À l’époque des transatlantiques et de la marine à vapeur, quand apercevoir la Skyline de New York depuis le pont supérieur de votre paquebot définissait votre rapport primesautier au monde, émerveillé par la découverte inopinée de cette côte sauvage luisant dans le ciel américain – avec en toile de fond l’orgueil des nations émancipées dans le rêve des sentences, de celles qui proclament « le droit au bonheur » – Albert Camus débarque à New-York pour la première fois de sa vie, au lendemain de la guerre.
Au contact vivifiant du vent de l’Hudson il arbore son personnage avec gourmandise. Sûr de son charme, de son élégance et de sa démarche il apparaît aux yeux des jeunes étudiants de NYC et de Columbia comme l’incarnation du modèle absolu du héros de la liberté. Écrivain célèbre, résistant, journaliste lucide et respecté, Albert Camus en impose à ses auditeurs. De plus il y a cette voix chaleureuse, cette façon de prononcer les mots et de les amener à exprimer votre sentiment le plus profond, votre pensée la plus émancipée. Toutes bouches tues, tous regards énigmatiquement posés sur l’orateur, on entend ce discours prononcé à la tribune des universités, préfiguration de ce que sera le fameux discours de réception du Prix Nobel en 1957.
Albert Camus a rédigé le texte de son intervention, en anglais, pendant la traversée atlantique. Il y est essentiellement question de la condition humaine bafouée par les six années de conflit armé qui plongèrent le monde dans les flammes et la stupéfaction. Ce terreau formateur sur lequel naît et croît la pensée d’Albert Camus est condensé dans ce texte de circonstance, redéfinissant le modus operandi avec lequel il affûte son rôle de médiateur en cette époque nihiliste. Ces bornes réflexives permettent de comprendre les mécanismes de l’écriture, de la méditation et du déchiffrement des données de l’expérience. Et c’est aussi une vue d’ensemble sur la construction de la personnalité, loin des tonalités d’un être au monde qui ne serait pas avant tout une pensée en actes et en discordes.
À travers le récit circonstancié de différentes expériences au coeur de la tourmente Albert Camus offre à ses auditeurs un aperçu de ce que peut la littérature face aux monstruosités qui se profilent : le cataclysme nucléaire, la peine de mort, le danger permanent de la rancoeur et du ressentiment à l’heure de la reconstruction européenne.
Dans la variété des références convoqués l’homme met en lumière sa sensibilité du moment, celle de l’élaboration d’un pacte solidaire avec les victimes de la furie mondialisée. Ainsi ce qui se dévoile c’est avant tout la générosité avec laquelle Albert Camus propose une alternative aux jeunes gens de la nation américaine : abandonner les vieilles habitudes qui ménent au désastre, laisser de côté une bonne fois pour toutes tout sentiment de servitude, d’hostilité et de découragement, sans quoi nous ne ressemblerons plus qu’à ces vieilles écorces figés et creuses, contenant en leur sein la sève sèche qu’on entrepose dans le Panthéon… de nos défaites les plus cuisantes.
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Marcellien
Albert Camus : les vestiges intemporels
Posté par redacteur dans Lumière sur... le 26 janvier 2010
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