A force de commémorer Camus, de le panthéoniser, de le transformer en fantôme abstrait, on a réussi à le rendre ennuyeux. Comme toutes ces histoires avec Sartre, le communisme et Les Temps modernes sont poussiéreuses ! C'était il y a longtemps, dans l'obscur XXe siècle.
Le Camus vivant (par pitié, qu'on le laisse dormir tranquille au soleil de Lourmarin !) est, pour moi, celui de Noces et de L'Eté. Camus ne dit pas que « tout est bien », puisqu'il y a la misère et l'absurde. Mais il fait confiance, sur fond de tragique, à ce qu'il sent de plus physique et de plus animal en lui, ce qu'il nomme « l'orgueil de vivre ». « Aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Il insiste, Camus, il veut de toutes ses forces « rejoindre les Grecs ». « Le sens de l'histoire de demain n'est pas celui qu'on croit. Il est dans la lutte entre la création et l'inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. »
Ces lignes sont écrites en 1948. En 2010, la lutte entre la création et l'inquisition reste la même. En 1950, Camus écrit encore : « Je ne hais que les cruels. Au plus noir de notre nihilisme, j'ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. (...) Eschyle est souvent désespérant : pourtant, il rayonne et réchauffe. Au centre de son univers, ce n'est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l'énigme, c'est-à-dire un sens qu'on déchiffre mal parce qu'il éblouit. » En 1952, voici une récusation des « tombeaux criards » (et qu'est-ce que le Panthéon, sinon un trafic bruyant de cercueils ?) : « Un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, je pourrai renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre, une dernière fois, ce que je sais. »
Énigmatique et silencieux Camus, qu'on veut à tout prix simplifier et réduire. En 1953, quatre ans avant son Nobel, sept ans avant son accident mortel, il écrit : « Un brusque amour, une grande œuvre, un acte décisif, une pensée qui transfigure, donnent à certains moments la même intolérable anxiété, doublée d'un attrait irrésistible. (...) J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d'un bonheur royal. » C'est beau.
Philippe Sollers
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