«Faire souffrir est la seule façon de se tromper»
Albert Camus
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La voix est douce, posée, nimbée d’un léger accent de sa Charente natale. Le regard est d’un bleu limpide. Il garde l’élégance de ses 20 ans, et le souvenir de cette chaude période passée dans le désert brûlant d’Algérie.
Il a trois prénoms, mais il préfère qu’on l’appelle Nouredine, son nom de guerre lorsqu’il était dans la Wilaya I aux côtés de Ben Bachir, alias Boughezala, officier supérieur de l’ALN à la retraite, son ami, qui a eu l’honneur de le recevoir en son domicile sur les hauteurs d’Alger.
La rencontre a tourné à une passionnante conversation où il a été question de guerre bien sûr, mais aussi de souvenirs, de rencontres et d’amitiés qui jalonnent une période importante de la vie. Il raconte pudiquement les faits et son regard devient encore plus lumineux lorsqu’il évoque les drames vécus et la mort qui le traquait à chaque moment.
«J’avais fait mon service militaire en Algérie et j’en étais parti une semaine avant qu’éclate la révolution. Je savais donc un peu ce qui s’y passait.
Suffisamment pour ne pas croire à leur ‘‘pacification’’ mais à la cause des rebelles algériens. A tous ceux qui, depuis Novembre 1954, me parlaient des atrocités commises par les fellagas, je répondais : ‘‘Si j’étais Algérien, je serais fellaga. J’avais connu des Algériens. J’avais vu dans quelles conditions ils vivaient et je comprenais leur révolte. J’avais aussi connu des colons. J’en distinguais deux sortes : les gros qui ignoraient l’indigène, et les autres, les petits qui étaient racistes et tenaient d’autant plus à leur racisme que c’était leur seul luxe», tranche Nouredine. Il faut souffler sur quelques lueurs pour faire une bonne lumière. Noël, dit Nouredine, a cru en ses idées et les a mises en application en se persuadant qu’il ne s’agit pas de posséder ce que l’on veut, mais d’être ce que l’on désire au plus profond de soi. Nouredine raconte dans les menus détails son rappel par l’armée et se souvient très bien du jour fatal.
Croire en ses idées
«Ma compagnie embarqua la dernière sur l’Athos II, puis la passerelle fut relevée ! Le bateau prit aussitôt la mer à Marseille. A ce moment-là, il n’y avait personne parmi les rappelés qui ne fût soit aux hublots, soit sur les ponts pour voir une dernière fois le pays.»
«Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous», écrivait l’immense poète Paul Eluard. Comme le hasard fait bien les choses, 55 ans après, Favrelière Noël André-Louis, dit Nouredine, retourne en Algérie.
5 juillet 2011. Nouredine est invité par ses amis Boughezala Ali et Messaoud Ben Ali à El Oued. Une visite touristique. En fait, «un pèlerinage» puisque Nouredine doit rencontrer «son» prisonnier à qui il sauva la vie en1956, alors qu’il avait écopé de la «corvée de bois», c’est-à-dire destiné à être abattu — cet homme s’appelle Necir Mohamed Salah — on imagine les émouvantes retrouvailles.
«C’était poignant. J’avais les larmes aux yeux», confie Nouredine . «Cela faisait plus de 50 ans. J’étais ému, j’étais bouleversé. Mais ce qui m’a attristé, c’est lorsque je demandais des nouvelles des autres compagnons et que j’apprenais qu’ils n’étaient plus de ce monde.
Plusieurs d’entre eux avaient disparu avec Taleb Larbi. Taleb, c’était mon chef. Il me traitait comme son fils. Il était très généreux. Un meneur d’hommes doublé d’un stratège. Aux chefs de groupe qui venaient lui rendre compte de leurs missions, il demandait toujours après moi, mais il s’empressait de
répondre : ‘‘Il ne peut rien lui arriver car Dieu l’aime’’.»
Il était reproché à Taleb d’activer en solo, de ne pas se soumettre aux ordres de la direction et d’avoir, de surcroît, parmi ses hommes des Youssefistes, partisans de Salah Benyoussef, adversaire de Bourguiba, que l’indépendance de la Tunisie ne contentait pas. Il y avait une brouille avec le GPRA qui allait prendre les dimensions d’une grave crise.
De Tébessa à Tunis
Le colonel Amirouche est venu aux frontières Est pour arranger les choses. «C’est dans ces conditions que j’ai connu cet homme austère et rigoureux. Après ses discussions animées avec Taleb, il a réussi à aplanir la situation. Puis, s’adressant à Taleb, il lui dit : ‘‘Le petit Français, je l’emmène avec moi à Tunis. On en aura besoin là-bas’’. C’est ainsi que je me suis trouvé dans la capitale tunisienne où l’on me confia de petites missions. Comme je parlais l’anglais, j’accompagnais un cinéaste américain venu faire un reportage dans les camps sur les combattants algériens. Un jour, un journaliste français raconta mon histoire au consul américain à Tunis, qui a vite voulu me rencontrer. Je me souviens qu’il m’avait dit : ‘‘Pour nous, les Américains, l’indépendance c’est sacré. Nous soutenons votre cause qui est juste’’. Comme il savait que j’étais condamné à mort, il me suggéra d’aller aux Etats-Unis. Cette proposition intéressa le colonel Amirouche qui a décidé de m’envoyer à New York pour travailler avec la délégation algérienne à l’ONU, notamment avec M’hamed Yazid et Chanderli. J’y suis resté plus de 2 ans.
Mais il faut préciser qu’à mon arrivée, la CIA, qui travaillait avec les services français, m’a mis en prison pendant dix jours, attendant sans doute mon extradition en France. Heureusement que le FBI, ayant la haute main sur les affaires intérieures, puisque j’étais sur le sol américain, avait pris ma défense.»
La corvée de bois
«Cela dit, je tiens à préciser que j’ai eu des problèmes, notamment avec Chanderli qui pensait qu’Amirouche m’avait envoyé pour les surveiller. Ils avaient peur d’Amirouche. Peut-être avaient-ils quelque chose à se reprocher ?
En tous cas, je poursuivais en parallèle mes études à New York. Messaoud Aït Challal, secrétaire des étudiants algériens, était venu à New York, m’a soutenu et m’avait proposé de retourner à Tunis où une bourse d’études en Yougoslavie m’avait été offerte. Comme j’étais artiste peintre, j’ai choisi une thèse sur l’histoire de l’art.
A la Lubyana, l’accueil a été formidable. On n’oubliera jamais le soutien de la Yougoslavie à la Révolution algérienne.
Le 26 août 1956, quelque part près de la frontière sud-est, Mohamed Salah et un compagnon sont faits prisonniers et c’est Noël qui était en charge de les surveiller.
«Que dois-je faire d’eux ?», apostropha-t-il son supérieur : ‘‘Ceux-là sont bons pour la corvée de bois’’ qui consiste à dire au prisonnier ‘‘vas ramasser du bois’’ et dès qu’il s’éloigne, on lui tire dans le dos.
Motif : tentative de fuite. La première idée qui me vint fut qu’il fallait absolument que je fasse s’évader les prisonniers.»
Si le compagnon de Mohamed n’a pas eu de chance, ayant été éjecté d’un hélico, Mohamed, lui, après moult péripéties, s’en sortira grâce à Nouredine qui déserta aux côtés de son prisonnier en prenant avec lui des armes et des munitions. Il se retrouvera dans les rangs du groupe de l’officier Taleb Larbi. C’est là qu’il se liera d’amitié avec Boughezala Ali et Messaoud Ben Ali, aux côtés desquels il combattra ses compagnons d’hier. Dès lors, il adoptera le prénom de Nouredine.
Condamné à mort à deux reprises
Cette désertion lui vaudra deux condamnations à mort par les tribunaux militaires de Khenchela et de Constantine et qui le poursuivront jusqu’après l’indépendance. Il ne bénéficiera d’un non-lieu qu’en1966. «Un ami de ma famille connaissait la nièce de De Gaulle à qui elle a remis ma lettre dans laquelle il était écrit ‘‘Comment peut-il être condamné alors que son seul tort est d’avoir raison avant les autres. Comment laisser sortir tous les criminels de l’OAS qui jouissent de la liberté et garder mon fils otage de cette décision’’, avait écrit ma mère». Quelque temps après, l’affaire était réglée et je l’ai appris lors de mon séjour en Yougoslavie.
Auparavant, j’étais parti à Paris en clandestin au début des années soixante, où j’ai participé à une exposition de mes peintures et où j’ai rencontré Jean-Paul Sartre qui avait pris position pour la cause algérienne.»
A l’indépendance, M’hamed Yazid, qui officiait aux Affaires étrangères, fit appel à
Nouredine qui y exerça quelque temps avant d’être recruté par Salah Louanchi, responsable du journal Le Peuple. «Comme j’étais artiste, je me suis chargé de la conception et du logo.»
«A Paris, j’avais terminé ma spécialité en muséologie et en restauration du patrimoine. De retour à Alger, on m’a emmené chez Ben Bella qui m’avait nommé inspecteur des musées, mais c’était une mission difficile et périlleuse du fait que les Français, avant leur départ, avaient tout pillé. J’ai travaillé de longs mois sans être payé, alors que des coopérants français étaient grassement rémunérés. Je ne vivais qu’avec l’argent envoyé par ma famille. J’avais honte. On avait prétexté, à l’époque, que je n’avais pas de papiers administratifs en règle. Quelle pirouette !
C’est pourquoi je me suis fâché et je n’avais pas hésité à saisir l’opportunité d’aller en Yougoslavie, où j’ai préparé un 3e cycle.»
A presque 80 ans, Nouredine garde la silhouette et la forme d’un jeune premier.
Cet homme, qui ne fait pas son âge, est un gars merveilleux, résume l’ancien officier de l’ALN et de l’ANP, Boughezala Ali, bien connu à Oued Souf, qui sait que les éloges adressés à son ami ne sont pas fortuits. Il est de ceux qui pensent qu’il faut rajouter de la vie aux années et non des années à la vie.
Parcours :
Favrelière Noël André Louis est né en 1932 à La Rochelle, en Charente-Maritime. Il fit son service militaire en 1952 à Philippeville (Skikda) et a été rappelé en 1956, où il déserta avec armes et bagages en rejoignant l’ALN et le groupe de Taleb Larbi. Il activa à la frontière est à Tunis et à New York avec la délégation algérienne à l’ONU.
Condamné à mort en 1956 à deux reprises, il ne fut gracié qu’en 1966. Au maquis, il connut Boughezala Ali, officier avec qui il garde toujours le contact et d’autres anonymes.
Nouredine a écrit deux livres, dont Le Désert à l’aube qu’il dédie à la mémoire de son camarade Kadou (Abdelkader Benazouz et à tous ceux qui comme lui sont morts pour que d’autres vivent libres et en paix...)
Nouredine vit depuis les années soixante en France.
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Hamid Tahri
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