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Alors, philosophe pour classes terminales ? C'est la fâcheuse réputation qui poursuit Camus depuis, précisément, l'anathème jeté par Sartre et les sartriens. Mais je ne la pense pas, pour autant, fondée... Car c'est une chose de dire qu'il n'a pas la philosophie de sa politique et que c'est Sartre qui, paradoxalement, disposait peut-être de cette philosophie. Mais c'en est une autre de dire qu'il n'a pas de philosophie du tout ; et je trouve proprement consternante, chez tant et tant d'ignorants qui n'ont aucune espèce d'idée de ce que philosophie veut dire, la répétition pavlovienne de la scie - sonnant comme un supplice éternel, une dégradation posthume, une volonté d'humilier que la mort même n'a pas lassée : "Philosophe pour classes terminales !
Camus est philosophe de formation, déjà. S'il n'est pas agrégé, s'il n'a pas, à Alger, passé la fameuse agrégation qui aurait peut-être tenu en respect les messieurs de la rue de Condé, c'est parce que, rongé par la tuberculose, il n'a pu obtenir le certificat de bonne santé que la République, à l'époque, exigeait de ses futurs professeurs. Et quant aux connaissances "de seconde main", quant à la "superficialité" supposée de ses lectures, la plus élémentaire des honnêtetés oblige à dire, quand même, deux choses.
Primo : ce n'est pas plus vrai de lui que de Sartre, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il se pose là, lui aussi, dans le genre lecteur pirate, parfois pillard, survolant les textes, les arraisonnant, y prélevant les armes dont il avait besoin, et elles seulement, dans sa guerre de longue durée contre l'injustice, l'oppression, le Mal - un certain Heidegger ne le lui a pas envoyé dire le jour où il comprit, en 1946, l'usage pour le moins cavalier qu'il était en train de faire de sa Lettre sur l'humanisme...
Et puis, secundo, une lecture, même cursive, de ses carnets, de ses notes, de telle lettre à Francine, ou à Brisville, ou à Claude de Fréminville, demandant l'envoi en urgence, à Lourmarin ou ailleurs, d'une édition de Hegel, ou de Spinoza, montre qu'il n'avait pas moins qu'un autre le souci d'en venir, toujours, aux textes mêmes.
On peut, encore une fois, discuter sa philosophie. On peut trouver pour le moins rapide, dans L'Homme révolté par exemple, le raccourci qui lui fait voir, dans les jeunes inventeurs russes du "terrorisme individuel", les "frères des lycéens tragiques de Lautréamont" s'emparant de "la pensée allemande" pour en "incarner, dans le sang, les conséquences". Et on peut observer, enfin, qu'il ne fut pas le dernier à confier, par exemple à Servir, en 1945 : "Je ne suis pas philosophe ; je ne crois pas assez à la raison pour croire à un système." J'ai la conviction que, philosophe, il l'est ni plus ni moins, justement, et de la même façon, que Sartre.
D'ailleurs, soyons précis. Un philosophe c'est quelqu'un qui - définition minimale - fabrique, usine, agence des concepts. Or on ne peut pas refuser ce souci à Camus. On ne peut lui dénier ni ce talent ni cette technicité. Et j'en prendrai un seul exemple : celui de cet "historisme" dont il fait le procès dans L'Homme révolté, puis dans Défense de "L'Homme révolté" et, de-ci de-là, dans sa réponse à Francis Jeanson.
Qu'est-ce que "l'historisme" ? C'est l'état d'esprit, dit-il, de celui qui dit oui à l'Histoire. Ou mieux : c'est l'attitude de cette catégorie très particulière d'esclaves qui voient dans l'Histoire leur maître, la figure même de l'Absolu et de la Loi. Ou mieux encore : c'est la métaphysique, implicite ou explicite, de qui se résout à un monde où les "repères" deviennent des "buts" ; où on remplace l'"au-delà" par le "plus tard" ; et où les valeurs ne valent - c'est toujours Camus qui parle - que lorsqu'elles ont triomphé. Jean Daniel, dans son Avec Camus, raconte la colère de son ami un jour où il lui avait, lui, Jean Daniel, fait valoir que l'indépendance de l'Algérie était inéluctable.
Quoi, avait protesté Camus, vous dites "inéluctable" ? Comment ce mot, inéluctable, peut-il même franchir les lèvres d'un journaliste, ou d'un intellectuel, épris de vérité ? Et la tâche de la pensée ne commence-t-elle pas, précisément, avec l'effort pour opposer à la prétendue inéluctabilité des choses la sainte liberté des hommes ? Que cette protestation témoigne aussi, hélas, de son défaut de sens du Tragique et de la bévue qui, en la circonstance, en fut le corrélat, c'est évident. Que Camus se trompe quand, dans d'autres textes de la même eau, il attribue au judéo-christianisme cette vision d'une Histoire imposant ses inéluctables décrets, j'en suis le premier convaincu.
Et que cette condamnation de l'historisme ne soit pas toujours raccord avec sa propre métaphysique des noces de l'homme et de la terre, c'est encore vrai - et c'est sans doute même la contradiction majeure qui traverse et déchire son oeuvre. Mais qu'on ait affaire, là, à un concept ne me semble pas douteux. Et franchement... est-il tellement moins bien formé, ce concept, que celui d'"historicisme" dans le fameux Qu'est-ce qu'un collaborateur où Sartre oublie juste d'étendre au stalinisme cette manie de collaborer avec l'Histoire qu'il pointe et décrit admirablement ? Est-il moins puissant, opérateur de moins de vérité, que ce concept de "dictature de l'Histoire" où Levinas, au même moment lui aussi, voit le premier et le dernier mot du totalitarisme - mais sans en tirer les mêmes conséquences pratiques, les mêmes maximes, que Camus ? Et l'usage, enfin, qu'il fait de Heidegger pour, dans Le Mythe de Sisyphe, tenter de sortir de la contradiction (constitutive de son concept d'"historisme") qui le fait résister au diktat de l'Histoire mais consentir à celui de la Nature, est-il tellement moins instruit que celui de la plupart de ses contemporains ?
Un philosophe c'est quelqu'un qui - autre définition minimale - opère des gestes philosophiques. Or on ne peut pas dénier, là non plus, ce goût à Camus. Ni, davantage, le pouvoir, le savoir-faire, lui permettant de mettre ce goût en oeuvre. Et je n'en prendrai, de nouveau, qu'un exemple : le travail qu'il opère, du Mythe à La Chute, sur la figure de Nietzsche. Quel est ce travail ? C'est le travail qui part d'une fascination pour l'oeuvre et pour le nom ; qui commence, par exemple, à Turin, via Carlo Alberto, où, le 24 novembre 1954, il se rend en pèlerinage et se remémore, le coeur serré, la visite d'Overbeck à son ami "fou de délire" et "se jetant dans ses bras en pleurant" ; et c'est le travail qui, alors, consiste à reconstruire un Nietzsche blanchi de sa folie (car ramené à la mesure grecque), rectifié de sa cruauté (car partant de la fidélité à la terre pour conclure qu'il ne faut pas ajouter aux injustices de la Nature celles que fabrique la perversité des hommes), positivé (cf. le "bon nihilisme" dont il dit, dans la lettre à Francis Ponge du 23 janvier 1943, qu'il est ce qui viendra "après l'Absurde" et "au-delà" de lui) ou encore mis en pratique (cf. cet "amor fati mis en mouvement" qui est la grande leçon des notes du cahier 8 sur la dernière visite à Turin).
n peut, de nouveau, discuter ce travail sur le nom de Nietzsche. On peut - et c'est mon cas - trouver qu'il participe de la tentation païenne qui apparaît dans Noces et reste une constante de l'oeuvre. Techniquement parlant, ce n'est pas un travail moins bien mené que le travail, à nouveau, de Sartre forgeant à son propre usage, du temps de La Nausée, un nietzschéisme synonyme d'individualisme, de romantisme, de solitude hautaine. Ni que le geste de Bataille et de ses amis du Collège de sociologie quand, à l'époque de Contre-attaque et d'Acéphale, ils proposent une Réparation à Nietzsche censée l'arracher aux nazis - mais non sans prendre le risque, parfois, d'un périlleux bord à bord avec eux. On aimerait, là encore, éviter le ton défensif de la "réparation à Camus" : mais le préjugé est si profondément ancré, le cliché si vivant, l'opprobre si durable, qu'on ne résiste pas à la tentation de faire observer que, dans l'auberge espagnole qu'est, dans la seconde moitié du XXe siècle, le nom de Nietzsche, le ragoût camusien n'a pas moins bonne allure, ni saveur, que les autres.
Ce qui est vrai, en revanche, c'est que Camus est, de son propre aveu, un philosophe d'un genre particulier. C'est un philosophe qui, déjà, se moque des philosophes quand ils cèdent à l'académisme, la pompe, l'obscurité (cf., dans la nouvelle édition, en Pléiade, des Œuvres complètes, cette pièce inédite, signée du pseudonyme d'Antoine Bailly et datant, vraisemblablement, de 1947, qui s'intitule L'Impromptu des philosophes et qui consiste en un long dialogue moliéresque et, au demeurant, drôlissime entre Monsieur Vigne et Monsieur Néant).
C'est un philosophe qui, ensuite, considère depuis le tout premier jour, c'est-à-dire depuis sa collaboration à Alger républicain, que le journalisme est un genre philosophique à part entière (il ne l'exprime pas en propres termes - mais que dit-il d'autre quand, dans Combat du 8 septembre 1944, il propose la formule de "journalisme critique" ? Et quand, huit jours plus tôt, le 1er septembre, il qualifie le journaliste "critique" d'"historien au jour le jour" dont "le premier souci doit être de vérité" ?). C'est un philosophe qui fait du théâtre et qui, dans "cette histoire de grandeur racontée par deux corps" où tient, selon lui, l'essence de ce théâtre, voit une autre manière de poursuivre la même aventure de pensée (aurait-il fait du théâtre, en aurait-il écrit et mis en scène, sans la présence constante, en lui, et là aussi, de son cher Nietzsche ?).
Et c'est un philosophe qui, non content d'écrire, enfin, des romans, voit dans l'écriture romanesque la voie royale, pour le coup, de la philosophie ("On ne pense que par image - si tu veux être philosophe écris des romans", dit-il, en 1936, dans le cahier 1 des Carnets ; puis, dans son article de 1938 sur La Nausée : "Un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en images" - en sorte que, "dans un bon roman, toute la philosophie est passée dans les images" ; et puis, plus tard encore, dans le cahier 5 des Carnets ; je suis d'abord un "artiste" ; c'est l'artiste en moi qui philosophe ; et cela pour la simple raison que "je pense selon les mots et non selon les idées")...
Un philosophe artiste. Un philosophe qui prend, à tous les râteliers, les armes dont il a besoin. Un philosophe qui, de surcroît, n'a jamais séparé sa vie de son aventure de pensée et a toujours joué, donc, le double jeu d'une vie écrite et de livres intensément vécus. Ce type de philosophe invente une attitude en même temps qu'il produit une oeuvre. Il est l'auteur d'un style avant que d'un système. Mais n'est-ce pas, selon ses chers Grecs, la définition même de la philosophie ? N'est-ce pas l'image la plus haute d'une discipline qui ne s'assigne, alors, d'autre but que de bien dire comment bien vivre et comment vivre selon le Bien ? Ce Camus-là, ce moraliste dont Sartre lui-même saluera, après sa mort, "l'humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel", on l'aime comme un frère, un jeune frère - jeune à jamais depuis ce jour de janvier 1960 où la Facel Vega heurta, pour de bon, un platane qui n'était plus, tout à coup, un platane de papier. Energie et probité. Vérité et, quand il le faut, colère. Un autre maître.
Un très jeune maître. Impossible, même et surtout quand on est sartrien, d'avoir raison contre Camus.
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Bernard Henri-Lévy
http://www.lemonde.fr/culture/article/2010/01/06/bernard-henri-levy-albert-camus-philosophe-artiste_1288110_3246.html#ens_id=1287075
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