard, ainsi que leurs tentes, et de
chercher à regagner leurs navires. Les Turcs les
poursuivirent le sabre à la main, renversant les
uns dans la poussière, faisant les autres esclaves.
La plage d’Alger était toute couverte de sang, et
l’on prétend que de cette nombreuse armée d’infi
dèles, c’est à peine si un millier d’hommes put
se sauver à bord de la fl otte, qui mit à l’instant
à la voile pour retourner au port d’où elle était
partie.
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