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A l'occasion de la parution des tomes III et IV des oeuvres complètes de Camus, Roger-Pol Droit a relu « L'homme révolté ». Dépassé, ce texte paru en 1951 ? Non, prophétique.
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Il faut lire aujourd'hui « L'homme révolté », car ce livre de 1951 concerne notre avenir. On pourrait s'en étonner, tellement nous avons changé d'époque. Le totalitarisme marxiste, principale cible d'Albert Camus, a pratiquement disparu. De l'empire communiste qui dominait une grande partie du monde, les rares survivances, telle la Corée du Nord, font figure de curiosités type Amish. Quant à l'idée de révolution, dont Camus construit l'analyse critique la plus fine, elle occupait pour les mêmes raisons une place centrale dans le paysage. Plus personne à présent ne s'en soucie vraiment, mis à part quelques nostalgiques et illuminés.
Pourtant, ce grand essai échappe pour l'essentiel au style photos jaunies et débats d'archives. Certes, il traite aussi de questions brûlantes hier mais à présent refroidies : un intellectuel peut-il soutenir Staline ? Doit-il se taire, doit-il hurler, quand l'espérance se change en machine à tuer ? Le risque se profile d'une classique dissertation « éthique et politique », avec passage obligé sur les fins et les moyens, avec peu de pensée diluée dans beaucoup de rhétorique. De méchantes langues ont tellement vilipendé la « sous-philosophie » de Camus qu'un jeune lecteur pourrait craindre de se voir infliger, sur une actualité dépassée, des banalités éternelles. Erreur complète.
Au contraire, ce chef-d'oeuvre apparaît prophétique, comme si l'évolution de la planète donnait une pertinence nouvelle aux analyses de Camus, sa tentative philosophique prenant un sens inattendu en fonction des mutations de l'Histoire. Ainsi ses notions clés-« absurde », « révolte », « limite »-parlent-elles moins, désormais, du passé que de notre présent et de notre futur. Car « l'absurde » n'est pas intemporel. Certes, en 1951 comme en 2008, les humains demandent continûment quel sens a le monde, et toujours le même silence leur répond. Mais la profonde déraison de la réalité, cette « fracture entre le monde et mon esprit », que Camus a nommé l'absurde, revêt pour nous une forme inédite. A présent, nous savons qu'une fin définitive de l'aventure humaine n'est pas à exclure. Le saccage de la planète par les prédateurs androïdes n'étant pas près de cesser, il peut se révéler irréversible et notre disparition, assurée. Y a-t-il plus forte illustration de l'absurde que l'autodestruction de l'espèce douée de raison ? Voilà, pour notre temps, le plus intense motif de révolte, et donc d'énergie pour agir.
Si la révolte est bien, comme le souligne Camus, « une des seules positions philosophiques cohérentes », ce n'est pas d'un point de vue théorique ni au terme d'une démonstration argumentée qu'une telle conclusion s'impose. La révolte est d'abord un sursaut face à l'absurde : volte-face, comme son nom l'indique, elle surgit à l'instant où l'on se dit « ce n'est plus possible ». Et ce non « affirme l'existence d'une frontière ». D'un coup, l'intolérable cesse d'être toléré. Finies les soumissions, les humiliations, les indignités et les injustices-un autre monde est souhaitable. Ce monde plus humain est possible. Il existe même déjà car, dès que se manifeste la révolte, elle est toujours porteuse, à sa manière, d'un ordre, d'un horizon, d'une série de valeurs.
En lisant Camus, on comprend autrement, et mieux, comment de nouvelles révoltes s'intensifient face aux nouvelles formes d'absurde. Comment la révolte ne surgirait-elle pas, plus vive que jamais, face aux inégalités croissantes, aux contrôles généralisés, à l'abêtissement rebaptisé « culture », à l'indifférence envers tout qui infiltre les moindres recoins ? Comment supporter, par exemple, qu'on sauve des banques à grand renfort de milliards-ce qui est indispensable-sans se soucier qu'un infime pourcentage de ces sommes colossales pourrait épargner la mort par famine à vingt millions d'enfants ? Là, lire « L'homme révolté » devient décisif. Sa formule clé- « Je me révolte, donc nous sommes » -n'a pas fini de se révéler indispensable.
Comme le sont, ou le redeviennent, les analyses essentielles de Camus sur cette limite positive dont la révolte elle-même est porteuse. Mesure et démesure sont au coeur de son propos. Si la démesure s'empare d'elle, la révolte finit par se retourner contre elle-même : on désirait la liberté, on engendre la terreur. L'impulsion donnée par la révolte débouche sur la révolution permanente, et ce processus sans limites engendre la pire des inhumanités, celle où les justiciers se muent en criminels. Il faut donc se révolter aussi contre les révolutions, leur imposer le respect de la dignité, le simple sens de l'humain.
Le mérite de Camus est d'avoir fondé cette analyse sur une généalogie du nihilisme qui est fortement élaborée. De Sade aux dandys romantiques, de Dostoïevski à Max Stirner, de Nietzsche à Lautréamont, de Saint-Just à Hegel, sans oublier ses pages remarquables sur les nihilistes russes (Pisarev, Bielinski, Netchaïev), l'enquête ne montre pas seulement l'étendue de la culture de Camus. Elle convainc, si besoin est, du fait que cet artiste est aussi un penseur de vaste envergure, qui ne craint pas de résister à son temps. Cette évidence, au cours des décennies, fut souvent oubliée-manière de faire payer à Camus ses grands crimes : avoir été de gauche mais anticommuniste, avoir été journaliste et écrivain mais avoir voulu penser en philosophe.
Est-il pleinement philosophe ? La question est vaine, si on ne dit pas en quel sens exact on emploie le terme. Car la réponse dépend évidemment de la conception, plus ou moins rigide, que l'on se fait de la philosophie. En fait, il importe moins de décerner des titres que de discerner des raisons d'agir. C'est ce que Camus, à sa manière, avait déjà précisé : « Je ne suis pas philosophe. Je ne crois pas assez à la raison pour croire à un système. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment se conduire. » Sur ce point, sa réflexion peut se résumer d'une phrase : il faut se révolter sans devenir inhumain, et refaire le monde, si possible, mais surtout empêcher qu'il ne se défasse. Voilà pourquoi il n'y a sans doute pas de pensée plus actuelle.
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Dans la « Bibliothèque de la Pléiade », l'édition des oeuvres complètes de Camus (1913-1960) s'achève avec les tomes III et IV, qui seront en librairie le 14 novembre. Le tome III couvre les années 1949-1956 et comprend notamment « Les justes » (1949), « L'homme révolté » (1951), « L'été » (1954), « La chute » (1956).
Le tome IV couvre les deux dernières années de la vie de l'écrivain et contient, entre autres, « L'exil et le royaume » (1957), « Le discours de Suède » prononcé en 1957 pour sa réception du prix Nobel de littérature, ainsi que le roman posthume « Le premier homme » et les « Carnets des années 1949-1959 ».
Publiés sous la direction de Raymond Gay-Crosier et rassemblant les compétences de nombreux spécialistes, ces volumes regroupent également tous les articles, préfaces, conférences et interviews de Camus, sans oublier ses émissions de radio.
Selon la tradition de la « Pléiade », tout est agencé pour faire de cette édition un outil de découverte et de travail : repères chronologiques, études sur la genèse et la réception des oeuvres, explications des contextes historiques, politiques, culturels, abondante bibliographie thématique.
Paginations et prix sont à l'avenant : 1 504 pages pour le tome III, 1 616 pages pour le tome IV, 70 E chaque volume, ou 140 E les deux en coffret. Jusqu'au 28 février 2009, prix de lancement : 62 E (tome III), 63 E (tome IV), 125 E (coffret).
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Roger-Pol Droit
6-11-2008
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Albert Camus
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