Cinquante ans après sa mort, Albert Camus est toujours loin de faire l'unanimité dans le monde arabe. Le quotidien panarabe Al-Hayat refuse ainsi de le placer au panthéon de la littérature mondiale.
On ne peut qu'être irrité par la proposition du gouvernement français de transférer les cendres d'Albert Camus au Panthéon [avancée par Nicolas Sarkozy le 19 novembre 2009, elle se heurte à l'opposition des héritiers de l'écrivain]. Il s'agit d'une tentative de récupération du cadavre de l'auteur de La Chute, et cela malgré le refus que celui-ci avait manifesté de son vivant de toute appartenance politique ou idéologique. L'auteur du Malentendu inspirait des sentiments mitigés à tout le monde, à gauche comme à droite, aux Arabes comme aux Européens, aux Français comme aux Algériens. Car les positions de l'auteur de L'Etranger - ce personnage qui considère l'existence comme dépourvue de sens et ne perçoit pas de différence entre la tristesse et la joie, ni entre la vie et la mort - n'étaient pas exemptes de toute ambiguïté, bien au contraire.
En ce qui nous concerne, nous autres Arabes, impossible de ne pas partager la joie de vivre, toute méditerranéenne, de l'auteur des Noces, de ne pas admirer sa vigilance, de ne pas adhérer à sa défense sans relâche des pauvres et des opprimés. Il n'en reste pas moins que nous ne pouvions pas non plus fermer les yeux sur le fait que l'auteur de La Peste décrive la ville d'Oran comme si aucun Arabe n'y habitait, ou que Meursault, le "héros" de L'Etranger, tire des coups de feu sur un Arabe à la plage "à cause du soleil".
C'est pour tout cela que, malgré notre amour pour Camus, nous nous sommes toujours sentis plus proches de Sartre. C'est pour cela que, malgré notre sympathie pour Meursault, nous avons toujours eu plus de compréhension pour Roquentin [le héros de La Nausée]. D'autant plus, peut-être, que nous n'avions trouvé ni dans Le Mythe de Sisyphe, ni dans L'Homme révolté la force de l'écriture et la charge polémique de Sartre. Certes, nous allions comprendre par la suite que la philosophie de Sartre n'était pas aussi puissante que nous l'avions imaginé ; mais il n'en reste pas moins que l'auteur de Qu'est-ce que la littérature ? éclipsait la plupart de ceux qui l'entouraient. Camus était resté à l'écart de la cour sartrienne, ce qui ne l'a pas empêché de dénoncer la violence et l'injustice. Mais force est de constater qu'il n'avait pas été capable de faire un choix clair entre la justice et la liberté, d'un côté, l'amour pour sa mère et les rayons de soleil à Tipaza, de l'autre.
Abdessalam Benabdelali | Al Hayat
Albert Camus, 17 octobre 1957
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