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Il est mort
prématurément, il y a presque cinquante ans. La publication de ses
œuvres complètes nous invite à relire cet écrivain qui avait fait le ch
oix de la vérité.
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Ceux qui se sentent faits d'abord pour admirer et pour aimer, et qui, dans le désert du monde contemporain, risquaient de périr de faim et de soif, ont une dette de reconnaissance infinie envers tous ceux qui, en des temps déshonorés, leur ont offert une image digne et fière de l'homme et de l'intellectuel. » C'est ainsi qu'Albert Camus, en 1956, rend hommage à Salvador de Madariaga, écrivain et diplomate espagnol parti pour l'exil après l'arrivée de Franco au pouvoir. C'est aussi ainsi que nous pourrions rendre hommage à Camus lui-même, mort dans un accident de la route le 4 janvier 1960, à 46 ans, encore auréolé de son prix Nobel reçu deux ans auparavant.
La collection de la Pléiade vient d'achever l'édition de ses œuvres complètes. C'est l'occasion de le relire. Dans les années 50, Albert Camus fut l'honneur des intellectuels de gauche qui, en masse, s'étaient embrigadés dans le glacial parti de la justice meurtrière. Quand il « fallait » prendre le train de l'Histoire et « justifier » les goulags « nécessaires », lui, Camus, dénonçait les « bouchers de la vérité » et ce « socialisme des potences ». Quand eux mentaient « pour la bonne cause » et disaient « que le ciel est bleu quand il est gris », lui les accusait de prostituer les mots. Quand tout ce beau monde mettait de l'essence marxiste dans le moteur de l'Histoire, lui, l'enfant d'Alger de modeste origine, répétait sa conviction hérétique : « Aucun des maux auxquels prétend remédier le totalitarisme n'est pire que le totalitarisme lui-même. »
Camus fut rejeté par la gauche inoxydable, fut vomi pour sa tiédeur. Il dénonçait ce qui pollue les idées justes : le cynisme, les compromissions, le conformisme des moutons - ou plutôt des loups. Il rejetait la haine et mettait en avant son contraire qui, dit-il, n'est pas « l'idéalisme timide, mais la justice généreuse ».
Etait-il un traître à sa cause ? Non. Il était de gauche. Il l'était, selon sa formule, « malgré moi et malgré elle ». S'il s'en prend aux « rites sanglants et monotones de la reli gion totalitaire », il ne « rallie » pas pour autant l'autre camp. En ces temps de divisions trop binaires pour être honnêtes, au nom de quoi se battre contre les mensonges ? A cette question, l'écrivain répondait au nom « d'une demi-vérité » : la démocratie libérale. Cette position était belle, mais décevait.
A ceux qui ne doutaient pas de la révolution et encore moins de sa logique effrayante, lui, dans Les Justes, en 1949, fit le portrait de révolutionnaires russes de 1905. Ils avaient des scrupules. Hésitaient. Certains préféraient même différer un attentat pour ne pas faire de victimes collatérales. Dans L'Homme révolté, en 1951, Camus cherche à légitimer la révolte, avec la fameuse formule : « Je me révolte, donc nous sommes », mais rejette les « crimes logiques ». La droite salua l'ouvrage. Les communistes le trouvaient timoré, et détestaient ceux qui l'appréciaient. Avec mépris, Sartre lui claqua la porte au nez : Camus avait osé mettre dans le même sac Hitler et Staline.
Est-ce à dire, pour autant, que son œuvre est datée, qu'elle a été emportée par le vent qui renverse les murs ? Il n'en est rien. Les deux derniers volumes de ses œuvres complètes, qui viennent de paraître et qui vont de 1949 à sa mort, en donnent la preuve. Au passage, osons un regret pour cette édition exhaustive : elle ne possède pas d'index des noms, manque d'une introduction pour chaque volume, et les allers et retours entre les textes et les notes ne sont pas aisés.
Camus, en même temps qu'il prend position avec clarté contre les injustices, tend à restituer, avec ses romans et son théâtre, la complexité du monde, les mille nuances de la pensée, l'épaisseur des sentiments humains. Taraudé par la vocation humaine et artistique, il est partagé entre « le consentement à la beauté du monde » et « le refus de sa cruauté et de ses injustices ». Il faut tenir les deux. N'être ni en retrait du monde ni embrigadé par l'époque. Ni pour un art désincarné ni pour un art ancil laire - au service d'une cause. Car pour donner, il faut se posséder.
Lisons, pour mieux comprendre cette éthique d'une vie en construction, la belle préface que l'écrivain donna, en 1955, aux œuvres complètes de Roger Martin du Gard. Là, il constate que « le seul vrai progrès est d'apprendre à avoir tort tout seul », ce qui implique « la patience de faire et de bâtir ». Souvenons-nous de l'amitié qui l'unit à René Char, et de sa découverte de Simone Weil, philosophe qu'il fit connaître et éditer. Souvenons-nous de ses nom breuses adaptations théâtrales : Requiem pour une nonne, de Faulkner, Les Possédés, de Dostoïevski.
Camus n'est pas seul. Il le sait. Quand il reçoit le prix Nobel, il écrit aussitôt à Louis Germain, son ancien instituteur - qui avait persuadé tout le monde que le petit Albert devait poursuivre ses études : « Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j'étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. » Camus est homme d'honneur. Il honore ses dettes. Sait que le monde est fragile et qu'il peut se défaire, se disloquer en mille morceaux.
Telle est la belle leçon qu'il a dispensée : le souci de comprendre sans compromission et de vivre avec responsabilité pour mieux « prendre en charge sa propre vie, avec son poids de fautes et de grandeurs ». Par cette leçon, Camus est toujours vivant.
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Damien Le Guay
02/01/2009
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