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Personne n’a pu y échapper. Lundi 4 janvier, à l’unisson, les radios publiques et la télévision ont marqué le cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus. C’est devenu une habitude : nous traquons les anniversaires d’événements ou de personnages qui permettent de nous ressourcer dans les lieux communs du moment. Ces commémorations souvent rituelles, rarement stimulantes, sont la plupart du temps exaspérantes tant elles assènent banalités et évidences, et aussi une volonté rarement dissimulée de discréditer aussi bien les pensées dissidentes que les révoltes qui ont marqué l’histoire. Régulièrement, les bornes du supportable, nous ne dirons même pas de l’honnêteté, sont allègrement franchies. Ce fut le cas lors de l’entretien sur France Inter avec Daniel Leconte.
Que Daniel Leconte soit un grand ami de Philippe Val, directeur de la station ; qu’il ait réalisé un médiocre documentaire sur le procès de l’ancien directeur de Charlie Hebdo autour des caricatures de Mahomet, C’est dur d’être aimé par des cons (2008), n’a, évidemment, rien à voir avec cette invitation. Pas plus que son implication dans la campagne de l’extrême droite juive contre le journaliste de France 2 Charles Enderlin. Les titres de gloire de Leconte sont nombreux ; le documentariste s’est illustré dans les dénonciations de la gauche radicale (Mona Chollet, « “De quoi j’me mêle !”, ou quand Arte dérape », Le Courrier, 10 mai 2004). Il est aussi l’auteur d’un obscur opuscule sur Camus dont personne n’avait entendu parler, mais que France Inter a exhumé et dont on pressent que le thème central sera : « qu’elles étaient belles nos colonies »... Et l’idée que si la France avait seulement consenti à quelques réformes, les colonisés auraient accepté avec joie de vivre dans notre grand pays, symbole de toutes les libertés.
Pour réussir cette « démonstration », Daniel Leconte doit effectuer quelques tours de passe-passe intellectuels — rien n’est outrancier quand il s’agit de défendre la bonne cause. Et d’abord expliquer que la violence durant la guerre d’Algérie fut le résultat du choix du Front de libération nationale algérien (FLN) : ce n’est qu’ensuite qu’il y a eu une riposte française.
« Sur la question de la fin et des moyens, ça veut dire que l’on pouvait être du côté des Algériens, du nationalisme algérien ; comme lui, on pouvait encourager l’idée d’un Etat fédéral sans aller jusqu’à l’indépendance, MAIS en refusant les moyens qui étaient utilisés. C’est-à-dire en refusant de placer une bombe dans un endroit public, comme ça a été le cas au milieu de bars. Ce qui est, en gros, probablement l’acte fondateur du terrorisme moderne. Celui qui dit en fait “on tue les gens pour ce qu’ils sont, pas pour ce qu’ils font”. Et ça, c’est terrible ! Au milieu de bars, on a mis une bombe qui a tué une première fois huit personnes. Vous, moi, pouvions y être ! Des enfants ont été tués à ce moment-là ! Ça a été ça, si vous voulez, la première signature du terrorisme à Alger. Il y avait, et il y a eu, par la suite, Massu, la torture. Il y avait ce cycle infernal des deux côtés. Mais on a condamné, si vous voulez, la torture du côté français (et on la condamne toujours), mais peu de voix (la seule, c’était celle de Camus) s’élevaient contre l’utilisation de cette arme absolue, qui était une arme terrible. On voit bien aujourd’hui où ça nous mène. Cinquante après, nous avons aujourd’hui ramassé les conséquences de cela. L’histoire de l’arme des pauvres, etc. On a le droit de tout faire, tout est permis, au nom de la cause. »
Vous avez bien noté :
— D’abord, on a eu le FLN qui a posé des bombes et tué des innocents ;
— Il y a eu, par la suite, Massu, la torture. Les politiques et l’armée français n’ont fait que répondre à une violence suscitée par leurs ennemis.
Oubliés les massacres de Sétif, la violence quotidienne de la colonisation, la banalisation de la torture bien avant 1954 et le début de l’insurrection algérienne.
D’autre part, Leconte affirme que l’on pouvait être pour le nationalisme algérien, sans aller jusqu’à l’indépendance... Que veut dire ce galimatias, assaisonné de l’idée d’un Etat fédéral ? Une seule chose : il ne fallait pas d’Etat indépendant algérien. Pourquoi ? Leconte ne le dit pas... En d’autres termes, il fallait la poursuite de la domination française, certes « humanisée »...
Revenons sur la question de la violence, car pour Leconte, et il a raison, elle est d’actualité. Nous avons aujourd’hui, explique-t-il, « l’histoire de l’arme des pauvres », sous-entendant que la violence, dans notre monde, c’est celle des pauvres, justifiée par quelques intellectuels égarés : la violence des Palestiniens, celle du terrorisme, etc. Mais pourquoi ne dit-il rien sur la violence des Etats-Unis en Irak ou en Afghanistan, sur celle d’Israël contre les Palestiniens à Gaza et ailleurs, etc. ? Sans doute parce qu’il pense qu’elle est une riposte justifiée à la violence des pauvres... A se demander qui a déclenché la guerre d’Irak en 2003, ou qui occupe la Palestine. Il est vrai que Leconte considère la guerre d’Irak comme une guerre juste...
Certes, la violence n’est pas toujours la meilleure voie à suivre. Les Palestiniens peuvent réfléchir sur l’usage de la non-violence. Mais, parfois, il n’y a pas d’autre voie et, au risque de me répéter, je reprendrai ce qu’écrivait Nelson Mandela évoquant ses négociations avec le gouvernement sud-africain et les demandes d’arrêter la violence : « Je répondais que l’Etat était responsable de la violence et que c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense. » (Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Livre de poche, p. 647.) Et, en Algérie en 1954, aucune autre voie n’existait pour le peuple algérien, tant la violence de la colonisation bouchait toute perspective politique.
Bien sûr, Leconte oppose Camus à Sartre. « Sartre a théorisé la libération des peuples. Avec toutes les conséquences que cela a eu. La grandeur que cela a eu, et les débordements. Je crois que Camus est l’homme de la philosophie de la liberté individuelle. C’est ce qui fait sa modernité, et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui, Camus nous rend plus service que Sartre. Je crois que c’est ça, la vraie différence entre les deux. » Si on le comprend bien, la libération des peuples n’est plus à l’ordre du jour, ce qu’il faut défendre c’est la liberté individuelle, effaçant une fois de plus la ligne de démarcation qui n’a pas disparu entre dominants et dominés.
Camus ne se résume pas à ses positions politiques. Il fut à la fois celui qui dénonçait le colonialisme dans les années 1930 et celui qui resta muet pendant presque toute la guerre d’Algérie. De ce point de vue, on peut lui préférer Francis Jeanson, membre du comité de rédaction des Temps modernes, qui s’engagea dans le soutien direct au FLN. Ou Yves Vié-Lesage, ce catholique professeur de philosophie à Oran évoqué par Messaoud Benyoucef dans Le Monde (« Fallait-il préférer sa mère à la justice ou affronter les ultras de l’OAS ? », 9 janvier) : « Ces temps, décidément, sont scélérats qui voient le Barnum indécent de ceux qui sont revenus de tout, de ceux qui ont renié tout et son contraire, de ceux qui n’attendaient qu’un alibi solide pour se soustraire à leur simple devoir d’humain, de ceux qui ne rêvaient que de dénoncer les “pièges de l’engagement” pour pouvoir se consacrer - enfin ! - à leur petitesse, s’ébranler pour de fabuleuses ripailles derrière une effigie [celle de Camus] qui n’en peut mais, certes, mais qui aurait dû y penser. » Que des catholiques, des curés, au nom de leur foi, aient combattu le colonialisme, se soient même engagés aux côtés du FLN, tandis que des soi-disant défenseurs de la République laïque et universelle se sont retrouvés aux côtés des ultras, est à méditer...
Incontestablement, Albert Camus fut un grand écrivain. Ce qui n’empêche pas de contester ses positions politiques ni de lire son œuvre, comme l’a fait Edward Said dans L’Orientalisme, à travers la grille orientaliste. Mais, quoi qu’il en soit, Camus ne mérite pas des avocats comme Daniel Leconte.
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par Alain Gresh, dimanche le 10 janvier 2010,
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