J’y suis né, comme mon Père Adolphe, et mon Grand-père Arthur. J’y ai
grandi de 1947 à 1962, avant d’être
déporté comme un million et demi d’autres personnes, pour des raisons que je
n’admets toujours pas 50 ans après. Une épuration ethnique pour laquelle on a
jusqu’à interdit son nom, car médias et politiques n’en veulent toujours pas
encore aujourd’hui. Gênant, …assurément, et puis le mythe vous comprenez, oui
le mythe…
Aussi loin que remonte ma mémoire, ou celle des photos de famille, je
revois le modeste garage « d’Electricité Générale » que mon père
exploitait (ça commence bien…) rue des Hadjoutes. Une fois marié, une boutique d’électroménager vint compléter
l’entreprise familiale. On a beaucoup dit et écrit sur l’esprit d’entreprise,
la force de travail et l’abnégation de ces pionniers de la deuxième génération
d’alors, pour lesquels le terme plein de mansuétude n’existait pas encore. J’en
ai été le témoin tout au long de mon adolescence, avec l’absence permanente de
mon père, au garage ou sur les chantiers, et ma mère qui tenait le coup grâce
au « maxiton » quotidien, complaisamment délivré par le pharmacien.
Le village était une grande famille, avec ses clans, ses amitiés, ses
inimitiés, ses personnages hauts en couleurs, ses cancans, ses anecdotes…bref,
avec tout ce qui constitue la diversité d’une communauté rurale, jusque dans
ses caricatures, alcooliques et fou du village compris. En l’occurrence, le
« chimboyo » (le dérangé) c’était Borhoro, un homme des bois, toujours hirsute, sujet à l’épilepsie,
qui ramassait tout au long de ses journées les papiers qui traînaient dans les
rues. Il bénéficiait d’une relative bienveillance de la part des adultes, qui
parvenaient parfois à le soustraire aux moqueries des enfants. Des figures
locales, celle que je redoutais le plus était Mr. Sanchez. Aucun natif du cru ne peut vous dire ne pas l’avoir
connu. Et pour cause, il était le seul pratiquement à voir régulièrement toutes
les paires de fesses du village. Mince d’allure, il sillonnait les rues avec une mallette en bois verni.
Elle renfermait un arsenal de seringues en verre dépoli, armées d’aiguilles
grosses comme des crayons. C’est en tout cas la représentation que j’en avais.
Avec un léger accent espagnol, il s’inquiétait en se lavant les mains de l’état
de sa victime, avant d’ouvrir d’un coup sec la boîte de Pandore : là, dans
un cliquetis de boîtes en aluminium, il sélectionnait le calibre de ses
instruments. La maîtresse de maison, sur ses prescriptions, avait mis de l’eau
à bouillir, « additionnée de vinaigre », pour stériliser le matériel.
A l’aide d’une pince à hémostase, il retirait les seringues et les aiguilles
réputées aseptisées. La façon dont il faisait jouer le piston dans la seringue
pour en chasser l’eau résiduelle, avait quelque chose de menaçant, comme le
petit jet qui sortait du bout de l’aiguille juste avant qu’il n’accomplisse son
forfait… Et puis il y avait également le Docteur
Vogue. Tout droit sorti du théâtre de Molière, avec ses moustaches de
gaulois et ses prescriptions. Dont celle qui recommandait l’application des « ventouses ». Un véritable
spectacle pyrotechnique pour nous les enfants, lorsque nous étions autorisés à
y assister sagement alignés au fond de la chambre. Toute bonne famille recélait
en effet dans une boîte métallique de biscuit l’Alsacienne, une collection de
ventouses, sorte de pot de yaourt en verre assez épais, censées prévenir une
fois mises en oeuvre les congestions et
les influenzas. Le patient allongé sur le ventre, le dos à l’air, attendait
résigné l’application d’une douzaine de
ventouses. Pour cela, il fallait que l’officiant (parfois Mr. Sanchez) ait à sa
disposition un fil de fer torsadé dans
lequel était pris un morceau de coton. Trempé dans de l’alcool, il devenait un flambeau
virevoltant, qui tournait prestement dans les ventouses pour en absorber l’air
intérieur. La ventouse était alors rapidement appliquée sur la peau. Et sous
nos yeux incrédules, émerveillés par la magie, inquiets par l’appétit dévorant
de ces morceaux de verre, la peau était véritablement happée à l’intérieur. Les ventouses posées,
le spectacle de ces globes tremblants au gré du patient devenait surréaliste.
Enlevées, elles offraient le tableau
d’un dos agressé par un calamar géant.
Au chapitre de ces grands principes sanitaires, il faudrait également
citer l’application du cataplasme rigolo, dit sinapisme, qui
réussissait même à soutirer des plus insensibles à la douleur, gémissements et grognements. Quant aux lavements à l’eau tiède savonneuse, le rituel mériterait un
plus ample développement, avec la cérémonie de l’élévation du pot émaillé,
prolongé de son tuyau en caoutchouc muni d’un petit robinet.
A Marengo, les habitudes familiales s’adaptaient aux rythmes des saisons, des récoltes, des fêtes des uns et des autres, de la scolarité,… Durant les mois d’été, l’activité se réduisait sensiblement dans la journée, pour reprendre « à la fraîche », une fois l’arroseuse municipale passée. C’était un camion-citerne muni de rampes latérales, qui passait immanquablement à 18h00 dans toutes les rues. On l’entendait d’abord, le moteur en surrégime. Et puis on la voyait ensuite arriver au pas, enveloppée d’un nuage d’eau vaporisée par les puissants jets latéraux. Il fallait anticiper, ne pas traîner et se mettre rapidement à l’abri des projections d’eau boueuse. Il se dégageait une odeur très caractéristique, mélange d’odeurs de terre mouillée et d’eau évaporée que j’ai toujours en tête La chaleur était telle que l’effet était immédiat, bien perceptible et rafraîchissant. Alors seulement les persiennes s’ouvraient, et chacun sortait ses chaises sur le trottoir pour profiter de ce bien-être qui ponctuait les fins de journées estivales. Les cancans s’échangeaient jusqu’à la nuit, entre voisins, entre les « assis » et celles et ceux qui déambulaient bras croisés dans le dos. On se saluait, on s’interpelait, on sortait d’autres chaises…
C’est au bout de la rue des Hadjoutes que se trouvait
l’incroyable Fondouk de Marengo. Il
s’agissait d’une enceinte où tous les fellahs, voyageurs, montagnards du bled
et désoeuvrés se retrouvaient. Un véritable parking à mules, où grouillaient
ânes, chevaux et moutons, qui selon, se négociaient ou servaient au transport
du ravitaillement. L’activité était fébrile, d’autant qu’un café maure équipait
ce véritable « saloon » hors normes. On y jouait aux dés, aux dominos
et on y pratiquait la saignée avec ou sans sangsues. En face de ce lieu de
perdition, se trouvait la boutique du meilleur artisan de « sfindges » de la région.
Ces beignets cuits à la commande, dont on ne se lassait jamais, me font encore
saliver à leur évocation. Impassible tel un bouddha, le geste lent, assis
devant sa bassine d’huile bouillante, le Cheih
prélevait du bout des doigts un fragment de pâte blanche et élastique, qu’il aplatissait
par petites pressions tout en la faisant
tourner pour l’arrondir. Il la déposait
ensuite dans sa bassinoire, provoquant une explosion de friture qui dorait
rapidement le beignet à l’érection spectaculaire ! Quel talent. A l’aide
d’une écumoire il sortait prestement les unités flottantes à point, pour les
déposer dans un grand plat. Et comme la maison avait la grande classe, on vous
tendait le beignet pincé dans un petit carré de papier-journal (« La Dépêche
Enfants, Je me souviens que nous participions avec mon frère à la fête
musulmane du « Mouloud ».
Essentiellement du fait que l’usage encourageait
le recours sans modération à tout ce qui explosait. Pour l’occasion, la
boutique du « moutchou » se garnissait d’une incroyable variété de
pétards et de « cailloux explosifs » que je n’ai plus jamais
revu depuis. Il s’agissait de petits galets enrobés de phosphore. Lorsque nous
les jetions au sol ou sur un mur, ils pétaradaient à chaque contact en émettant
de courtes flammes. Nous finissions de les user en les frottant par terre,
jusqu’à ce que le galet soit mis complètement à nu. Le soir, à la nuit tombée,
les enfants déambulaient par groupes, munis de petites bougies en chantant « …Mouloud ya Mouloud, Aïcha Fatma Zohra, Fatma Zohra… ». Un Halloween d’avant
la lettre, à la différence que les bonbons étaient remplacés par de vigoureuses
calbottes pour faire taire et rentrer la marmaille.
Le village disposait d’un jardin public, en face de la Mairie. Il
La régulière prolifération des chats et des « kelbs », obligeait la Mairie
OnLes fêtes de Marengo avaient plutôt bonne réputation dans la Mitidja. On
Je laisse à d’autres, le soin d’évoquer
l’incontournable équipe de football de Marengo, source de passions, de
fâcheries, de délires…j’étais trop jeune, puis trop souvent absent de Marengo
pour en parler vraiment et traduire toute l’importance de l’O.M dans la vie sociale de la cité.
L’été venu, ceux qui le pouvaient, fuyaient dès que possible l’implacable canicule en se réfugiant à Mataresse (Matarès), au Chenoua ou à Tipasa. Des sites d’exception, à proximité immédiate, où beaucoup avaient leurs habitudes ou leurs cabanons. Pour s’y rendre de Marengo, il fallait passer par le Pont Marquant, endroit de sinistre réputation où régulièrement se commettaient des attentats en raison de la configuration des lieux. Il s’agissait en effet d’un ouvrage étroit enjambant un oued
toujours à sec, au fond d’un thalweg que l’on franchissait en roulant
pratiquement au pas. Je me souviens toujours des grands moments d’angoisse qui
m’étreignaient, lorsque nous nous étions attardés à Matarès, qu’il fallait
impérativement regagner Marengo, et que la nuit tombait.
Jean-Paul Di Maïo, mémoire de la pêche professionnelle locale, réside
aujourd’hui à Sète. Il est l’héritier d’une famille installée alors à Cherchell, réputée pour son savoir-faire. Je
le rencontre souvent, et je suis émerveillé par sa connaissance de la faune ou
des techniques de pêche propres à la région du Chenoua, comme le
« bâtibat ». Il m’a confirmé la réalité des
« veaux-marins » qui vivaient dans les grottes de la corniche du
Chenoua. Régulièrement lorsqu’ils devenaient trop nombreux, occasionnant
d’irréparables dégâts dans les filets, son père organisait une battue aux
veaux-marins. Les femelles avaient dit-il, des mamelles qui expliquent l’anthropomorphisme des légendes bâties autour
de leur existence bien réelle, et leurs gémissements à consonances humaines ne
facilitaient pas leur mise à mort.
En fin de journée, après la baignade de l’après-midi et le dîner,
enfants et adolescents se rassemblaient plus ou moins par affinités pour
organiser des jeux collectifs. Le plus populaire consistait à s’asseoir en
cercle pour jouer « au furet ». Les participants entonnaient une
sorte de rengaine « …il court il court le furet, le furet du bois
Mesdames, il court il court le furet le furet du bois joli… » pendant
qu’un participant désigné, debout, tentait en courant autour et à l’extérieur
du cercle, de se délester discrètement dans le dos d’un « assis », du
béret qu’il portait.
Nous nous endormions sereins, éreintés par une journée de soleil, de
pêche et de baignade, bercés par le claquement régulier du rouleau qui venait
s’affaler sur la grève.
Entre Matarès et Chenoua-plage se trouvait l’embouchure de l’Oued
Nador, en eau durant 6 ou 7 mois de l’année. Il passait juste avant à Desaix où
un pont métallique l’enjambait. La sortie de l’Oued Nador était réputée pour
les liches et les grosses palomettes qui y pullulaient, à l’affût de tout ce
qu’il pouvait charrier de comestible. L’endroit était dangereux pour la
baignade, en raison des courants et des trous où l’on perdait traîtreusement
pied. Les pêcheurs en plage y venaient régulièrement. Vous vous souvenez de
l’ancêtre du moulinet ? C’était le « Bollentin ». Il se
composait d’une plaque de contreplaqué triangulaire sur laquelle le fil était
enroulé du grand côté vers la pointe. Un assistant tenait cette plaque par la
partie la plus large où un évidement était aménagé à la façon d’une poignée de scie
à bois. La pointe était orientée vers le point que le lanceur se proposait
d’atteindre. Le lanceur se mettait devant, légèrement de côté, bas de ligne
plombé pendouillant en main. Après quelques balancements, le bas de ligne se
mettait à tourner, de plus en plus vite, en sifflant de façon menaçante pour
l’assistant. L’adresse consistait à tout lâcher d’un coup, au bon moment, pour
voir le fil se dévider à très grande
vitesse sur la plaque. Une fois sur deux les appâts étaient éjectés, moins
souvent heureusement l’assistant se prenait le plomb et l’on voyait les deux
compères courir vers un cabanon, l’un soutenant l’autre, enfin parfois on
ramenait un joli poisson.
Entre les deux plages, une tribu indigène s’était sédentarisée. Les
« Ghiblis » vivaient de l’exploitation
du sable de l’Oued Nador (sans sel). Il fallait voir leurs pauvres ânes,
complètement déformés par le transport de charges surréalistes. Lorsqu’ils
s’arrêtaient dans le sable sec, éreintés par l’effort, une volée de coups de
bâton assénés sans retenue les faisait repartir cahin-caha. Je ne sais pas si
le paradis des ânes existe. Mais s’il existe, les ânes des Ghiblis y sont tous.
J’ai essayé d’en savoir plus sur cette tribu, à mon avis improprement appelée Ghiblis. Sous toutes réserves et selon certaines
autres sources, il s’agirait plutôt de Chenouiis, Berbères natifs du Chenoua.
Derrière l’arc de cercle des cabanons, à une cinquantaine de mètres, un petit bois de tamaris offrait aux visiteurs une ombre bienfaisante. Un parking naturel apprécié compte tenu de l’intensité du soleil. Pieds nus, il était en effet
impossible de rejoindre la grève sans se brûler, et nous devions courir
en zigzags, vers les maigres touffes d’herbes piquantes éparses, où le sable
était moins chaud, pour atteindre le bord de l’eau. L’été finissant, après une
dernière fête sur l’aire cimentée devant le seul cabanon-restaurant de Matarès,
chacun reprenait lentement ses habitudes à Marengo.
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Patrick SUCH
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