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Dans cette immense
prison surpeuplée, dont chaque cellule abrite une souffrance, parler de soi est
comme une indécence. Au rez-de-chaussée, c'est la " division " des
condamnés à mort. Ils sont là quatre-vingts, les chevilles enchaînées, qui
attendent leur grâce ou leur fin. Et c'est à leur rythme que nous vivons tous.
Pas un détenu qui ne se retourne le soir sur sa paillasse à l'idée que l'aube
peut être sinistre, qui ne s'endort sans souhaiter de toute sa force qu'il ne
se passe rien. Mais c'est pourtant de leur quartier, que montent chaque jour
les chants interdits, les chants magnifiques qui jaillissent toujours du cour
des peuples en lutte pour leur liberté.
Les tortures ? Depuis
longtemps le mot nous est à tous devenu familier. Rares sont ici ceux qui y ont
échappé. Aux " entrants " à qui l'on peut adresser la parole, les
questions que l'on pose sont, dans l'ordre : " Arrêté depuis longtemps ?
Torturé ? Paras ou policiers ? " Mon affaire est exceptionnelle par le
retentissement qu'elle a eu. Elle n'est en rien unique. Ce que j'ai dit dans ma
plainte, ce que je dirai ici illustre d'un seul exemple ce qui est la pratique
courante dans cette guerre atroce et sanglante.
Il y a maintenant plus
de trois mois que j'ai été arrêté. J'ai côtoyé, durant ce temps, tant de
douleurs et tant d'humiliations que je n'oserais plus parler encore de ces
journées et de ces nuits de supplices si je ne savais que cela peut être utile,
que faire connaître la vérité c'est aussi une manière d'aider au cessez-le-feu
et à la paix. Des nuits entières, durant un mois, j'ai entendu hurler des
hommes que l'on torturait, et leurs cris résonnent pour toujours dans ma mémoire.
J'ai vu des prisonniers jetés à coups de matraque d'un étage à l'autre et qui,
hébétés par la torture et les coups, ne savaient plus que murmurer en arabe les
premières paroles d'une ancienne prière.
Mais, depuis, j'ai
encore connu d'autres choses. J'ai appris la " disparition " de mon
ami Maurice Audin, arrêté vingt-quatre heures avant moi, torturé par la même
équipe qui ensuite me " prit en mains ". Disparu comme le cheikh
Tebessi, président de l'Association des Oulamas, le docteur Cherif Zahar, et
tant d'autres. Lodi, j'ai rencontré mon ami de Milly, employé à l'hôpital
psychiatrique de Blida, torturé par les " paras " lui aussi, mais
suivant une nouvelle technique : il fut attaché, nu, sur une chaise métallique
où passait le courant électrique ; il porte encore des traces profondes de
brûlures aux deux jambes. Dans les couloirs de la prison, j'ai reconnu dans un
" entrant " Mohamed Sefta, de la Mahakma d'Alger (la justice
musulmane). " Quarante-trois jours chez les paras. Excuse-moi, j'ai encore
du mal à parler : ils m'ont brûlé la langue ", et il me montra sa langue
tailladée. J'en ai vu d'autres : un jeune commerçant de la Casbah, Boualem
Bahmed, dans la voiture cellulaire qui nous conduisait au tribunal militaire,
me fit voir de longues cicatrices qu'il avait aux mollets. " Les paras,
avec un couteau : j'avais hébergé un F.L.N.. "
De l'autre côté du mur,
dans l'aile réservée aux femmes, il y a des jeunes filles dont nul n'a parlé
Djamila Bouhired, Elyette Loup, Nassima Hablal, Melika Khene, Lucie Coscas,
Colette Grégoire et d'autres encore : déshabillées, frappées, insultées par des
tortionnaires sadiques, elles ont subi elles aussi l'eau et l'électricité.
Chacun ici connaît le martyre d'Annick Castel, violée par un parachutiste et
qui, croyant être enceinte, ne songeait plus qu'à mourir.
Tout cela, je le sais,
je l'ai vu, je l'ai entendu. Mais qui dira tout le reste ?
C'est aux "
disparus " et à ceux qui, sûrs de leur cause, attendent sans frayeur la
mort, à tous ceux qui ont connu les bourreaux et ne les ont pas craints, à tous
ceux qui, face à la haine et la torture, répondent par la certitude de la paix
prochaine et de l'amitié entre nos deux peuples qu'il faut que l'on pense en
lisant mon récit, car il pourrait être celui de chacun d'eux.
Il était 16 heures
lorsque le lieutenant de parachutistes Charbonnier, accompagné d'un de ses
hommes et d'un gendarme, arriva chez Audin pour me prendre en charge. La veille
de ce mercredi 12 juin, mon ami Maurice Audin, assistant à la Faculté des
sciences d'Alger, avait été arrêté à son domicile et la police y avait laissé
un inspecteur. C'est lui qui m'ouvrit la porte lorsque je tombai dans la
souricière. J'avais tenté, sans succès, de m'échapper, mais le policier,
revolver au poing, m'avait rattrapé au premier étage et nous étions remontés
dans l'appartement. Très nerveux, l'inspecteur, tout en me surveillant du coin
de l'oil, avait téléphoné au centre des paras pour demander un renfort
immédiat.
Dès le moment où le
lieutenant entra dans la pièce, je sus ce qui m'attendait. Coupé par un immense
béret, son petit visage bien rasé, triangulaire et anguleux comme celui d'un
fennec, souriait, les lèvres pincées. " Excellente prise, dit-il en
détachant les syllabes ; c'est Henri Alleg, l'ancien directeur d'Alger
républicain. Et puis immédiatement, s'adressant à moi :
" Qui vous héberge
?
- Ça, je ne vous le
dirai pas ! "
Sourire et hochement de
tête, puis, très sûr de lui : " Nous allons vous préparer un petit
interrogatoire tout à l'heure qui vous suffira. Vous répondrez, je vous le
promets. Mettez-lui les menottes. "
Tenu par le para, je
descendis les trois étages jusqu'à la rue. La voiture du lieutenant, une
Aronde, nous attendait, rangé de l'autre côté. On me fit asseoir, à l'arrière.
le para était à côté de moi : le canon de sa mitraillette me heurtait les côtes
: " Il y en a un bon tas là-dedans pour vous, si vous faites le con.
"
Nous filions vers les
hauteurs de la ville. Après une courte halte devant une villa (sans doute un PC
des paras), où entra seul Charbonnier, nous continuâmes à monter vers
Châteauneuf par le boulevard Clemenceau. Finalement, la voiture s'arrêta après
la place d'El-Biar, devant un grand immeuble en construction.
Je traversai une cour
encombrée de jeeps et de camions militaires et j'arrivai devant l'entrée du
bâtiment inachevé. Je montai : Charbonnier était devant, le para derrière moi.
Les fers du ciment armé apparaissaient çà et là dans la maçonnerie ; l'escalier
n'avait pas de rampe, des plafonds gris pendaient les fils d'une installation
électrique hâtive.
D'un étage à l'autre,
c'était un remue-ménage incessant de paras, qui montaient et descendaient,
chassant devant eux des Musulmans, prisonniers déguenillés, barbus de plusieurs
jours, le tout dans un grand bruit de bottes, d'éclats de rire, de grossièretés
et d'insultes entremêlés. J'étais au " centre de tri du sous-secteur de la
Bouzaréah ". J'allais apprendre bientôt comment s'effectuait ce " tri
".
Derrière Charbonnier,
j'entrai dans une grande pièce du troisième ou du quatrième étage : la salle de
séjour du futur appartement. Quelques tables démontables ; au mur, des photos
racornies de suspects recherchés, un téléphone de campagne : c'était tout
l'ameublement. Près de la fenêtre, un lieutenant. Je sus par la suite qu'il se
nommait Erulin. Un grand corps d'ours, bien trop grand pour cette petite tête
aux yeux bridés de poupon mal réveillé et pour la petite voix pointue qui en
sortait, une voix un peu mielleuse et zozotante d'enfant de chour vicieux.
" Nous allons vous
donner une chance, dit Charbonnier, tourné vers moi. Voici du papier et un
crayon. Vous allez nous dire où vous habitez, qui vous a hébergé depuis votre
passage à la clandestinité, quelles sont les personnes que vous avez
rencontrées, quelles ont été vos activités. "
Le ton restait poli. On
m'avait enlevé les menottes. Je répétai pour les deux lieutenants ce que
j'avais dit à Charbonnier durant le trajet en voiture : " Je suis passé
dans la clandestinité pour ne pas être arrêté, car je savais que je faisais l'objet
d'une mesure d'internement. Je m'occupais et je m'occupe encore des intérêts de
mon journal. · ce sujet, j'ai rencontré à Paris MM. Guy Mollet et Gérard
Jacquet. Je n'ai pas à vous en dire davantage. Je n'écrirai rien et ne comptez
pas sur moi pour dénoncer ceux qui ont eu le courage de m'héberger ".
Toujours souriants et
sûrs d'eux-mêmes, les deux lieutenants se consultèrent du regard.
" Je crois qu'il
est inutile de perdre notre temps ", dit Charbonnier. Erulin approuva.
Dans le fond, c'était aussi mon avis : si je devais être torturé, que ce soit
plus tôt ou plus tard, quelle importance ? Et plutôt que d'attendre, il valait
mieux affronter le plus dur tout de suite.
Charbonnier était au
téléphone : " Préparez une équipe : c'est pour une ''grosse légume'', et
dites à Lorca de monter. " Quelques instants plus tard, Lorca entrait dans
la pièce. Vingt-cinq ans, petit, basané, le nez busqué, les cheveux gominés, le
front étroit. Il s'approcha de moi et dit en souriant : " Ah ! C'est lui, le
client ? Venez avec moi. " Je passai devant lui. Un étage plus bas,
j'entrai dans une petite pièce à gauche du couloir : la cuisine du futur
appartement. Un évier, un potager de faïence, surmontés d'une hotte dont les
vitres n'étaient pas encore placées : seule était posée la structure
métallique. Au fond, une porte-fenêtre camouflée de cartons rapiécés qui
obscurcissaient la pièce.
" Déshabillez-vous
", dit Lorca, et comme je n'obéissais pas : " Si vous ne voulez pas,
on le fera de force. "
Tandis que je me déshabillais,
des paras allaient et venaient autour de moi et dans le couloir, curieux de
connaître le " client " de Lorca. L'un d'eux, blondinet à l'accent
parisien, passa la tête à travers le cadre sans vitre de la porte : "
Tiens, c'est un Français ! Il a choisi les ''ratons'' contre nous ? Tu vas le
soigner, hein, Lorca ! "
Lorca installait
maintenant sur le sol une planche noire, suintante d'humidité, souillée et
gluante des vomissures laissées sans doute par d'autres " clients ".
" Allez,
couchez-vous ! " Je m'étendis sur la planche. Lorca, aidé d'un autre,
m'attacha par les poignets et les chevilles avec des lanières de cuir fixées au
bois. Je voyais Lorca debout au-dessus de moi, les jambes écartées, un pied de
chaque côté de la planche à la hauteur de ma poitrine, les mains aux hanches,
dans l'attitude du conquérant. Il me fixait droit dans les yeux, essayant comme
ses chefs de m'intimider.
" Ecoutez, dit-il
avec un accent d'Oranie, le lieutenant vous laisse réfléchir un peu, mais après
vous allez parler. Quand on pique un Européen, on le soigne mieux que les
''troncs''. Tout le monde parle. Faudra tout nous dire - et pas seulement un
petit morceau de la vérité, hein, mais tout ! ... "
Pendant ce temps, autour
de moi, des " bérets bleus " faisaient assaut d'esprit :
" Pourquoi que tes
copains ils ne viennent pas te détacher ? "
" Tiens, qu'est-ce
qu'il fait étendu là-dessus, celui-là ? De la relaxation ? "
Un autre plus hargneux :
" Faudrait pas perdre son temps avec des mecs comme ça. Moi, je les descendrais
tout de suite. "
Du bas de la fenêtre
soufflait un courant d'air glacé. Nu sur la planche humide, je commençais à
trembler de froid. Alors Lorca, souriant : " Vous avez peur ? Vous voulez
parler ?
- Non, je n'ai pas peur,
j'ai froid.
- Vous faites le
fanfaron, hein ? Ca va vous passer. Dans un quart d'heure, vous allez parler
gentiment. "
Je restai là au milieu
des paras qui plaisantaient et m'insultaient, sans répondre, m'efforçant de
rester le plus calme possible.
Enfin je vis entrer dans
la pièce Charbonnier, Erulin et un capitaine. Grand, maigre, les lèvres
pincées, la joue balafrée, élégant et muet : le capitaine Devis.
" Alors vous avez
réfléchi ? " C'était Charbonnier, qui me posait la question.
- Je n'ai pas changé
d'avis.
- Bon, il l'aura
cherché, et, s'adressant aux autres : " Il vaut mieux aller dans la pièce
à côté, il y a de la lumière, on sera mieux pour travailler. "
Quatre paras saisissant
la planche sur laquelle j'étais attaché me transportèrent ainsi dans la pièce
voisine, face à la cuisine, et me déposèrent sur le ciment. Les officiers
s'installaient autour de moi, assis sur les paquetages apportés par leurs
hommes. " Ah ! dit Charbonnier, toujours très sûr du résultat escompté, il
me faut du papier et un carton ou quelque chose de dur en dessous pour pouvoir
écrire. " On lui tendit une planchette qu'il posa à côté de lui. Puis,
prenant des mains de Lorca une magnéto que celui-ci lui tendait, il l'éleva à
la hauteur de mes yeux et me dit, retournant l'appareil déjà cent fois décrit
pas les suppliciés : " Tu connais ça, n'est-ce pas ? Tu en as souvent
entendu parler ? Tu as même écrit des articles là-dessus ?
- Vous avez tort
d'employer de telles méthodes. Vous verrez. Si vous avez de quoi m'inculper,
transférez-moi à la justice : vous avez vingt-quatre heure pour cela. Et vous
n'avez pas à me tutoyer. "
Eclats de rire autour de
moi.
Je savais bien que ces
protestations ne servaient à rien et que, dans ces circonstances, en appeler au
respect de la légalité devant ces brutes était ridicule, mais je voulais leur
montrer qu'ils ne m'avaient pas impressionné.
" Allez ", dit
Charbonnier.
Un para s'assit sur ma
poitrine : très brun, la lèvre supérieure retroussée en triangle sous le nez,
un grand sourire de gosse qui va faire une bonne farce... Je devais le
reconnaître plus tard dans le bureau du juge au cours d'une confrontation.
C'était le sergent Jacquet. Un autre para (oranais sans doute, d'après son
accent) était à ma gauche, un autre aux pieds, les officiers tout autour et,
dans la pièce, d'autres encore, sans tâche précise, mais désireux sans doute
d'assister au spectacle.
Jacquet, toujours
souriant, agita d'abord devant mes yeux les pinces qui terminaient les
électrodes. Des petites pinces d'acier brillant, allongées et dentelées. Des
pinces " crocodiles ", disent les ouvriers des lignes téléphoniques
qui les utilisent. Il m'en fixa une au lobe de l'oreille droite, l'autre au
doigt du même côté.
D'un seul coup, je
bondis dans mes liens et hurlai de toute ma voix. Charbonnier venait de
m'envoyer dans le corps la première décharge électrique. Près de mon oreille
avait jailli une longue étincelle et je sentis dans ma poitrine mon cour
s'emballer. Je me tordais en hurlant et me raidissais à me blesser, tandis que
les secousses commandées par Charbonnier, magnéto en mains, se succédaient sans
arrêt. Sur le même rythme, Charbonnier scandait une seule question en martelant
les syllabes : " Où es-tu hébergé ? "
Entre deux secousses, je
me tournai vers lui pour lui dire : " Vous avez tort, vous vous en
repentirez ! " Furieux, Charbonnier tourna à fond le rhéostat de sa
magnéto : " Chaque fois que tu me feras la morale, je t'enverrai une
giclée ! " Et tandis que je continuais à crier, il dit à Jacquet : "
Bon Dieu, qu'il est gueulard ! Foutez-lui un bâillon ! " Roulant ma
chemise en boule, Jacquet me l'enfonça dans la bouche et le supplice
recommença. Je serrai de toutes mes forces le tissu entre mes dents et j'y
trouvai presque un soulagement.
Brusquement, je sentis
comme la morsure sauvage d'une bête qui m'aurait arraché la chair par saccades.
Toujours souriant au-dessus de moi, Jacquet m'avait branché la pince au sexe.
Les secousses qui m'ébranlaient étaient si fortes que les lanières qui me
tenaient une cheville se détachèrent. On arrêta pour les rattacher et on
continua.
Bientôt le lieutenant
prit le relais de Jacquet. Il avait dégarni un fil de sa pince et le déplaçait
sur toute la largeur de ma poitrine. J'étais tout entier ébranlé de secousses
nerveuses de plus en plus violentes et la séance se prolongeait. On m'avait
aspergé d'eau pour renforcer encore l'intensité du courant et, entre deux
" giclées ", je tremblais aussi de froid. Autour de moi, assis sur
les paquetages, Charbonnier et ses amis vidaient des bouteilles de bière. Je
mordais mon bâillon pour échapper à la crampe qui me tordait tout le corps. En
vain.
Enfin, ils s'arrêtèrent.
" Allez, détachez-le ! " La première " séance " était
terminée.
Je me relevai en
titubant, remis mon pantalon et ma veste. Erulin était devant moi. Ma cravate
était sur la table. Il la prit, me la noua comme une corde autour du cou et, au
milieu des rires, me traîna, comme il aurait traîné un chien, derrière lui,
jusqu'au bureau contigu.
" Alors, me dit-il,
ça ne te suffit pas ? On ne te lâchera pas. · genoux ! " De ses énormes
battoirs, il me giflait à toute volée. Je tombai à genoux, mais j'étais
incapable de me maintenir droit. J'oscillais tantôt à gauche, tantôt à droite :
les coups d'Erulin rétablissaient l'équilibre quand ils ne me jetaient pas
contre le sol : " Alors, tu veux parler ? Tu es foutu, tu entends. Tu es
un mort en sursis ! "
" Amenez Audin, dit
Charbonnier, il est dans l'autre bâtiment. " Erulin continuait à me
frapper, tandis que l'autre, assis sur une table, assistait au spectacle. Mes
lunettes avaient depuis longtemps voltigé. Ma myopie renforçait encore
l'impression d'irréel, de cauchemar que je ressentais et contre laquelle je
m'efforçais de lutter, dans la crainte de voir se briser ma volonté.
" Allez, Audin,
dites-lui ce qui l'attend. Evitez-lui les horreurs d'hier soir ! " C'était
Charbonnier qui parlait. Erulin me releva la tête. Au-dessus de moi, je vis le
visage blême et hagard de mon ami Audin qui me contemplait tandis que
j'oscillais sur les genoux. " Allez, parlez-lui ", dit Charbonnier.
" C'est dur, Henri
", dit Audin. Et on le remmena.
Brusquement, Erulin me
releva. Il était hors de lui. Cela durait trop. " Ecoute, salaud ! Tu es
foutu ! Tu vas parler ! Tu entends, tu vas parler ! " Il tenait son visage
tout près du mien, il me touchait presque et hurlait : " Tu vas parler !
Tout le monde doit parler ici ! On a fait la guerre en Indochine, ça nous a
servi pour vous connaître. Ici, c'est la Gestapo ! Tu connais la Gestapo ?
" Puis, ironique : " Tu as fait des articles sur les tortures, hein,
salaud ! Eh bien ! Maintenant, c'est la 10e D.P. qui les fait sur toi. "
J'entendis derrière moi rire l'équipe des tortionnaires. Erulin me martelait le
visage de gifles et le ventre de coups de genou. " Ce qu'on fait ici, on
le fera en France. Ton Duclos et ton Mitterrand, on leur fera ce qu'on te fait,
et ta putain de République, on la foutra en l'air aussi ! Tu vas parler, je te
dis. " Sur la table, il y avait un morceau de carton dur. Il le prit et
s'en servit pour me battre. Chaque coup m'abrutissait davantage mais en même
temps me raffermissait dans ma décision : ne pas céder à ces brutes qui se
flattaient d'être les émules de la Gestapo.
" Bon, dit
Charbonnier, tu l'auras voulu ! On va te livrer aux fauves. " Les " fauves
", c'étaient ceux que je connaissais déjà, mais qui allaient déployer plus
largement leurs talents.
Erulin me traîna vers la
première pièce, celle où se trouvaient la planche et la magnéto. J'eus le temps
d'apercevoir un Musulman nu qu'on relevait à coups de pied et qu'on chassait
dans le couloir. Pendant qu'Erulin, Charbonnier et les autres s'occupaient de
moi, le reste de l'équipe avait poursuivi son " travail " avec la
planche et la magnéto disponibles. Ils avaient " interrogé " un
suspect pour ne pas perdre de temps.
Lorca m'attacha sur la
planche : une nouvelle séance de torture électrique débutait. " Ce
coup-ci, c'est la grosse gégène ", dit-il. Dans les mains de mon
tortionnaire, je vis un appareil plus gros, et dans la souffrance même je sentis
une différence de qualité. Au lieu des morsures aiguës et rapides qui
semblaient me déchirer le corps, c'était maintenant une douleur plus large qui
s'enfonçait profondément dans tous mes muscles et les tordait plus longuement.
J'étais crispé dans mes liens, je serrais les mâchoires sur mon bâillon et
gardais les yeux fermés. Ils s'arrêtèrent, mais je continuais à trembler
nerveusement.
" Tu sais nager ?
dit Lorca, penché sur moi. On va t'apprendre. Allez, au robinet ! "
Soulevant ensemble la
planche sur laquelle j'étais toujours attaché, ils me transportèrent ainsi dans
la cuisine. Là, ils posèrent sur l'évier l'extrémité du bois où se trouvait ma
tête. Deux ou trois paras tenaient l'autre bout. La cuisine n'était éclairée
que part la vague lumière du couloir. Dans la pénombre, je distinguai Erulin,
Charbonnier et le capitaine Devis qui semblait avoir pris la direction des
opérations. Au robinet nickelé qui luisait au-dessus de mon visage, Lorca
fixait un tuyau de caoutchouc. Il m'enveloppa ensuite la tête d'un chiffon,
tandis que Devis lui disait : " Mettez-lui un taquet dans la bouche.
" Au travers du tissu, Lorca me pinçait le nez. Il cherchait à m'enfoncer
un morceau de bois entre les lèvres pour que je ne puisse fermer la bouche ou
rejeter le tuyau.
Quand tout fut prêt, il
me dit : " Quand tu voudras parler, tu n'auras qu'à remuer les doigts.
" Et il ouvrit le robinet. Le chiffon s'imbibait rapidement. L'eau coulait
partout : dans ma bouche, dans mon nez, sur tout mon visage. Mais pendant un
temps je pus encore aspirer quelques petites gorgées d'air. J'essayais, en
contractant le gosier, d'absorber le moins possible d'eau et de résister à
l'asphyxie en retenant le plus longtemps que je pouvais l'air dans mes poumons.
Mais je ne pus tenir plus de quelques instants. J'avais l'impression de me
noyer et une angoisse terrible, celle de la mort elle-même, m'étreignit. Malgré
moi, tous les muscles de mon corps se bandaient inutilement pour m'arracher à
l'étouffement. Malgré moi, les doigts de mes deux mains s'agitèrent follement.
" Ça y est ! Il va parler " dit une voix.
L'eau s'arrêta de
couler, on m'enleva le chiffon. Je respirai. Dans l'ombre, je voyais les
lieutenants et le capitaine, cigarette aux lèvres, frapper à tour de bras sur
mon ventre pour me faire rejeter l'eau absorbée. Grisé par l'air que je
respirais, je sentais à peine les coups. " Alors ? " Je restai
silencieux. " Il s'est foutu de nous ! Remettez-lui la tête dessous !
"
Cette fois, je fermai
les poings à m'enfoncer les ongles dans la paume. J'étais décidé à ne plus
remuer les doigts. Autant mourir asphyxié du premier coup. J'appréhendais de
retrouver ce moment terrible où je m'étais senti sombrer dans l'inconscience,
tandis qu'en même temps je me débattais de toutes mes forces pour ne pas mourir.
Je ne remuai plus les doigts mais, à trois reprises, je connus encore cette
angoisse insupportable. In extremis, ils me laissaient reprendre mon souffle
pendant qu'ils me faisaient rejeter l'eau.
Au dernier passage, je
perdis connaissance.
En ouvrant les yeux, je
mis quelques secondes à reprendre contact avec la réalité. J'étais étendu,
détaché et nu, au milieu des paras. Je vis Charbonnier penché sur moi. "
Ça va, dit-il aux autres, il revient. " Et s'adressant à moi : " Tu
sais, tu as bien failli y rester. Ne crois pas que tu vas toujours pouvoir
t'évanouir... Lève-toi ! " Ils me mirent debout. Je titubais, m'accrochais
à l'uniforme même de mes bourreaux, prêt à m'écrouler à tout moment. Avec des
gifles et des coups de pieds ils me jetaient comme une balle de l'un à l'autre.
J'esquissai un mouvement de défense. " Il a encore du réflexe... la vache
", dit quelqu'un.
" Et maintenant,
qu'est-ce qu'on va lui faire ? ", dit un autre. Entre les rires,
j'entendis : " On va le roussir. " - " Tiens, je n'ai jamais vu
ça. " C'était Charbonnier, du ton de quelqu'un qui va faire une nouvelle
expérience.
On me poussa dans la
cuisine et là on me fit allonger sur le potager et l'évier. Lorca m'entoura les
chevilles d'un chiffon mouillé, puis les attacha fortement avec une corde. Tous
ensemble, ensuite, ils me soulevèrent pour m'accrocher, la tête en bas, à la
barre de fer de la hotte au-dessus de l'évier. Seuls mes doigts touchaient le
sol. Ils s'amusèrent pendant un moment à me balancer de l'un à l'autre, comme
un sac de sable. Je vis Lorca qui allumait lentement une torche de papier à la
hauteur de mes yeux. Il se releva et tout à coup je sentis la flamme sur le
sexe et sur les jambes, dont les poils s'enflammèrent en grésillant. Je me
redressai d'un coup de reins si violent que je heurtai Lorca. Il recommença une
fois, deux fois, puis se mit à me brûler la pointe d'un sein.
Mais je ne réagissais
plus suffisamment, et les officiers s'éloignèrent. Seuls restaient à mes côtés
Lorca et un autre. De temps en temps ils se remettaient à me frapper ou
m'écrasaient de leurs bottes l'extrémité des doigts, comme pour me rappeler
leur présence. Les yeux ouverts, je m'efforçais de les surveiller pour ne pas
être surpris par leurs coups, et dans les moments de répit, j'essayais de
penser à autre chose qu'à mes chevilles cisaillées par la corde.
Enfin, du couloir, deux
bottes marchèrent vers mon visage. Je vis la figure renversée de Charbonnier
accroupi qui me fixait : " Alors, tu parles ? Tu n'as pas changé d'avis ?
" Je le regardai et ne répondis pas. " Détachez-le. " Lorca
libéra la corde qui me liait à la barre tandis que l'autre me tirait par le
bras. Je tombai à plat sur le ciment. " Lève-toi ! " Je n'y arrivai
pas tout seul. Soutenu de chaque côté, je sentais la plante de mes pieds enflée
au point de me donner l'impression que chacun de mes pas s'enfonçait dans un
nuage. Je remis ma veste et mon pantalon et je dégringolai jusqu'au bas d'un
escalier.
Là, un autre para me
releva et me plaqua le dos contre le mur en me retenant des deux mains. Je
tremblais de froid, d'épuisement nerveux, je claquais des dents. Le compagnon
de Lorca - celui qui s'était " occupé " de moi à la cuisine - était
arrivé sur le palier. " Marche ! " dit-il. Il me poussa devant lui
et, d'un coup de pied, me jeta par terre. " Tu ne vois pas qu'il est
groggy, dit l'autre avec un accent de France : fous-lui la paix ! "
C'étaient les premières paroles humaines que j'entendais. " Des mecs comme
ça, il faudrait les bousiller tout de suite ", répondit mon tortionnaire.
Je tremblais sur mes jambes et, pour ne pas tomber, je m'appuyais des paumes et
du front contre le mur du couloir. Il me fit mettre les mains derrière le dos
et m'attacha les poignets avec une fine cordelette, puis me jeta dans une
cellule.
· genoux, j'avançai vers
une paillasse tout contre le mur. J'essayai de m'y étendre sur le ventre, mais
elle était couturée de toutes parts de fil de fer barbelé. Derrière la porte,
j'entendis rire : " Je l'ai mis avec la paillasse à fil de fer barbelé.
" C'était toujours le même. Une voix lui répondit : " Il a quand même
gagné une nuit pour donner à ses copains le temps de se tirer. "
Les cordelettes
m'entraient dans la chair, mes mains me faisaient mal et la position dans
laquelle mes bras étaient maintenus me brisait les épaules. Je frottai le bout
de mes doigts contre le ciment brut pour les faire saigner et dégager un peu la
pression dans mes mains gonflées, mais je n'y réussis pas.
D'une lucarne, dans le
haut du mur, je voyais la nuit s'éclaircir. J'entendis un coq chanter et je
calculai que paras et officiers, fatigués par leur nuit, ne pourraient revenir
avant neuf heures au moins ; qu'il me fallait donc utiliser au mieux tout ce
temps pour reprendre des forces avant le prochain " interrogatoire ".
Tantôt sur une épaule, tantôt sur l'autre, j'essayai de me décontracter, mais
mon corps refusait de se calmer. Je tremblais constamment et je ne pus trouver
un moment de repos. Je frappai avec le pied à plusieurs reprises contre la
porte. Enfin, on vint. " Qu'est-ce que tu veux ? " Je voulais aller
uriner. " Pisse sur toi ", me répondit-on de derrière la cloison.
Il faisait déjà jour
quand un para, celui-là même qui avait trouvé excessive la brutalité de son
collègue, apparut et me dit : " Allez, on déménage. " Il m'aida à me
lever et me soutint tandis que nous montions les escaliers.
Ils aboutissaient à une
immense terrasse. Le soleil y brillait déjà fort, et au-delà du bâtiment on
découvrait tout un quartier d'El-Biar. Par les descriptions que j'en avais lues,
je me rendis compte d'un coup que j'étais dans l'immeuble des paras où Ali
Boumendjel, avocat à la Cour d'appel d'Alger, était mort. C'était de cette
terrasse que les tortionnaires avaient prétendu qu'il s'était jeté pour "
se suicider ". Nous descendîmes par un autre escalier dans l'autre partie
de la maison, puis mon geôlier m'enferma dans une petite pièce obscure. C'était
un cachot, presque un placard, où la lumière du jour n'entrait jamais. Seule
une étroite lucarne, située en haut du mur et donnant sur une cheminée
d'aération, laissait pénétrer quelques lueurs. J'avançai en rampant comme je
pouvais vers un coin pour y appuyer mon dos et soulager mes épaules tordues par
des crampes.
Bientôt, la circulation
devint plus intense dans les couloirs : la maison s'animait et je m'apprêtai à
voir revenir mes bourreaux. Mais Erulin apparut tout seul. Il m'empoigna par
les épaules pour m'aider à me mettre debout et me conduisit jusqu'au palier :
" Le voilà, mon commandant ", dit-il. Devant moi se tenait un commandant
de paras en uniforme de " camouflage " et béret bleu. Il était long
et cassé, extrêmement maigre. D'un air doux et ironique, il me dit : "
Vous êtes journaliste ? Alors vous devez comprendre que nous voulons être
informés. Il faudra nous informer. " Il avait seulement voulu faire ma
connaissance : on me ramena dans mon placard. Je n'y restai pas longtemps seul,
car, quelques instants plus tard, Erulin reparaissait. Il était cette fois
accompagné de Charbonnier et d'un porteur de magnéto. Du seuil de la porte, ils
me regardaient : " Tu ne veux toujours pas parler ? Tu sais, nous, on ira
jusqu'au bout. " J'étais adossé au mur face à la porte. Ils étaient
entrés, avaient allumé et s'étaient installés en demi-cercle autour de moi.
" Il me faut un
bâillon ", dit Charbonnier. Il plongea la main dans un des paquetages qui
se trouvaient là et en sortit une serviette crasseuse.
" Laisse tomber,
dit Erulin, il peut gueuler, on est au troisième sous-sol. "
" Quand même, dit
Charbonnier, c'est désagréable. "
Ils dégrafèrent mon
pantalon, baissèrent mon slip et m'accrochèrent les électrodes de chaque côté
de l'aine. Ils se relayaient pour tourner la manivelle de la magnéto - une
grosse gégène. Je ne criais qu'au début de la secousse et à chaque "
reprise " du courant, et mes mouvements étaient beaucoup moins violents
que lors des premières séances. Ils devaient s'y attendre, puisqu'ils n'avaient
pas jugé nécessaire de m'attacher sur la planche. Tandis que le supplice se
poursuivait, j'entendais un haut-parleur hurler des chansons à la mode. Sans
doute la musique venait-elle d'un mess ou d'un foyer installé tout prêt. Elle
couvrait largement mes cris et c'était ces dispositions qu'Erulin baptisait
" troisième sous-sol ". La séance de torture se prolongeait et je m'épuisais.
Je tombais tantôt à droite, tantôt à gauche. L'un des deux lieutenants
détachait alors une pince et me piquait au visage jusqu'à ce que je me
redresse. " Ma parole, dit Charbonnier, il aime ça. " Ils durent se
consulter et décider qu'il me fallait récupérer. " Laisse-lui les fils
branchés, dit Erulin, puisqu'on revient. " Ils m'abandonnèrent avec les
pinces dans la chair et sortirent.
Je dus m'endormir d'un
coup, car, lorsque je les revis, j'eus l'impression qu'un instant seulement
s'était écoulé. Et à partir de là, je n'eus plus aucune notion du temps.
Erulin entra le premier
dans la pièce et me lança un coup de pied en me disant : " Assis ! "
Je ne bougeai pas. Il m'empoigna et m'adossa dans un angle. Un moment après, je
me tordais à nouveau sous l'effet du courant. Je sentais que cette résistance
les rendait de plus en plus brutaux et nerveux.
" On va le lui
foutre dans la bouche, dit Erulin. Ouvre la bouche ", commanda-t-il. Pour
me forcer à obéir, il me serra les narines et, au moment où j'ouvrais la bouche
pour respirer, il m'enfonça le fil dénudé très loin, jusqu'au fond du palais,
tandis que Charbonnier mettait en branle la magnéto. Je sentais l'intensité du
courant grandir et à mesure ma gorge, mes mâchoires, tous les muscles de mon visage,
jusqu'à mes paupières se contracter dans une crispation de plus en plus
douloureuse.
C'était Charbonnier qui
tenait maintenant le fil. " Tu peux lâcher, lui dit Erulin, ça tient tout
seul. " En effet, mes mâchoires étaient soudées sur l'électrode par le
courant, il m'était impossible de desserrer les dents, quelque effort que je
fasse. Mes yeux, sous les paupières crispées, étaient traversés d'images de
feu, de dessins géométriques lumineux, et je croyais les sentir s'arracher par
saccades de leurs orbites, comme poussés de l'intérieur. Le courant avait
atteint sa limite et, parallèlement, ma souffrance aussi. Elle était comme
étale, et je pensai qu'ils ne pourraient pas me faire plus mal. Mais j'entendis
Erulin dire à celui qui actionnait la magnéto : " Par petits coups : tu
ralentis, puis tu repars... " Je sentis l'intensité diminuer, les crampes
qui raidissaient tout mon corps décroître et, d'un seul coup, comme l'autre
faisait donner à plein la magnéto, le courant m'écarteler de nouveau. Pour
échapper à ces chutes brusques et à ses remontées aiguës vers le sommet du
supplice, de toutes mes forces je me mis à me frapper la tête contre le sol et
chaque coup m'apportait un soulagement. Erulin, tout près de mon oreille, me
criait : " Ne cherche pas à t'assommer, tu n'y arriveras pas. "
Enfin, ils s'arrêtèrent.
Devant mes yeux s'agitaient encore des traits et des points de lumière et dans
mes oreilles résonnait le bruit d'une roulette de dentiste.
Au bout d'un instant, je
les distinguai tous trois debout devant moi. " Alors ? ", dit
Charbonnier. Je ne répondis pas.
" Bon Dieu !
", dit Erulin. Et, à toute volée, il me gifla.
" Ecoute, dit
Charbonnier, plus calme, à quoi ça te sert, tout ça ? Toi, tu ne veux rien
dire, alors on va prendre ta femme. Tu crois qu'elle tiendra le coup ? "
Erulin, à son tour, se pencha sur moi : " Tu crois que tes gosses sont à
l'abri parce qu'ils sont en France ? On les fera venir quand on voudra. "
Dans ce cauchemar, je ne
séparais plus qu'avec difficulté les menaces qu'il fallait prendre au sérieux,
du chantage gratuit. Mais je savais qu'ils étaient capables de torturer
Gilberte, comme ils l'avaient fait avec Gabrielle Gimenez, Blanche Moine,
Elyette Loup et d'autres jeunes femmes. J'ai appris plus tard qu'ils avaient
même torturé Mme Touri (la femme d'un acteur bien connu de Radio-Alger) devant
son mari, pour qu'il parle. Je craignais qu'ils ne devinent l'angoisse qui
m'envahissait à la pensée qu'ils pourraient effectivement mettre leurs menaces
à exécution et j'entendis presque avec soulagement l'un d'eux dire : " Il
s'en fout, il se fout de tout. "
Ils m'abandonnèrent,
mais l'idée que Gilberte pouvait à tout moment être attachée sur la planche des
supplices ne pouvait plus me quitter.
Charbonnier revint un
peu plus tard avec un autre para. Ils me branchèrent à nouveau puis
ressortirent. J'avais maintenant l'impression qu'ils allaient et venaient
continuellement, ne me laissant que quelques moments de répit pour récupérer.
Je revois Charbonnier promenant son fil sur ma poitrine en scandant
continuellement la même question : " Où as-tu pas-sé la nuit a-vant ton
ar-res-ta-tion ? " Ils me mirent sous les yeux la photo d'un dirigeant du
Parti recherché : " Où est-il ? " Je regardai Charbonnier, cette fois
accompagné d'Erulin. Il était en civil, très élégant. Comme je me raclais la
gorge, il s'écarta de moi : " Attention, dit-il, il va cracher.
- Qu'est-ce que ça peut
foutre ? dit l'autre.
- Je n'aime pas ça, ce
n'est pas hygiénique. "
Il était pressé, il
avait peur de se salir. Il se mit debout et se prépara à sortir. Je pensai
qu'il devait aller à quelque soirée et que par conséquent une autre journée au
moins s'était écoulée depuis mon arrestation. Et je fus soudain heureux à
l'idée que les brutes ne m'avaient pas vaincu.
Erulin partit aussi,
mais je ne restai pas longtemps seul. Dans la cellule obscure, on poussa un
Musulman. La porte ouverte un moment laissa passer un rayon de lumière.
J'entrevis sa silhouette : il était jeune, correctement habillé ; il avait les
menottes aux poignets. Il s'avança à tâtons et s'installa à côté de moi. De
temps à autre j'étais secoué de tremblements et je sursautais en gémissant,
comme si la torture de l'électricité me poursuivait encore. Il me sentit
frissonner et tira ma veste pour couvrir mes épaules glacées. Il me soutint
pour que je puisse me mettre à genoux et uriner contre le mur, puis m'aida à
m'étendre. " Repose-toi, mon frère, repose-toi ", me dit-il. Je
résolus de lui dire : " Je suis Alleg, l'ancien directeur d'Alger
républicain. Dis dehors, si tu peux, que je suis mort ici. " Mais il me
fallait faire un effort et je n'en eus pas le temps. La porte s'ouvrit
brusquement et j'entendis quelqu'un dire du couloir : " Pourquoi est-ce
qu'on l'a foutu ici, celui-là ? " Et ils l'emmenèrent.
Un peu plus tard, on
entra encore. Deux paras. Une torche électrique fut braquée sur mon visage. Je
m'attendais à des coups, mais ils ne me touchèrent pas. J'essayais en vain de
distinguer à qui j'avais affaire, mais j'entendis seulement une voix jeune dire
: " C'est horrible, n'est-ce pas ? " et l'autre répondre : "
Oui, c'est terrible. " Et ils partirent.
Enfin, on alluma
brusquement l'électricité. C'étaient deux hommes de l'équipe Erulin. " Il
n'a toujours rien dit ? " - " T'en fais pas, dans cinq minutes il va
parler. " - " Ah, dit le second, tu as dit ton truc au lieutenant ?
" - " Oui. " Je compris que j'allais connaître de nouveaux
supplices.
Erulin paru derrière
eux. Il se pencha sur moi, me releva et m'adossa contre le mur. Il ouvrit ma
veste et s'installa en face de moi, ses jambes maintenant les miennes écartées
sur le sol. Il sortit une boîte d'allumettes de la poche de son uniforme, en
frotta une et très lentement la passa devant mes yeux pour voir si je suivais
la flamme et si j'avais peur. Puis toujours avec des allumettes, il se mit à me
brûler le bout d'un sein, puis l'autre. " Vas-y, toi ! " Il
s'adressait à un de ses adjoints. Celui-ci enflammait des torches de papier
toutes préparées et me chauffait la plante des pieds. Je ne bougeai pas et
n'articulai plus un cri : j'étais devenu tout à fait insensible, et, tandis
qu'Erulin me brûlait, je pouvais le regarder sans ciller. Furieux, il me
frappait au bas-ventre et hurlait : " Tu es foutu. Foutu. Tu entends ? Tu
parles ? Oui ou merde ! Tu voudrais bien que je te butte tout de suite, hein ?
Mais ce n'est pas fini. Tu sais ce que c'est que la soif ? Tu vas crever de
soif ! "
Le courant avait
desséché ma langue, mes lèvres, ma gorge, rêches et dures comme le bois. Erulin
devait savoir que le supplice électrique crée une soif insupportable. Il avait
abandonné ses allumettes et dans la main il tenait un quart et un récipient de
zinc. " Ça fait deux jours que tu n'as pas bu. Encore quatre avant de
crever. C'est long, quatre jours ! Tu lécheras ta pisse. " · la hauteur de
mes yeux ou près de mon oreille, il faisait couler dans le quart un filet d'eau
et répétait : " Tu parles et tu bois... Tu parles et tu bois. " Avec
le bord du quart, il m'entrouvrait les lèvres. Il n'y avait laissé qu'un doigt
de liquide et je voyais l'eau fraîche s'agiter au fond, mais je ne pouvais en
absorber une goutte. Tout près de mon visage, Erulin riait de mes efforts
inutiles et épuisants. " Dites aux gars de venir voir le supplice de
Tantale ", dit-il en plaisantant. Dans l'encadrement de la porte surgirent
d'autres paras et, malgré l'abrutissement dans lequel je me débattais, je
relevai la tête et refusai de regarder l'eau pour ne pas donner ma souffrance
en spectacle à ces brutes.
" Ah ! On n'est pas
si vache que ça. On va quand même t'en donner. " Et il porta à mes lèvres
le quart plein à ras bord. J'hésitai un moment ; alors, me pinçant les narines
et poussant ma tête en arrière, il me versa le contenu du quart dans la bouche
: c'était de l'eau atrocement salée.
Il y eut une nouvelle
interruption : des minutes ou des heures, et Devis, le capitaine, parut à son
tour. Avec lui, Lorca, Erulin et ce grand parachutiste qui avait participé aux
séances du mercredi. Ils m'adossèrent contre le mur et Lorca me brancha les
pinces à l'oreille et au doigt. · chaque secousse, je sursautais mais sans
crier, devenu presque aussi insensible qu'une mécanique. Devis lui fit signe
d'arrêter.
Assis sur un paquetage,
presque à ma hauteur, il fumait, tout en parlant d'une voix très douce, qui
contrastait avec le ton des autres, avec leurs hurlements que j'avais encore
dans l'oreille. Il bavardait sur des sujets apparemment sans importance et sans
rapport avec les questions dont on me martelait la tête dès le début. Entre
autres choses, il me demandait si de nombreux journaux étaient adhérents à la
fédération de la presse. Je lui aurais certainement répondu, mais je ne pouvais
mouvoir qu'avec effort mes lèvres sèches et durcies, et de ma gorge ne sortait
qu'un souffle sans sonorité. Péniblement, j'essayai d'articuler quelques titres
tandis qu'il enchaînait, comme si la question découlait des autres : " Et
Audin, c'est un bon camarade, n'est-ce pas ? " Ce fut comme un signal
d'alarme : je compris que d'une chose à l'autre, insensiblement, il voulait
m'amener à parler de ce qui l'intéressait. Dans l'abrutissement où les coups et
les tortures m'avaient plongé, une seule idée restait claire pour moi : ne rien
leur dire, ne les aider en rien. Je n'ouvris plus la bouche.
Du même coup, Devis
perdit son calme : il se dressa et se mit à me frapper au visage à tour de
bras. Ma tête ballottait d'un côté à l'autre au rythme des gifles, mais j'y
étais devenu insensible, au point de ne plus fermer les yeux quand sa main
s'abattait sur moi. Il s'arrêta enfin pour demander qu'on apporte de l'eau.
" On a déjà essayé, mon capitaine ", dit Erulin. Il prit quand même
le bidon et le quart qu'on lui tendait. Comme le lieutenant plus tôt, il se
mit, devant mes yeux, à verser l'eau d'un récipient dans l'autre, porta le quart
à mes lèvres sans que je puisse les y tremper, puis découragé par mon absence
de réaction, car je ne faisais aucun effort pour tenter de boire, il le reposa
sur le sol. Je tombai sur le côté. Dans ma chute, je renversai le quart. "
Faudra bien essuyer, dit Erulin, il ne faut pas qu'il puisse lécher. "
Devis s'étant écarté,
Erulin prit le relais et, de sa voix aiguë, se mit à hurler, penché sur moi :
" Tu es foutu. C'est ta dernière chance. Ta dernière chance. Le capitaine
est venu pour ça. " Un parachutiste, entré avec Lorca, était assis en
tailleur dans un coin. Il avait dégainé son pistolet et, silencieux, il
l'examinait ostensiblement comme pour voir si tout était bien en place, puis le
déposait sur ses genoux comme s'il attendait un ordre. Pendant ce temps, Lorca
m'avait " branché " et il actionnait la magnéto par petits coups,
mais sans conviction. Je sursautais à chaque secousse ; cependant,
j'appréhendais autre chose. Je croyais distinguer, posée sur le sol, contre le
mur, une énorme pince entourée de bandelettes de papier et j'essayais
d'imaginer quels nouveaux supplices m'attendaient. Je pensai qu'avec cet
instrument, ils pouvaient peut-être m'arracher les ongles : je m'étonnai
aussitôt de ne pas en ressentir plus de frayeur et je me rassurai presque à
l'idée que les mains n'avaient que dix ongles. Dès qu'ils eurent éteint et
refermé la porte, je rampai vers le mur et je m'aperçus que la pince n'était
qu'un tuyau de canalisation qui sortait de la maçonnerie.
Il m'était de plus en
plus difficile de réfléchir sans que la fièvre m'entraîne hors de la réalité,
mais j'avais conscience qu'ils ne pourraient guère aller plus loin. Des bribes
d'anciennes conversations me traversaient l'esprit : " L'organisme ne peut
tenir indéfiniment : il arrive un moment où le cour lâche. " C'est ainsi
qu'était mort notre jeune camarade Djegri, deux mois plus tôt, dans un cachot
de la villa Sesini, domaine des " bérets verts " du capitaine
Faulques.
Quand, un long moment
après, la porte s'ouvrit de nouveau, je vis entrer Erulin, accompagné de deux
officiers encore jamais vus. Dans l'obscurité, l'un d'eux s'accroupit devant
moi et me mit la main sur l'épaule, comme pour me mettre en confiance : "
Je suis l'aide de camp du général Massu. " Il s'agissait du lieutenant
Mazza. " Cela me fait de la peine de vous voir dans cet état. Vous avez
trente-six ans : c'est jeune pour mourir. " Il se tourna vers les deux
autres et leur demanda de sortir. " C'est à moi seul qu'il veut parler
", expliqua-t-il. La porte refermée, nous restâmes tous les deux :
" Vous avez peur
qu'on sache que vous avez parlé ? Personne ne le saura et nous vous prendrons
sous notre protection. Dites tout ce que vous savez et je vous fais transporter
tout de suite à l'infirmerie. Dans huit jours, vous serez en France avec votre
femme, vous avez notre parole. Sinon, vous allez disparaître. "
Il attendait une
réponse. La seule qui me vint à l'esprit, je la lui donnai : " Tant pis !
"
" Vous avez des
enfants, reprit-il, je pourrais peut-être les voir ; voulez-vous que je leur
dise que j'ai connu leur père ?... Alors ? Vous ne voulez pas parler ? Si vous
me laissez partir, ils vont revenir. Et ils ne s'arrêteront pas. "
Je restais silencieux.
Il se leva, mais avant de partir, il ajouta : " Il ne vous reste plus qu'à
vous suicider. "
Je l'entendis échanger
quelques mots avec les autres qui attendaient dans le couloir : " Depuis
dix ans, quinze ans, ils ont dans la tête que, s'ils sont pris, il ne faut rien
dire : et il n'y a rien à faire pour leur enlever ça de là. "
Je sentais que
j'arrivais au bout d'une étape : en effet, quelques instants après, deux paras
entraient. Ils me détachèrent les mains, m'aidèrent à me mettre debout, puis
m'accompagnèrent, en me soutenant, jusqu'à la terrasse. Toute les deux, trois
marches, ils s'arrêtaient pour me permettre de reprendre haleine. Au passage,
d'autres paras, croisés dans l'escalier ou sur les paliers, faisaient assaut
d'esprit : " Il faut que vous le portiez ? Il ne peut pas marcher tout
seul, non ? " - " C'est qu'il vient d'en prendre douze heures
d'affilée ", répondit l'un de mes guides, comme pour s'excuser. Nous
redescendîmes enfin dans l'autre immeuble.
Au bout d'un couloir,
sur la gauche, on m'introduisit dans une cellule : il s'agissait d'une salle de
bains pas encore aménagée. L'un des paras me prit par les jambes, l'autre sous
les bras, et ils me déposèrent sur une paillasse jetée contre le mur. Je les
entendis discuter un moment pour savoir s'il convenait ou non de me mettre les
menottes. " Il peut à peine bouger, ce n'est pas la peine. " Le
second n'était pas d'accord : " On risque de le regretter. "
Finalement, ils m'enchaînèrent les poignets, non plus dans le dos, mais sur le
devant. J'en éprouvai un soulagement extraordinaire.
En haut du mur, sur la
droite, par une lucarne quadrillée de fils de fer barbelés, les lueurs de la
ville éclairaient faiblement la pièce. C'était le soir. Du plafond avaient
dégouliné sur les murs de ciment brut des filets de plâtre, et ma fièvre y
dessinait des formes vivantes qui, à peine entrevues, se brouillaient aussitôt.
Malgré mon épuisement, je ne pus dormir : des secousses nerveuses m'agitaient
et des éblouissements me fatiguaient douloureusement les yeux. Dans le couloir,
on parlait de moi : " Tu lui donneras à boire, un tout petit peu toutes
les heures, pas beaucoup, sans ça il va claquer. "
Un des parachutistes qui
m'avaient accompagné, un jeune à l'accent de France, entra avec une couverture
qu'il étendit sur moi. Il me fit boire ; très peu, mais je ne sentais plus la
soif. " Ça ne t'intéresse pas, la proposition du général Massu ? " ,
dit-il. Sa voix n'était pas hostile. " Pourquoi tu ne veux rien dire ? Tu
ne veux pas trahir tes copains ? Faut être courageux pour résister comme ça.
" Je lui demandai quel jour nous étions : c'était le vendredi soir et ils
avaient commencé à me torturer le mercredi.
Dans le couloir, c'était
un bruit incessant de pas et d'appels, percé de temps en temps par la voix
grêle d'Erulin donnant des ordres. Et brusquement, j'entendis des cris terribles,
tout près, sans doute dans la pièce en face. Quelqu'un qu'on torturait. Une
femme. Et je crus reconnaître la voix de Gilberte. Ce n'est que quelques jours
plus tard que je sus que je m'étais trompé.
On tortura jusqu'à
l'aube, ou presque. Au travers de la cloison, j'entendais les hurlements et les
plaintes, étouffés sous le bâillon, les jurons et les coups. Je sus bientôt que
ce n'était pas une nuit exceptionnelle, mais la routine de la maison. Les cris
de souffrance faisaient partie des bruits familiers du " centre de tri
", et aucun des paras n'y prêtait plus attention, mais je ne crois pas
qu'il se soit trouvé un seul prisonnier qui n'ait comme moi pleuré de haine et
d'humiliation en entendant pour la première fois les cris des suppliciés.
J'étais à demi
conscient. Je ne m'endormis vraiment qu'au matin, pour me réveiller très tard,
lorsque le para de la veille m'apporta une soupe chaude : mon premier repas
depuis le mercredi. J'en avalai difficilement quelques cuillerées : mes lèvres,
ma langue, mon palais étaient encore irrités par les écorchures des fils
électriques. D'autres plaies, des brûlures à l'aine, à la poitrine, aux doigts
s'étaient infectées. Le para m'enleva les menottes et je m'aperçus que je ne
pouvais plus remuer ma main gauche, insensible et raide. Mon épaule droite
était douloureuse et ne me permettait pas de lever le bras.
C'est dans l'après-midi
que je revis mes bourreaux. On aurait dit qu'ils s'étaient donné rendez-vous
dans ma cellule. Ils étaient tous là : soldats, officiers et deux civils (de la
DST sans doute) que je n'avais pas encore vus. Ils se mirent à converser entre
eux, comme si je n'avais pas été présent.
" Alors, il ne veut
pas parler ? dit l'un des civils.
- On a tout le temps,
dit le commandant, ils sont tous comme ça au début : on mettra un mois, deux
mois ou trois mois, mais il parlera.
- C'est le même genre
qu'Akkache ou Elyette Loup, reprit l'autre. Ce qu'il veut : c'est être un
" héros ", avoir une petite plaque sur un mur dans quelques centaines
d'années. " Ils rirent à sa plaisanterie.
Tourné vers moi, il
constata en souriant : " On t'a bien arrangé.
- C'est de sa faute, dit
Charbonnier.
- Il se fout de tout,
dit Erulin, de sa femme, de ses gosses ; il aime mieux le Parti. "
Il avait posé sa botte
sur moi, comme sur un gibier ; puis il ajouta, comme si cela lui revenait
soudain : " Tu sais que tes gosses arrivent ce soir par avion ? Il va leur
arriver un accident. " Ils commencèrent à sortir, mais Devis et
Charbonnier, qui avaient senti que j'hésitais à prendre au sérieux ce chantage,
s'attardèrent sur le pas de la porte :
" Vraiment, tu te
fous de tes enfants ? " dit le lieutenant. Ils restèrent un moment
silencieux et Charbonnier conclut :
" Bon ! alors tu
vas crever.
- On saura comment je
suis mort, lui dis-je.
- Non, personne n'en
saura rien.
- Si, répondis-je
encore, tout se sait toujours. "
Il devait revenir, le
lendemain dimanche, avec Erulin, pour un moment seulement. Tous deux étaient
souriants. " Tu n'as pas changé d'avis, dit Charbonnier. Alors, tu te
prépares d'autres ennuis. On a des moyens scientifiques (il appuyait sur
l'adjectif) pour te faire parler. "
Quand ils furent partis,
je frappai à la porte et demandai à me lever. Soutenu par un para, j'allai
jusqu'à la cuisine en m'appuyant au mur et me passai un peu d'eau sur le
visage. Comme je me recouchais, un autre para - cet Européen d'Algérie qui
faisait équipe avec Lorca - passa la tête dans l'entrebâillement de la porte et
me demanda, l'air narquois : " Alors, ça va mieux ? " - " Oui, lui
dis-je sur le même ton, vous allez pouvoir bientôt recommencer. " J'aurais
voulu qu'il bavarde un peu et me laisse deviner ce qu'on me préparait, et quels
étaient ces moyens " scientifiques ". Mais il répondit seulement avec
hargne : " Tu as raison, ce n'est pas fini, on te niquera la gueule.
"
C'est le lundi
après-midi qu'Erulin me réveilla. Deux paras m'aidèrent à me mettre sur pieds
et nous descendîmes tous les quatre. Un étage plus bas, c'était l'infirmerie :
une grande pièce largement vitrée : quelques lits de camp et une table
surchargée de médicaments en désordre. Il n'y avait là pour le moment qu'un
médecin-capitaine qui semblait m'attendre. Il était jeune, maigre, le poil noir
et mal rasé, l'uniforme fripé. Avec un accent du Midi, il me dit en guise de
salutation :
" Vous avez peur ?
- Non, lui dis-je.
- Je ne vous donnerai
pas de coups et je vous promets de ne pas vous faire mal. "
On m'allongea sur un des
lits de camp. Penché sur moi, il prit ma tension et m'ausculta avec son
stéthoscope. " On peut y aller. Juste un peu nerveux ", dit-il à
Erulin. Je me sentis gêné qu'il ait ainsi découvert mon émotion dans les
battements de mon cour. Tous ces préparatifs confirmaient ce que
j'appréhendais. Ils allaient expérimenter sur moi le " sérum de vérité
". C'était cela les " moyens scientifiques " dont Charbonnier
m'avait parlé.
Depuis la veille, je
m'efforçais de regrouper tous les souvenirs que m'avaient laissés des lectures
faites au hasard des journaux sur les effets du pentothal. " Si la volonté
du sujet est assez forte, on ne peut le forcer à dire ce qu'il ne veut pas
dire. " J'en avais retenu cette conclusion, que je me répétais pour garder
mon calme et ma confiance. Il n'aurait servi à rien de me débattre : ils
m'auraient attaché, et il était préférable d'utiliser toute mon énergie pour
résister au mieux à la drogue.
On attendit un moment
l'infirmier ou l'adjoint médical. Il revenait sans doute d'une opération ou
d'une patrouille, car il était en tenue de campagne. Il dut se débarrasser de
sa mitraillette et de son équipement avant d'écouter les explications du
docteur : " D'abord cinq centimètres cubes seulement, car il y a des corps
qui résistent. " Il pensait aux intolérances de certains organismes aux
narcotiques, mais sur le moment je crus qu'il voulait parler de résistance
psychologique et je décidai de leur donner l'impression que je ne "
résistais " pas. C'était, pensais-je, la meilleure façon d'absorber la
dose minima de " sérum ".
Je grelottais de froid
et de nervosité : j'étais torse nu, car on ne m'avait pas rendu ma chemise, que
quelqu'un avait dû trouver à son goût. Un des paras me jeta une couverture sur
le corps, et l'infirmier s'approcha. Il me prit le bras droit, fit saillir la
veine avec un ruban de caoutchouc et y enfonça l'aiguille. Sous la couverture,
je glissai ma main gauche, raide et insensible, dans la poche de mon pantalon
et je la pressai contre ma cuisse, à travers le tissu, me forçant à penser que,
tant que je sentirais ce contact, je me souviendrais qu'il ne s'agissait pas
d'un rêve et je resterais sur mes gardes. L'infirmier n'appuyait que très
lentement sur la seringue et le liquide ne devait s'écouler que goutte à goutte
mon sang. " Comptez doucement, me dit le docteur, allez ! "
Je comptai : " Un,
deux, trois... " jusqu'à dix, et m'arrêtai comme si j'étais déjà endormi.
· la base de la nuque, je sentais un engourdissement glacé qui montait vers le
cerveau et me poussait dans l'inconscience. " Onze, douze, treize, dit le
docteur pour m'éprouver, continuez ! " Je repris après lui : "
Quatorze... quinze... seize. " Je sautai volontairement deux ou trois
mesures, repris à dix-neuf, vingt, vingt et un et me tus. Je l'entendis dire :
" L'autre bras, maintenant. " Sous la couverture, je déplaçai lentement
ma main droite pour la mettre dans ma poche, toujours avec le sentiment que,
tant que mes ongles pinceraient ma chair, je serais bien amarré à la réalité.
Mais, malgré tous mes efforts, je m'endormis...
Le docteur me tapotait
doucement les joues. Presque en chuchotant, d'une voix qu'il voulait amicale,
il disait : " Henri ! Henri ! c'est Marcel ; tu vas bien ? " J'ouvris
les yeux. Lentement, avec effort, je reprenais conscience de ce qui se passait.
Il faisait sombre, ils avaient tiré les volets. Autour de moi, assis sur des
lits de camp, des paras et des officiers - ceux que je connaissais et d'autres
sans doute conviés à assister à l'expérience - écoutaient en silence. Je vis
que le docteur avait une feuille de papier à la main et je compris que c'était
la liste des questions qu'il devait me poser.
Sur le ton familier de
quelqu'un qui rencontre un vieil ami, il commença par me demander : " Tu
as travaillé longtemps à Alger Républicain ? " La question était
inoffensive : sans doute cherchait-il à me mettre en confiance. Je m'entendis
répondre avec une volubilité extraordinaire : je donnai des détails sur les
difficultés de fabrication d'un journal, puis je passai à la constitution des
équipes rédactionnelles. C'était comme si j'avais été ivre, comme si quelqu'un
d'autre avait parlé à ma place, mais je gardais assez de conscience pour me
souvenir que j'étais entre les mains de mes bourreaux et qu'ils cherchaient à
me faire dénoncer mes camarades.
Tout cela n'était
pourtant qu'une introduction. Le docteur chuchotait à son assistant : " Ça
marche, vous voyez ; c'est comme cela qu'il faut faire. " Il me coupa au
milieu de mes explications et me dit à mi-voix : " Henri, on m'a dit de
m'adresser à toi pour voir X... Comment faire ? " Sous un déguisement "
amical ", c'était une question qu'ils m'avaient posée vingt fois pendant
qu'ils me torturaient. Mille images se présentaient dans ma tête ivre : j'étais
dans la rue, dans un appartement, dans un square et toujours avec ce "
Marcel " qui me poursuivait et m'importunait de ses questions. Je faisais
un effort et, soulevant les paupières, j'arrivais à reprendre pied dans la
réalité pour replonger aussitôt dans cette demi-inconscience. Il me secoua un
peu pour que je lui réponde :
" Où est X...
" ? et nous commençâmes un dialogue de fous.
" Je m'étonne, lui
dis-je, qu'on t'ait adressé à moi. Je ne sais pas où il est.
- Quand il veut te voir,
comment fait-il ?
- Il n'a jamais besoin
de me voir, je n'ai rien à faire avec lui.
- Oui, bien sûr, mais
s'il voulait te voir, comment ferait-il ?
- Il mettrait sans doute
un mot dans ma boîte, mais il n'y a aucune raison. "
Je me débattais dans
cette conversation gluante, toujours assez conscient, malgré la drogue, pour
résister à ces brutes.
" Ecoute,
reprit-il, j'ai une planque pour X..., il faut absolument que je le voie ; si
tu le touches, peux-tu me mettre en rapport avec lui ?
- Je ne t'ai rien
promis, lui dis-je. Ça m'étonnerait qu'il me donne rendez-vous.
- Bon, mais si par
hasard il venait, comment puis-je te toucher ?
- Où habites-tu ? lui
demandais-je.
- 26, rue Michelet,
troisième étage, à droite. Tu demandes Marcel.
- Très bien, lui dis-je,
je me souviendrai de l'adresse.
- Non, ce n'est pas bien
: je te donne mon adresse, il faut que tu me donnes la tienne, tu dois avoir confiance.
- Alors, lui dis-je
encore, si tu veux, nous pouvons nous retrouver à l'arrêt du Parc de Galland,
dans quinze jours, à dix-huit heures. Je m'en vais, je n'aime pas traîner dans
la rue.
- C'est vers le Parc de
Galland que tu habites ? Dis-moi ton adresse ", dit-il encore.
J'étais épuisé et je
voulais en finir, même grossièrement :
" Tu m'emmerdes,
lui dis-je, au revoir.
- Au revoir ",
dit-il.
Il attendit un instant,
sans doute pour être certain que j'étais bien endormi et je l'entendis chuchoter
à quelqu'un près de moi : " On n'en tirera rien de plus. " Puis je
les entendis tous se lever et se diriger vers la sortie, comme après un
spectacle. L'un d'eux, en passant, alluma l'électricité et, d'un seul coup, je
repris entièrement conscience. Ils étaient près de la porte, certains déjà
dehors, d'autres, dont Erulin et Charbonnier, encore dans la pièce et qui me
regardaient. De toutes mes forces, je leur criai : " Vous pouvez revenir
avec votre magnéto, je vous attends : je n'ai pas peur de vous. " Le
docteur, une petite sacoche à la main, sortait lui aussi : il leur fit signe de
ne pas me répondre. Avant de quitter la pièce il dit à l'infirmier : " Il
risque d'être un peu vaseux maintenant, donnez-lui des cachets. "
Avant que les deux paras
qui m'avaient amené là me reprennent en charge, l'infirmier soigna mes plaies
et couvrit les brûlures que j'avais à l'aine et à la poitrine de pansement
adhésifs. Enfin, ils m'aidèrent à remonter jusqu'à ma cellule. Là, l'un des
deux, sortant deux cachets de sa poche, me dit : " Avale ça ! " Je
les pris, les glissai sous ma langue, bus une gorgée d'eau et lui dis : "
Ça y est ". Dès que la porte se fut refermée, je les recrachai. Sans
doute, n'était-ce que de simples cachets d'aspirine, mais je n'arrivais plus à
penser correctement et je me sentais envahi d'une méfiance aiguë à l'égard de
toute chose. Je me demandais surtout si ce n'était pas que le début du "
traitement ". Je sentais que je n'étais plus dans mon état normal : mon
cour, mes tempes battaient fiévreusement. J'avais rendez-vous avec "
Marcel ". Cette création du pentothal prenait une consistance de chair.
J'avais réussi à ne pas répondre à ses questions, comment me défaire de lui la
prochaine fois ? Je sentais que je délirais. Je me giflais, je me pinçais pour
être certain que tout cela n'était pas un rêve. Mais je ne reprenais pied dans
la réalité que pour revenir aussitôt aux craintes que la drogue suscitait en
moi.
" Allez, on
déménage ! " C'étaient mes deux guides de l'infirmerie. Il devait être assez
tard, peut-être onze heures du soir, et, comme nous montions vers la terrasse,
l'idée me vint qu'ils allaient me " suicider ". Dans l'état où je me
trouvais, cette pensée ne me causait pas d'émotion supplémentaire : " Je
n'ai pas parlé sous les tortures, ça n'a pas marché avec le sérum, c'est fini.
". Mais nous redescendîmes dans le deuxième immeuble et on m'ouvrit la
porte d'un cachot (le placard) que je connaissais déjà. Il avait été nettoyé,
on y avait mis un lit de camp et une paillasse.
Dès qu'ils furent
partis, les mêmes idées, dispersées un moment par cet entracte, m'assaillirent
de nouveau.
Je me demandais si je
n'étais pas en train de devenir fou. S'ils continuaient à me droguer, serais-je
encore capable de résister comme la première fois ? Et si le pentothal me
faisait dire ce que je ne voulais pas, cela n'aurait servi à rien de résister
aux tortures. La porte du placard à droite était ouverte et un rouleau de fil
de laiton y était déposé. La lucarne ouverte laissait libre le crochet de fermeture.
Je pouvais y accrocher un morceau de fil de laiton, monter sur le lit de camp
et ensuite le repousser d'un coup de pied. Puis, je me révoltai contre l'idée
du suicide. On croirait, après ma mort, que c'était la peur des supplices qui
m'y avait poussé. Je me demandais en outre si ces " facilités " ne
m'étaient pas offertes volontairement, et la phrase de l'aide de camp de Massu
me revenait à l'esprit : " Il ne vous reste plus qu'à vous suicider.
" Et au moment même où je décidais que je ne me tuerais pas et que, si je
devais mourir, mieux valait que ce fût sous les coups des paras, je me
demandais si ce n'était pas la crainte de la mort si proche qui me faisait
trouver ces " arguments ". Mourir pour mourir, ne valait-il pas mieux
que ce soit tout de suite et sans risque d'" aider les bourreaux " ?
J'essayai de raisonner le plus calmement possible et je conclus que de toute
façon, on ne me " reprendrait " pas avant le lendemain matin au
moins, que j'avais donc encore le temps de me tuer si cela était nécessaire. Je
me rendais compte aussi que je n'étais pas dans un état normal et qu'il me
fallait du repos, pour mieux réfléchir.
Je m'endormis jusqu'au
matin. La nuit avait chassé, avec la fièvre, mes craintes de la veille. Je me
sentais tout à coup fier et joyeux de n'avoir pas cédé. J'étais convaincu que
je tiendrais encore le coup s'ils recommençaient : que je me battrais jusqu'au
bout ; que je ne leur faciliterais pas la tâche en me suicidant.
Vers le milieu de
l'après-midi, je rejoignis dans l'autre bâtiment ma première cellule, mais je
n'y restai pas longtemps. Dans la soirée, je refis le chemin en sens inverse et
je retournai dans le " placard " où je passai une deuxième nuit. Des
bribes de conversation saisies dans le couloir me fournirent l'explication de
ces ordres et de ces contre ordres : on attendait la visite d'une commission
(je ne sais laquelle) (1), il ne fallait pas qu'elle me vît : on me "
camouflait " donc dans le deuxième bâtiment, qui, en principe, ne
dépendait pas du " centre de tri " et ne servait qu'au logement des
paras et au mess.
J'allais mieux et
j'arrivais à me lever et à me tenir debout. Je sentais, à l'attitude différente
des paras à mon égard qu'ils avaient dû apprécier en " sportifs " mon
refus de parler. Le grand para de l'équipe Lorca avait lui-même changé de ton.
Il entra un matin dans ma cellule et me dit :
" Vous avez déjà
été torturé dans la Résistance ?
- Non, c'est la première
fois, lui dis-je.
- C'est bien, dit-il en
connaisseur, vous êtes dur. "
Dans la soirée, un
autre, que je ne connaissais pas, entra à son tour. Un petit blond, au fort
accent du Nord : un appelé. Il me dit avec un grand sourire : " Vous
savez, j'ai assisté à tout, hein ! Mon père m'a parlé des communistes dans la
Résistance. Ils meurent, mais ils ne disent rien. C'est bien ! " Je
regardai ce jeune à la figure si sympathique, qui pouvait parler des séances de
tortures que j'avais subies comme d'un match dont il se souviendrait, et qui
pouvait venir me féliciter sans gêne, comme il l'aurait fait pour un champion
cycliste. Quelques jours plus tard, je le vis congestionné, défiguré par la
haine, battre dans l'escalier un Musulman qui ne descendait pas assez vite : ce
" centre de tri " n'était pas seulement un lieu de tortures pour les
Algériens, mais une école de perversion pour les jeunes Français.
Un para au moins,
pourtant, n'était pas d'accord. C'était un jeune, avec un accent du terroir. Il
ouvrit la porte de ma cellule, vers les sept heures un soir, au moment où il
n'y avait plus personne dans le couloir. Il avait à la main un sac de
provisions : des cerises, du chocolat, du pain, des cigarettes. Il me le tendit
et me dit seulement : " Tenez, prenez cela. Excusez-moi, mais ici on ne
peut pas parler. " Et il me serra la main très fort et très vite avant de
refermer la porte. Mais Erulin dut donner des ordres et je ne vis plus
personne.
On m'emmena à
l'infirmerie dans les jours qui suivirent. J'y retournai la première fois, le
cour battant. J'appréhendais de nouvelles injections de pentothal, mais c'était
seulement pour soigner mes plaies infectées. On me fit des piqûres de
pénicilline et à plusieurs reprises on changea mes pansements. De ces soins, je
savais que je ne pouvais rien conclure. De toute façon, ils avaient intérêt à
me soigner : s'ils voulaient me torturer à nouveau, il fallait que je ne sois
pas trop affaibli ; s'ils décidaient au contraire de m'exécuter, il leur
faudrait, à part les traces " normales " des balles, un cadavre
" propre " en cas d'autopsie. · mesure que les jours passaient,
l'espoir que l'opinion publique alertée réussirait à m'arracher à leurs griffes
grandissait en moi, mais en même temps j'étais convaincu qu'ils préféreraient
affronter le scandale de ma mort plutôt que celui des révélations que je
ferais, vivant. Ils avaient dû peser cela, puisque l'un des paras m'avait dit
ironiquement, alors que j'étais encore incapable de me lever : " C'est
dommage, tu aurais pu en raconter des choses, de quoi faire un gros bouquin !
"
Ils tentèrent encore de
m'interroger. D'abord Charbonnier, Devis et un autre, inconnu. Ils me firent
venir dans le bureau qui se trouvait au même étage. Je m'assis en face d'eux et
ils me posèrent pour la centième fois la même question, mais cette fois avec
politesse.
" Où avez-vous
passé la nuit avant votre arrestation ?
- J'ai répondu à cette
question quand vous m'avez torturé, leur dis-je. Ma réponse est que je ne vous
répondrai pas. "
Ils sourirent sans
insister, puis Devis me dit :
" Le loyer de votre
appartement est-il à votre nom ? Vous pouvez répondre à cette question : si
vous ne le faites pas, la concierge nous le dira. Vous voyez bien que ça n'a
pas d'importance.
- Demandez à la
concierge, si vous voulez ; moi, je ne vous aiderai pas. "
L'entretien n'avait pas
duré plus de deux ou trois minutes, et Charbonnier me raccompagna jusqu'à ma
cellule.
Quelques jours plus
tard, je reçus la visite du lieutenant Mazza, l'aide de camp du général Massu.
Il commença par me dire, sans ironie, qu'il était heureux de voir que j'allais
mieux. Puis, très volubile, il me donna un " digest " de la pensée
politique des officiers de la pacification : " Nous ne partirons pas
", c'était le leitmotiv. La misère des Algériens ? il ne faut rien
exagérer. Il connaissait un " indigène " qui gagnait 80 000 francs
par mois. Le " colonialisme " ? un mot inventé par les défaitistes.
Oui, il y avait eu des injustices, mais maintenant, c'était terminé. Les
tortures ? on ne fait pas la guerre avec des enfants de chour. La guerre serait
depuis longtemps terminée, mais les communistes, les libéraux, la presse "
sentimentale " ameutaient l'opinion contre les paras et les empêchaient de
" travailler ". J'avais très peu envie d'engager une conversation de
ce genre : je lui dis seulement qu'il était heureux que la France eût d'autres
représentants et d'autres titres à sa gloire ; et puis, je me contentai de
répondre ironiquement à chacun de ces lieux communs colonialistes.
Il en vint enfin à
l'objet de sa visite. On me faisait une nouvelle proposition : on ne me
demandait plus de répondre aux questions posées, mais seulement d'écrire ce que
je pensais de la situation présente et de l'avenir de l'Algérie, et je serais
remis en liberté. Evidemment, je refusai.
" Pourquoi ?
dit-il, vous avez peur qu'on s'en serve contre vous ?
- D'abord, lui dis-je.
D'autre part, je n'ai pas l'intention de collaborer avec vous. Si ce que mes
amis et moi pensons du problème algérien vous intéresse, prenez les collections
d'Alger Républicain : vous les avez toutes puisque votre journal, le Bled,
occupe nos locaux. "
Il n'insista pas et,
passant à un autre sujet, il me dit à brûle-pourpoint : " Ah ! vous savez,
j'ai reçu la visite de votre femme et d'un avocat. Ils m'ont demandé si vous
étiez vivant. J'ai répondu que vous étiez encore vivant. " Puis il ajouta
: " C'est vraiment dommage. J'ai de la sympathie pour vous. Et de
l'admiration pour votre résistance. Je vais vous serrer la main, je ne vous
reverrai peut-être plus. " Son numéro terminé, il sortit.
La veille de mon départ
pour Lodi, un mois après mon arrestation, on m'emmena dans un bureau de l'étage
inférieur. Un capitaine de paras - béret vert de la Légion étrangère -
m'attendait : cheveux en brosse, figure en lame de couteau traversée d'une
longue balafre, lèvres pincées et méchantes, yeux clairs et saillants. Je
m'assis en face de lui et au même moment il se leva : d'un coup au visage, il
me jeta par terre et fit voltiger mes lunettes qu'on m'avait rendues : "
Tu vas t'enlever cet air insolent que tu as sur la gueule ", dit-il.
Lorca était entré et
s'était placé debout près de la fenêtre. La présence de ce " spécialiste
" me fit penser que la torture était proche. Mais le capitaine se rassit
en même temps que je me relevais.
" Tu veux une
cigarette ? me dit-il, changeant brusquement de tactique.
- Non, je ne fume pas et
je vous demande de me vouvoyer. "
Il ne s'agissait pas
seulement de " marquer le coup ", mais aussi de savoir où il voulait
en venir : tortures ou entretien sur le mode " amical " ? Selon qu'il
me giflerait de nouveau ou tiendrait compte de l'observation, je sentais que je
serais fixé. Il me répondit que ça n'avait aucune importance et se mit à me
vouvoyer. Je lui demandai si je pouvais reprendre mes lunettes : il crut que
c'était pour mieux me souvenir de son visage : " Vous pouvez me regarder,
je suis le capitaine Faulques, vous savez, le fameux capitaine SS. Vous avez
entendu parler ? " J'étais en présence de Faulques, chef des tortionnaires
de la villa Sesini, particulièrement réputé pour sa férocité.
Il devait regretter de s'être
laissé emporter par la haine. Il tenta de parler calmement et, pour effacer la
première impression, il fit apporter deux bouteilles de bière. Je buvais
lentement, le surveillant du coin de l'oil, dans la crainte que, d'un nouveau
coup, il ne me casse la bouteille sous les dents.
" Vous devez avoir
un joli dossier sur moi, hein ? Qu'allez-vous faire de moi, si ça change ?...
Mais je sais prendre mes risques. "
Puis, sans transition,
il entama une dissertation sur les écrivains, les peintres communistes ou
libéraux et les intellectuels en général. Il parlait avec beaucoup d'ignorance
et une telle haine qu'elle transformait les expressions de son visage, très
mobile, en autant de rictus. Je le laissais parler, l'interrompant parfois,
dans le seul but de gagner du temps et de réduire d'autant celui des tortures,
s'il devait y en avoir après.
Il m'avait posé les
questions habituelles, mais sans insister. Puis, il était revenu à la "
grande politique ". Il marchait comme un fou à travers la pièce, s'approchant
par moments de moi pour me hurler une phrase dans la figure. Il souhaitait que
la guerre s'étendît à la Tunisie et au Maroc. Il regrettait que l'expédition
d'Egypte n'ait pas abouti à une conflagration générale : " J'aurais voulu
qu'un sous-marin américain coule un bateau français. Il y aurait eu la guerre
avec les Américains : au moins, les choses auraient été plus claires ! "
Je le contredisais, mais comme on le fait pour un malade qu'il ne faut pas
exciter davantage. Il eut à plusieurs reprises envie de me frapper, mais il se
retint et à un moment me cria : " Vous ne voulez rien dire ? Moi, je fais
parler les gens en leur mettant un couteau sur la gorge la nuit. Je vous
reprendrai ".
Sans doute était-ce leur
intention à tous de me " reprendre ", lorsqu'ils décidèrent de
m'envoyer au camp de Lodi, " réserve " de suspects que l'on extrait
quand on le juge utile.
Mais, avant ce dernier
interrogatoire et ce transfert que rien ne me laissait prévoir, je pus, durant
un mois, observer la marche de l'usine à tortures. De ma cellule, je voyais par
le trou du loquet le couloir, le palier et quelques marches d'escalier. ·
travers la cloison mince me parvenaient les bruits des pièces attenantes.
Dans la journée, c'était
un va-et-vient incessant dans l'escalier et le couloir : des paras, seuls, ou
poussant brutalement devant eux des " suspects " hébétés. · chaque
étage - je l'ai su par la suite - ils les entassaient à quinze ou vingt dans
les pièces transformées en prisons. Les prisonniers dormaient à même le ciment
ou se partageaient une paillasse à trois ou quatre. Ils étaient constamment
dans l'obscurité, car les stores étaient baissés pour qu'on ne pût rien voir
des maisons d'en face. Des jours, des semaines durant - quelquefois plus de
deux mois - ils attendaient là un interrogatoire, leur transfert au camp ou à
la prison, ou bien encore leur " tentative d'évasion ", c'est-à-dire
une rafale de mitraillette dans le dos.
Deux fois par jour, vers
quatorze heures et vingt heures (quand on n'oubliait pas), on nous apportait
des biscuits de troupe - cinq le matin et cinq le soir -, rarement du pain, et
quelques cuillerées d'une soupe faite de tous les déchets du repas des
seigneurs. J'y trouvai un jour un mégot, une autre fois une étiquette et des
noyaux de fruits recrachés.
C'était un Musulman qui
était chargé de cette distribution. Ancien tirailleur, il était passé au maquis
et avait été fait prisonnier au court d'un combat. En échange de la vie, il
avait accepté de servir les paras. Son nom était Boulafras, mais, par dérision,
ceux-ci l'avaient transformé en " Pour-la-France " et c'est ainsi
qu'ils l'appelaient. Ils l'avaient coiffé d'un béret bleu et armé d'une
matraque en caoutchouc, dont il se servait à l'occasion pour se faire bien voir
de ses maîtres. Ce déchet était méprisé par tous : par les paras comme par les
prisonniers.
Mais c'était la nuit que
le " centre de tri " vivait sa vraie vie. J'entendais les préparatifs
de l'expédition : dans le couloir, bruits de bottes, d'armes, ordres d'Erulin.
Puis, par la lucarne, me parvenaient d'autres bruits. Dans la cour, ils
mettaient les Jeeps et Dodges en marche et démarraient. Tout était silencieux
pendant une heure ou deux, jusqu'au moment où ils rentraient, les voitures
chargées de " suspects " arrêtés au cours de l'opération. Je les
voyais, le temps d'un éclair, lorsqu'ils passaient dans mon champ de vision :
escalier, palier et couloir. Des jeunes gens, le plus souvent. On leur avait à
peine laissé le temps de s'habiller : certains étaient encore en pyjama, d'autres
pieds nus ou en pantoufles. Quelquefois, il y avait aussi des femmes. Elles
étaient emprisonnées dans l'aile droite du bâtiment.
Le " centre de tri
" s'emplissait alors de cris, d'insultes, de rires énormes et méchants.
Erulin commençait l'interrogatoire d'un Musulman. Il lui criait : " Fais
ta prière devant moi. " Et je devinais dans la pièce à côté un homme
humilié jusqu'au fond de l'âme, contraint de se prosterner en prières devant le
lieutenant tortionnaire. Puis, d'un coup, les premiers cris des suppliciés
coupaient la nuit. Le vrai " travail " d'Erulin, de Lorca et des
autres avait commencé.
Une nuit, à l'étage
au-dessus, ils torturèrent un homme : un Musulman, assez âgé, semblait-il au
son de sa voix. Entre les cris terribles que la torture lui arrachait, il
disait épuisé : " Vive la France ! Vive la France ! " Sans doute
croyait-il calmer ainsi ses bourreaux. Mais les autres continuèrent à le
torturer et leurs rires résonnaient dans toute la maison.
Lorsqu'ils ne partaient
pas en opération, Erulin et les siens " travaillaient " sur les
suspects déjà arrêtés. Vers minuit ou une heure du matin, une porte des
pièces-prisons s'ouvrait bruyamment. La voix d'un para hurlait : " Debout,
salauds ! ", il appelait un, deux, trois noms. Ceux qui avaient été nommés
savaient ce qui les attendait. Il y avait toujours un long silence et l'autre
était toujours obligé de répéter les noms une seconde fois, ce qui le mettait
en fureur : " Qu'ils sont cons, alors ? Vous pouvez pas répondre
"présent", non ? " Ceux qui avaient été appelés se levaient
alors et j'entendais les coups qui les poursuivaient, comme le para les
poussait devant lui.
Une nuit, Erulin lança
ses hommes d'un seul coup à l'assaut de toutes les pièces. Matraque au poing,
ils se ruèrent dans les " dortoirs ". " Debout ! " La porte
de ma cellule, violemment ouverte, heurta le mur et je reçus un coup de pied
dans les reins : " Debout ! " Je me levai, mais Erulin, passant dans
le couloir, me vit et dit : " Non, pas lui ", et claqua lui-même la
porte. Je me recouchai sur ma paillasse, tandis qu'un énorme brouhaha de bruits
de bottes, de coups, de plaintes angoissées envahissait les étages.
Le matin et le soir,
quand Boulafras entrouvrait la porte pour me passer mes " repas " ou
bien lorsque j'allais aux lavabos, il m'arrivait de croiser dans le couloir des
prisonniers musulmans, qui rejoignaient leur prison collective ou leur cellule.
Certains me connaissaient pour m'avoir vu dans des manifestations organisées
par le journal : d'autres ne savaient que mon nom. J'étais toujours torse nu,
encore marqué des coups reçus, la poitrine et les mains plaquées de pansements.
Ils comprenaient que, comme eux, j'avais été torturé et ils me saluaient au
passage : " Courage, frère ! " Et dans leurs yeux, je lisais une solidarité,
une amitié, une confiance si totales que je me sentais fier, justement parce
que j'étais un Européen, d'avoir ma place parmi eux.
Je vécus ainsi, un mois
durant, avec la pensée toujours présente de la mort toute proche. Pour le soir,
pour le lendemain à l'aube. Mon sommeil était encore troublé par des cauchemars
et des secousses nerveuses qui me réveillaient en sursaut.
Je ne fus pas surpris
quand une fois Charbonnier entra dans ma cellule. Il devait être près de
vingt-deux heures. J'étais debout, près de la lucarne, et regardais vers le
boulevard Clemenceau où circulaient encore quelques rares voitures. Il me dit
seulement :
" Préparez-vous,
nous n'allons pas loin. "
Je mis ma veste sale et
fripée. Dans le couloir, j'entendis qu'il disait : " Préparez aussi Audin
et Hadjadj ; mais on les prendra séparément. " Dix fois déjà, j'avais fait
le bilan de cette vie que je croyais terminée. Encore une fois, je pensai à
Gilberte, à tous ceux que j'aimais, à leur atroce douleur. Mais j'étais exalté
par le combat que j'avais livré sans faillir, par l'idée que je mourrais comme
j'avais toujours souhaité mourir, fidèle à mon idéal, à mes compagnons de
lutte.
Dans la cour, une
voiture démarra, s'éloigna. Un moment après, du côté de la villa des Oliviers,
il y eut une longe rafale de mitraillette. Je pensai : " Audin. "
J'attendis devant la
fenêtre pour le plus longtemps possible respirer l'air de la nuit et voir les
lumières de la ville. Mais les minutes, les heures passèrent et Charbonnier ne
revint pas me chercher.
J'ai terminé mon récit.
Jamais je n'ai écrit aussi péniblement. Peut-être tout cela est-il encore trop
frais dans ma mémoire. Peut-être aussi est-ce l'idée que, passé pour moi, ce
cauchemar est vécu par d'autres au moment même où j'écris, et qu'il le sera
tant que ne cessera pas cette guerre odieuse. Mais il fallait que je dise tout
ce que je sais. Je le dois à Audin " disparu ", à tous ceux qu'on
humilie et qu'on torture, et qui continuent la lutte avec courage. Je le dois à
tous ceux qui, chaque jour, meurent pour la liberté de leur pays.
J'ai écrit ces lignes,
quatre mois après être passé chez les paras, dans la cellule 72 de la prison
civile d'Alger.
Il y a quelques jours à
peine, le sang de trois jeunes Algériens a recouvert dans la cour de la prison
celui de l'Algérien Fernand Yveton. Dans l'immense cri de douleur qui jaillit
de toutes les cellules au moment où le bourreau vint chercher les condamnés,
comme dans le silence absolu, solennel, qui lui succéda, c'est l'âme de
l'Algérie qui vibrait. Il pleuvait et des gouttes s'accrochaient, brillantes
dans le noir, aux barreaux de ma cellule. Tous les guichets avaient été fermés
par les gardiens, mais nous entendîmes, avant qu'on le bâillonne, l'un des
condamnés crier : " Tahia El Djezaïr ! Vive l'Algérie ! " Et d'une
seule voix, au moment même sans doute où le premier des trois montait sur
l'échafaud, jaillit de la prison des femmes la chanson des combattants
algériens :
" De nos montagnes
La voix des hommes
libres s'est élevée :
Elle clame
l'indépendance
De la patrie.
Je te donne tout ce que
j'aime,
Je te donne ma vie,
â mon pays... â mon
pays. "
Tout cela, je devais le
dire pour les Français qui voudront bien me lire. Il faut qu'ils sachent que
les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le grand peuple de
France, auprès duquel ils ont tant appris et dont l'amitié leur est si chère.
Il faut qu'ils sachent
pourtant ce qui se fait ici EN LEUR NOM.
Novembre 1957.
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