La longue nuit algérienne
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Comme «l’œuvre» de Cortès au Mexique et la conquête du continent américain d’une façon générale, le rouleau compresseur colonial en Algérie provoque un véritable désastre démographique. Au demeurant, on avait très tôt prophétisé la «disparition fatale de la race indigène frappée par le choc d’une civilisation supérieure». Et on se plaira même à évoquer le précédent des Indiens d’Amérique et celui des Aborigènes d’Australie.
Evoquant les destructions de villages, les saccages de récoltes et les massacres perpétrés sur la population, des historiens n’hésitent pas à affirmer que «ces tendances furent utilisées dans des intentions bien précises : enlever toutes ressources aux populations, les exterminer, pour faire place à la colonisation, comme les Américains le faisaient à la même époque, avec leurs Indiens».
Le Maréchal Clauzel ne pose-t-il pas, dès les premières années de l’occupation coloniale, le principe directeur selon lequel il entend mener le processus de colonisation : «Les avantages de l’Algérie seraient immenses si, comme en Amérique, les races indigènes avaient disparu, et si nous pouvions jouir de notre conquête en sécurité, condition première de toute colonisation… Car pas de fusion possible avec les Arabes ! ».
Que deviendra cette population indigène dont la présence dérange tant certains stratèges militaires de la colonisation ? Selon l’historiographie coloniale, l’Algérie de 1830 comptait 3 millions d’habitants. Un immense territoire considéré comme vide au regard d’une France «surpeuplée» où vivait à la même époque une population de plus de 25 millions d’âmes. Après quarante ans d’une guerre de conquête féroce, auxquels s’ajoutent les épidémies de typhus et de choléra, ainsi que les famines résultant de la politique de «vol et de spoliation», et de destruction du modèle économique autochtone, la population algérienne est réduite de 900 000 âmes. Ce chiffre serait, bien entendu, plus important si était prise en compte l’évolution démographique normale en période de paix. Ces données qui appartiennent à l’historiographie coloniale et qui n’ont jamais été sérieusement contestées, donnent une idée de la violence et de l’ampleur du choc qui ampute la population algérienne de son tiers. Au cours de cette période, où on pouvait voir partout des routes de la famine de 1867, des tribus entières disparaissent. Seules les régions montagneuses délaissées par la colonisation, notamment la Haute Kabylie, échappent aux fléaux qui s’abattent sur une société disloquée et une population déjà considérablement affaiblie.
Cependant, selon d’autres estimations, les conséquences démographiques de la conquête et de l’expansion coloniale auraient été bien plus graves, cataclysmiques. Un chiffre bouscule, en effet, frontalement la thèse coloniale selon laquelle la saignée démographique résultant des massacres et des bouleversements coloniaux, n’aurait été que d’un tiers de la population. Hamdan Khodja, conseiller du Régent en 1830, avance avec force arguments, dans un livre paru à Paris en 1833, le chiffre de 10 millions d’habitants pour les trois beylicats (provinces) d’Oran et d’Alger et de Constantine. Ce chiffre est crédible pour une raison simple de bon sens : à cette date, il n’y avait pas encore lieu de polémiquer sur l’ampleur de la catastrophe démographique générée par la colonisation ni, donc, sur ses aspects statistiques. Du reste, il est corroboré, à 10-15% près, par diverses sources civiles et militaires françaises de l’époque.
Or, le recensement de 1872, fait par les autorités coloniales elles-mêmes, évalue la population indigène à 2,1 millions d’habitants. Cela signifie qu’entre 1830 et 1872, l’Algérie n’a pas perdu le tiers mais plus des trois quarts de sa population. Cela signifie aussi que «la renaissance démographique» tant vantée de la population algérienne, qu’auraient rendue possible les progrès sanitaires, notamment la vaccination, est à mettre aux accessoires de la mythologie coloniale. Cela signifie enfin que la population algérienne n’a réellement pu retrouver son niveau de 1830, qu’à la veille de la guerre de Libération nationale algérienne, soit au bout de 132 ans. S’il est permis de douter que l’idée d’une «solution finale» ait réellement pu germer dans l’esprit de certains stratèges coloniaux, il est, par contre, certain qu’une réduction de la population indigène ait été sérieusement envisagée afin d’établir la parité démographique entre les autochtones et la population d’origine européenne. Ainsi, même après l’écrasement de la révolte kabyle de 1871 et la soumission totale du pays, la République renaissante préconisera, sous la plume de l’amiral Geydon, alors gouverneur général de l’Algérie (1871-1873), «l’écrasement… et le servage de la population indigène». Pendant ce temps, on encouragera l’installation en masse, en Algérie, des Alsaciens et des Lorrains fuyant la germanisation de leurs provinces.
Est-ce parce que le projet de faire disparaître «la race indigène» est réellement envisagé que l’humaniste Charles Mismer le réfutera en ces termes : «Les convertir est impossible : jamais leur Dieu ne capitulera devant la Trinité chrétienne… Les détruire, comme des Peaux-rouges, est également impossible : à défaut du monde civilisé, leur nombre et leur vaillance les protégeraient. Reste la justice».
La justice ! Ce mot étranger au dictionnaire colonial, fait une apparition fugace à l’avènement du Second Empire. Napoléon III, qui n’a pourtant pas une réputation d’humaniste, déplore la façon dont la colonisation est menée. Fasciné par la personnalité de l’Emir Abdelkader alors captif au château d’Ambois, l’empereur lance cette idée de «Royaume arabe» que lui soufflent les saint-simoniens. Premier chef d’Etat français à se rendre en Algérie, il écoute et «comprend» les indigènes. Son principal conseiller, un métis guyanais, est probablement à l’origine de l’empathie impériale pour la population algérienne. Converti à l’Islam et marié à une Constantinoise, Thomas Ismaïl Urbain publie en 1861 L’Algérie pour les Algériens, un livre qui plaide pour l’indigène, «le vrai paysan de l’Algérie». Ni l’Empereur, ni son conseiller ne seront entendus.
A l’intransigeance coloniale et à la misère indicible, s’ajoute l’humiliation permanente et quotidienne. La masse indigène est écrasée sous le mépris et le racisme d’un colonat imbu de sa puissance et de sa supériorité. Les indigènes de confession israélite bénéficient provisoirement d’un traitement de faveur. Le décret Crémieux de 1871 leur octroie le régime civil de la citoyenneté française, avec l’arrière-pensée d’offrir aux républicains un électorat supplémentaire de 30 000 voix. Les juifs ont ainsi la possibilité de se fondre dans la cité française.
Grande désillusion pour la population musulmane que plus personne ne défend. Pis, les choses s’aggravent. Après la défaite de 1870 et la fin du Second Empire, l’Algérie, devenue partie intégrante du territoire français depuis 1848, passe de l’autorité militaire aux mains des colons.
Ces derniers vont, dès lors, s’acharner à torpiller tout projet de réforme visant à desserrer l’étau sur la population autochtone.
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05-11-2008
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