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J'étais debout, impassible, j'assistais en témoin invisible à un événement insolite et insensé. Je voyais sortir, de sous les tombes de notre cimetière ancestral, une colonne de morts. Drapés de linceuls blancs, de la blancheur des vagues d'une mer en furie, ils émergeaient successivement du ventre de la terre. Ils se ressemblaient. Ils avaient les mêmes visages, froids, creusés, labourés de rides. L'araire du temps avait indistinctement sillonné leur peau. Une peau de momifié, terne et asséchée, traduisant la peine et la douleur qui les auraient poursuivis jusqu'après leur grand départ.
Seul le regard mouillé des yeux semblait redonner vie. Une étincelle dans les ténèbres, contrastant avec l'expression figée que dégageaient ces corps, mus par je ne sais quelle fantasmagorie.
Comme dans un cortège funèbre, ils marchaient les uns derrière les autres. lis avançaient d'un pas lent, mais décidé, dans la même direction. Ils foulaient le même sentier. On aurait dit qu'ils s'étaient concertés, qu'ils obéissaient à un même ordre. Une procession blanchâtre, ordonnée, presque militaire.
En haie d'honneur, à moi tout seul, je voyais défiler ces visages fantomatiques, me narrant chacun une histoire. Tels d'anciens livres poussiéreux, ils s'ouvraient tout à coup sur des existences antérieures, et à des passages précis, je lisais les derniers moments du passage de leur vie à trépas.
Parmi eux, un guerrier numide, sa mort en gladiateur dans une arène remontait à très loin. Cet autre fut fusillé par un peloton d'exécution, en pleine conquête coloniale. Un martyr de la dernière guerre. Je ne sais plus quelle dernière ? Des soldats de Dieu et autres dieux. Acteurs principaux de ces tragédies qu'aura connues cette terre. Terre des hommes libres qui les avait vus naître, puis les aura ensevelis, jusqu'à ce qu'ils s'exhument dans mon rêve. Encore un maquisard, celui-là victime de ses propres frères. Les causes étaient sacrées, et l'ennemi omniprésent.
Arrivaient ensuite les seconds rôles, les figurants de toute une vie. Les représentants de l'écrasante majorité du territoire des ombres. Ceux qui, souvent malgré eux, avaient constitué le décor de l'histoire. Ceux qui subissaient les événements même quand ils agissaient. Il y avait une femme, morte, elle, d'hystérie . on la disait possédée. Une autre morte, en donnant la vie à un petit homme. Elles furent nombreuses celles qui partirent en enfantant, en engendrant des héritiers, qui n'eurent d'autre héritage que le combat pour la terre de leurs dieux. Derrière, arrivait un jeune qui s'était donné la mort. Son coeur aura cédé le pas à sa déraison. Ils continuaient de se suivre, chacun avec ses douleurs. Des volcans longtemps éteints, à l'aube d'une éruption. Il y avait là autant de récits que de ressuscités.
La file des revenants n'était plus qu'une nervure sinueuse au milieu de la plaine. En messies d'une nouvelle religion, ils entamèrent leur pèlerinage. Mon rêve était devenu leur théâtre. Un théâtre aussi grand que cette terre africaine. L'envers du purgatoire venait de commencer. Devant eux le passé et derrière le devenir. Porteurs d'un message de l'assemblée de l'au-delà, ils allaient à la rencontre des morts en sursis, les vivants.
De village en village, de cité en cité, la nouvelle, comme une traînée de poudre, avait fait le tour du pays. On ne savait plus à quels saints se vouer. On cria au miracle. On se prosterna. Un prosélytisme béat se fit jour et une soudaine religiosité gagna ces mortels si amnésiques.
Ils étaient, par un soudain enchantement, redevenus humains. Ils redécouvrirent le partage, la solidarité, le respect d'autrui. ils décrétèrent une fratrie nationale. On se remit à parler des valeurs du passé, de la dignité, d'amour envers son prochain, de justice. Un véritable bain de sainteté.
Des sentiments indescriptibles s'étaient emparés d'eux. La peur, le doute, l'angoisse, les émotions étaient à leur paroxysme. Le temps s'était arrêté. Plus rien n'était important. Le surnaturel avait repris ses droits. On surveillait les cimetières. On scrutait le ciel.
Les temps incertains étaient revenus. Une agitation fiévreuse montait lentement des plus humbles vers les notables. Sollicités de tous, les chefs des villages et autres gouverneurs des villes se faisaient attendre. On épiait leurs décisions. Astrologues, théologiens, Ulémas, pressés par leurs fidèles, étaient, eux aussi, en conclave. L'évènement était sans précédent. Ni les livres sacrés, ni toutes autres prédictions n'en faisaient référence. Le jugement dernier n'était pas ainsi décrit. Que se passait-il donc? On organisa des rencontres. On s'informa. On palabra de longues heures durant. Le fait était nouveau et les préséances trop archaïques. L'ordre des choses était remis en cause. Un outrage à un si vieil entendement.
La réaction devait être à la mesure du bouleversement. Il fallait répondre au miracle par un miracle. Le pouvait-on, au demeurant ? La démocratie des vivants ne pouvait s'accommoder de celle des morts. Qui étaient les plus représentatifs des vivants ? Qui allait parler en leurs noms ? Qui allait-on désigner ? Les chefs héréditaires ou les politiciens ? Les élus du peuple ou les chefs religieux ? Les plus sages ou les plus courageux? Les centenaires ou les condamnés à mort ? Comment les recevoir? Qu'allait-on leur offrir?
L'instant était crucial. Le moment fatidique de la rencontre approchait. Il exigeait des résolutions sereines, humaines, courageuses. On choisit un endroit idyllique. Les dispositions les plus favorables devaient être prises et l'ambiance funeste qui régnait devait être tempérée. "Un trou de verdure où chante une rivière", entouré d'oliviers et de figuiers. Des plantes fleuries, de toutes sortes, jonchaient le sol. Une lumière tiède et bienfaisante finissait d'éclairer cet éden.
Les représentants des vivants étaient déjà sur les lieux. Ils étaient les hôtes d'une visite inattendue, saugrenue. Que pouvait-on attendre d'un mort ? Ils étaient tous bien habillés. Ils se vêtirent de leurs tenues de fête, chatoyante, multicolore, comme pour un mariage. Il ne manquait que le couscous. Leurs têtes recouvertes de chéchias, de chapeaux de paille. Ils étaient bien vivants. On fit venir une chorale de jeunes filles nubiles, accompagnée d'un orchestre traditionnel. Un hymne à la gloire des morts devait être entonné, en signe de bienvenue. Une stèle érigée sur le lieu même de la rencontre devait immortaliser l'événement.
Un petit nuage blanc, égaré au milieu du val, remontait maintenant le long du cours d'eau, jusqu'au plateau. C'était eux. Les visiteurs. Ceux qu'on avait oublié, et qu'on n'attendait plus. Cela était donc vrai ! Ils étaient bel et bien là. Un silence de mort envahit le plateau. On n'entendait plus que le bruit des insectes, de quelques passereaux, du ruissellement de l'eau de la rivière
La quiétude faisait face à l'angoisse. On dévisagea les nouveaux venus. On essayait mentalement de reconstituer leurs physionomies, en quête d'une quelconque ressemblance, d'une quelconque connaissance. Qui sait ? Un grand-père ? Une vieille tante ? Un lointain parent ? Qui étaient-ils ?
D'une voix douce et enfantine, la jeune chorale rompit le silence de mort et entama un vieil air dans la langue des ancêtres, rendant grâce à l'héroïsme des disparus, faisant l'éloge de leur bravoure, exprimant la peine des survivants. La poésie au secours du destin des hommes. De longs et stridents youyous fusèrent de derrière, emboîtant le pas au chant mélodieux des fillettes, ramenant les vivants à plus de courage. Il n'y eut point d'embrassades, ni de mains tendues. Gêne et méfiance subsistaient encore. En signe de salut, les revenants se courbèrent légèrement, baissant la tête et les épaules. Une digne révérence. Allaient-ils enfin parler ? On surveillait de près, ce que ces bouches striées de rides allaient prononcer.
L'un deux s'avança, sans doute le porte parole:
« Que le salut de l'au-delà soit sur vous », dit-il d'une voix claire et limpide.
« Que la paix et la clémence de Dieu soient sur vous aussi. Soyez les bienvenus »répondit le représentant des vivants.
« Vivent les morts! » scanda un autre, la gorge nouée et le front perlant de sueur.
Le porte parole reprit: « Notre venue ici, n'est pas pour revivre parmi vous. Que la providence nous en préserve. Nous ne venons pas, non plus, déroger à l'équilibre des éléments, ni à la nature des choses ».
II y eut un bref silence, puis il enchaîna:
« Nous venons d'abord vous rafraîchir la mémoire. Vous réveiller, tant votre oubli a mortifié vos souvenirs et vous a plongés dans un sommeil trop profond. Nous venons vous rappeler de nombreuses choses, qu'aujourd'hui vous ignorez avec dédain. Car nous savons ce que vous ne savez pas encore. Vous construisez votre futur en mystifiant votre passé, c'est à dire nous. Vos omissions sont insupportables et vos mensonges inacceptables au plus résigné d'entre nous. Votre amnésie dépasse tout entendement. Elle est traîtresse, et par delà la mort, elle est assassine. Elle bafoue l'histoire et viole la mémoire »
« Vous nous avez oubliés. Nous sommes sortis de vos discussions. Ne sommes-nous plus votre passé ? Vous nous avez fait quitter les livres d'histoire de vos enfants. Ne sont-ils plus notre descendance ? Vous avez oublié que nous vous avons précédés sur ces collines, dans ce val, sur ce plateau. N'avons-nous pas existé ? Seriez-vous seulement là, si nous ne l'avions pas été ? »
« Vous avez délibérément oublié ce que nous vous avons légué. Vous avez oublié que vous êtes sur le chemin de nous rejoindre. Ou seriez-vous devenus immortels? ».
« Beaucoup de ceux qui sont parmi nous, ne sont morts que pour votre salut. Leurs sacrifices auront permis la vie à beaucoup d'entre vous. D'autres continuent de vivre à travers votre vie à vous. Nous ne sommes plus là, mais vous ne devez pas effacer les témoins de notre existence. Vous avez, depuis longtemps, brisé le pacte scellé entre la vie et la mort. Croyez-vous qu'elles soient dissociables? »
« Il est né, parmi vous, des gens qui ont oublié leur langue, celle qu'il ont tétée au sein de leur mère. Il y a ceux qui ont oublié jusqu'au nom de leurs dieux, les noms des plantes qui poussent dans leurs prés, des choses qui n'ont plus de sens sans leur nom »
Ainsi, dans le rêve, comme si je flottais au dessus de leur tête, je voyais cette poignée d'hommes en blanc, dont on ne distinguait que des taches sombres, en guise de visages. En face d'eux, une assemblée subjuguée, quelque peu tranquillisée par la tournure que prenait l'événement.
Les moments de silence qui entrecoupaient le monologue du porte-parole des morts, gênaient les vivants. Ils étaient plus forts que les propos. Ils étaient la raison et les paroles étaient le coeur.
Le revenant reprit son souffle:
« Nous sommes aussi là, car l'espace qui nous a été réservé n'a pas été prévu pour autant de morts à la fois. Les cimetières ne sont plus des cimetières. Ils sont des champs de bataille. Le départ, souvent violent, de ceux qui nous arrivent, ne nous permet pas de prendre en charge leur passage serein vers la nouvelle vie que nous menons. Ceux que nous accueillons aujourd'hui, ne nous laissent plus en paix. Celle que nous avions espérée en allant vers l'au-delà. Leur repos est perturbé par les images de votre monde. Leur sommeil est agité et les délires hantent leur double mort. Ils continuent de se plaindre, et nous ont fait perdre notre sommeil à nous. Ils ne veulent plus se taire. Certains cherchent à revenir parmi vous. Ils n'ont pu se débarrasser des liens qui les rattachent à vous. Ils auraient tant voulu finir ce qu'ils avaient entrepris, dans votre monde. Ils sont partis, le cœur serré, l'âme meurtrie »
II y eut encore un silence. Plus lourd:
« Votre déraison dépasse toutes les frontières, même celles qui nous séparent... »
Des salves de Kalachnikovs déchirèrent l'aurore tigzirtoise. Je me réveillai affolé par le bruit et perturbé par les visiteurs de ma nuit.
Ce matin là, au lycée, l'heure n'était plus à l'étude du récit de fiction. On s'apprêtait déjà aux enterrements.
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Nouvelle par Tarik YACINE professeur de français à Tigzirt-sur-Mer
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