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Dans son ouvrage fondateur Psychanalyse en terre d’islam, le
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En ouvrant les travaux d’un colloque, organisé en 2005 à Beyrouth, sur le thème “La psychanalyse dans le monde arabe et islamique”, Chawki Azouri, président de la Société libanaise de psychanalyse, n’hésitait pas à lancer cette formule aux allures de slogan: “La psychanalyse, c’est la
démocratie !”. C’est la démocratie, expliquait-il, puisque la psychanalyse “vise à guérir le sujet non seulement de sa névrose, mais aussi et surtout de tout lien de dépendance (...) d’allégeance et d’assujettissement à la figure du dictateur interne qu’on appelle le Surmoi”.
Cette approche est sans doute trop simplificatrice. Une chose est sûre en tout cas : telle que la concevait Freud, la psychanalyse opère par la parole, en instituant un dispositif dans lequel l’analyste, à l’écoute du discours de l’autre, ne se pose ni en juge ni en censeur. La seule règle à laquelle doit obéir l’analysant, dès le début de la cure, c’est de dire tout ce qui lui passe par la tête, y compris ce qui lui paraît le plus absurde au regard de la logique, ou le plus inavouable du point de vue moral. Or, cette libération de et par la parole, ce droit et même ce devoir salutaire de tout dire, sans craindre de s’entendre rétorquer “obéis et tais-toi”, ne peut évidemment avoir lieu d’être que dans un espace démocratique, où les droits fondamentaux de l’individu sont reconnus et respectés, à commencer par la liberté d’expression. Pour le psychanalyste Jacques-Alain Miller, éditeur des Séminaires de Jacques Lacan, “la psychanalyse n’existe pas s’il n’est pas permis d’ironiser, de mettre en question les idéaux de la cité, sans avoir à boire la ciguë. Elle est donc incompatible avec tout ordre de type totalitaire qui rassemble dans les mêmes mains le politique, le social, l’économique, voire le religieux. Elle a partie liée avec la liberté d’expression et avec le pluralisme”. Mais pour que la psychanalyse s’implante, ajoute Elisabeth Roudinesco, il faut aussi que la maladie mentale soit devenue l’objet d’un savoir psychiatrique débarrassé des traditions qui faisaient du fou tantôt un personnage sacré, tantôt un possédé du démon. Il faut enfin que la découverte freudienne de l’inconscient ait suffisamment investi le champ de la culture à travers la production littéraire et philosophique.
Au début, le Bimaristane
Ce bref rappel n’est pas inutile quand on se pose la question : qu’en est-il aujourd’hui de la psychanalyse dans les Etats arabes et musulmans ? Ceux-ci sont en effet bien loin d’être des modèles de démocratie. Il s’agit de sociétés où la superstition et la magie occupent encore une place très importante. Et la production intellectuelle libre et ouverte peine à s’y faire entendre.
C’est à cette question que Jalil Bennani, psychiatre-psychanalyste, fondateur de la Société psychanalytique marocaine, apporte des éléments de réponse dans son ouvrage Psychanalyse en terre d’islam, introduction à la psychanalyse au Maghreb (co-édition Eres-Le Fennec, 2008), qui reprend et développe ce qu’il avait naguère exposé sous le titre La psychanalyse au pays des saints. Il nous invite d’abord à un retour sur l’histoire des maladies mentales et de leurs traitements dans les pays du Maghreb. Au commencement, il y eut le Bimaristane (souvent abrégé en Maristane, hôpital en persan) pour malades physiques et malades mentaux. En Afrique du Nord, le premier grand Maristane est celui que le sultan almohade Yakoub El Mansour fit édifier à Marrakech au XIIème siècle et qui accueillit des médecins andalous aussi fameux que Ibn Tofaïl, Ibn Zohr, Ibn Rochd... À en croire le chroniqueur Al Marrakushi, cet hôpital n’avait pas son pareil tant par la beauté de son architecture que par la qualité des services et des soins dispensés aux malades. Après les Almohades, les Mérinides en créèrent beaucoup d’autres qui disparurent peu à peu ou périclitèrent, ainsi qu’en témoigne Léon L’Africain au XVIème siècle. Le plus célèbre fut celui de Sidi Frej, à Fès. Du temps de sa splendeur, on y pratiquait notamment la musicothérapie pour apaiser les malades. Selon d’éminents psychiatres français – Sérieux et Lwoff puis Du Mazel - qui le visitèrent respectivement en 1910 et 1921, il n’était plus qu’une “cour des miracles” où, rappelle Jalil Bennani, se trouvaient mélangés avec les fous “tous ceux qui ne sont pas fous mais qui le deviennent (...) : perturbateurs de l’ordre établi, ivrognes, drogués et femmes déchues”.
Le déclin du Maristane ne signifie pas pour autant la disparition de toute forme de thérapie. Depuis des temps immémoriaux, “d’autres acteurs sociaux” ont pris en charge, à leur manière, les maladies mentales. C’est le cas de certains saints, dont la figure emblématique s’incarne dans le personnage du Mejdoub. Que ce dernier soit lui-même fou ne l’empêche pas de jouer le rôle d’intercesseur entre Dieu et le malade, et d’être réputé capable de guérir sa folie en le libérant des démons (jnoun) qui l’habitent, notamment à l’occasion de la hadra, cérémonie extatique rythmée par la transe et la psalmodie. Outre ces saints, on trouve aussi le taleb, le fqih, l’exorciste, le sorcier et la femme guérisseuse, qui dispensent remèdes divers et pratiquent la magie. Tirant les leçons de sa déjà longue expérience de praticien, Jalil Bennani affirme qu’aujourd’hui, aux yeux de nombreux patients maghrébins, le recours à la médecine moderne n’est pas incompatible avec les thérapies traditionnelles.
La psychiatrie, “instrument colonial” ?
C’est dans ce contexte traditionnel que la psychiatrie, comme savoir et pratique scientifiques, va faire irruption au Maghreb. Son introduction date de l’époque coloniale, plus précisément de 1918, avec la fondation de l’Ecole d’Alger, qui va essaimer en Tunisie et au Maroc, et construire une théorie de la “pathologie indigène”. De nos jours, cette expression peut faire bondir par sa charge réelle ou supposée de sous-entendus et de préjugés. Jalil Bennani en convient. Mais il n’entend pas pour autant jeter l’opprobre sur cette psychiatrie, dont nombre de représentants étaient au demeurant de très bons cliniciens, nuancés dans leurs approches et ouverts à leur environnement. L’objectif qu’il s’assigne est plutôt de “replacer les théories et concepts d’alors dans l’histoire des idées, des cultures et d’une politique”. Ce discours sur la “pathologie indigène”, devenu dominant dans les années 1930, avait certes des fondements ambigus. Inspiré des thèses de Lévy-Bruhl sur la “mentalité primitive”, cherchant à définir un tempérament et un type de criminalité propres aux populations locales, il pouvait évidemment servir d’instrument au pouvoir colonial.
Dans le domaine de la santé mentale, souligne Jalil Bennani, la violence coloniale “était dans les mots, les concepts et la science (...). Et ce n’est pas un hasard si les théories évoquées ont pris naissance durant cette période. Période de violence, d’agressivité, de domination, génératrice de révolte…”. La politique coloniale, avec son idéologie, ses projets, “sa mission civilisatrice” a constitué en grande partie la toile de fond de la médecine psychiatrique dans les pays du Maghreb. Santé mentale et politique ont ainsi été étroitement liées.
Cette représentation de “l’indigène nord-africain comme étant autre que l’Occidental. Tout autre structurellement” eut la vie dure, particulièrement au Maroc où, on le verra, certains psychanalystes eux-mêmes n’hésitèrent pas à la reprendre à leur compte. Jalil Bennani note cependant, exemples et textes à l’appui, qu’une évolution de ces théories est perceptible dès les années 1950 avec l’émergence des premiers mouvements en faveur de l’indépendance de l’Algérie : constatant l’insuffisance de l’assistance psychiatrique, certains médecins appellent à la création de dispensaires d’hygiène mentale et soulignent la nécessité d’augmenter la capacité d’accueil en hôpital psychiatrique ; parallèlement, leur réflexion psychopathologique se renouvelle. Ils manifestent plus de prudence dans leurs analyses, commencent à poser la question de la coexistence entre structures traditionnelles et modernité occidentale, plaident pour l’ouverture réciproque des cultures. Plus que cela, les effets néfastes de la colonisation (développement de l’alcoolisme, de la criminalité, etc.) commencent à être, sinon dénoncés, du moins questionnés...
Et la psychanalyse vint au Maroc
La psychanalyse débarqua au Maroc en 1949 avec René Laforgue. Psychiatre, cofondateur de la Société psychanalytique de Paris, il avait été l’un des premiers disciples français de Freud, avec lequel il entretint une correspondance de 1923 à 1937. Mais son ambition de créer une psychanalyse “à la française” et certaines de ses orientations théoriques finirent par lui aliéner le soutien de la plupart de ses collègues. Se voyant marginalisé en France, il choisit de s’exiler au Maroc avec quelques sympathisants. À Casablanca, il crée un groupe qui vivra en vase clos et auquel viendront se joindre des psychiatres français exerçant déjà au Maroc. Certains d’entre eux occupaient des fonctions hospitalières de premier plan. Ce fut le cas notamment de J.L. Rolland, responsable de la santé mentale au Maroc et fondateur de l’hôpital Razi de Salé, ou de Louis Clément, chef de service puis directeur de l’hôpital de Berrechid. Grâce à ses recherches et aux entretiens qu’il a menés auprès des disciples de Laforgue, Jalil Bennani nous en apprend beaucoup sur les débuts de la psychanalyse au Maroc. Si elle a pu y trouver sa place, explique-t-il, c’est parce que la psychiatrie y était moins structurée, moins monolithique et plus ouverte qu’en Algérie, c’est aussi parce que la présence de la France n’y était pas de même nature. Cela dit, Laforgue n’avait rien à envier aux psychiatres de l’Ecole d’Alger, Ne retrouve-t-on pas ce qu’avait de pire leur “pathologie indigène” dans la représentation qu’il développe de la société arabo-musulmane comme société primitive, caractérisée à ses yeux par la toute puissance de la collectivité et la négation de l’individu ? Dans son livre La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Fethi Benslama, psychanalyste et fin connaisseur des grands textes de la tradition arabo-islamique, tord le cou à ce poncif éculé. À cet égard, Laforgue est allé loin. Qu’on songe à ses pages sur “l’Arabe du désert”, lequel n’aurait selon lui aucune notion du temps, et serait étranger à la notion du nombre deux et à celle du couple homme-femme… “Ce qui est valable pour l’Occident ne l’est pas forcément pour l’Orient, conclut-il. Le Juif, l’Arabe, l’Hindou ou le Chinois. Chaque culture et chaque race ont une structure particulière du moi de l’individu, structure propre à sa culture, à sa race”.
Laforgue quitte le Maroc en 1960, quand se manifestent les premiers mouvements pour l’indépendance. Il ne fera pas école auprès de praticiens marocains et son groupe disparaîtra peu à peu dans les années suivantes, laissant le champ libre pendant près de dix ans à la seule pratique psychiatrique. Bien que les années 1970 aient vu apparaître les deux premières psychanalystes marocaines, c’est seulement dans la décennie suivante qu’une véritable relève s’annonce, avec l’arrivée de jeunes analystes - médecins ou non - formés en France et marqués, pour la plupart, par l’enseignement de Jacques Lacan. Arabophones comme leurs patients et attentifs au vécu culturel et religieux de ces derniers, ils cherchent à instaurer une pratique de la cure qui en tienne compte. Dès lors, la psychanalyse commence à se développer, principalement dans des cabinets privés et au travers de groupes de travail, de séminaires, rencontres et publications, jusqu’à finir par acquérir plein droit de cité au Maroc. Cette reconnaissance, la psychanalyse la doit aussi à la société marocaine de plus en plus réceptive à l’ouverture et au changement ; à l’affirmation des droits individuels ; à la demande sociale d’écoute et aux espaces de liberté créés par les évolutions politiques du Maroc. À l’évidence, les choses ont bougé, comme en témoigne l’organisation à Rabat, en novembre 2006, d’une rencontre sur “la différence sexuelle”, à l’initiative de plusieurs psychanalystes du monde arabe. À l’instar de leurs collègues Egyptiens et Libanais, les analystes marocains font ainsi figure de pionniers dans le monde arabe. Bien qu’ils se soient organisés en associations ou groupes divers, la survie de la psychanalyse au Maroc comme dans les autres pays arabes reste cependant menacée par tous ceux qui – depuis les inconditionnels de la pharmacothérapie jusqu’aux intégristes religieux- ont intérêt à la voir disparaître. En même temps que du sort de la psychanalyse, il en va de la liberté dont nous parlions en commençant. Aussi, est-il indispensable de la maintenir vivante, par la transmission, la formation et une réflexion théorique originale. Admettre ce qu’a d’actuel l’héritage freudien en terre d’Islam aujourd’hui, n’est-ce pas un signe de bonne santé démocratique pour des sociétés qui se veulent modernes sans pour autant refouler leurs traditions ?
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Par Ruth Grosrichard
Professeur agrégée de langue et littérature arabes à Sciences Po Paris.
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Jalil Bennani. Psychiatre, et plus si affinités
Psychiatre et psychanalyste à Rabat, Jalil Bennani est l'un des praticiens marocains les plus respectés. Cofondateur et ex-président de la Société psychanalytique marocaine, il est également à l'origine de la création de plusieurs associations, dont le Séminaire psychanalytique, né en janvier 2008 pour fédérer les recherches sur l'histoire de la psychiatrie au Maroc.
En 2002, le Conseil international de psychothérapie (WCP) lui décerne le prestigieux “Prix Sigmund Freud” de la ville de Vienne pour l’ensemble de son œuvre. En plus de multiples séminaires et communications, au Maroc comme à l'étranger, Jalil Bennani a collaboré à des travaux collectifs et participé à plusieurs activités d'enseignement. Directeur de la collection “Cultures Psy” aux Editions Le Fennec, il a aussi publié des ouvrages traitant de la psychiatrie : Le corps suspect (Ed. Galilée, 1980), La psychanalyse au pays des saints (Ed Le Fennec, 1996), Parcours d’enfants (Ed Le Fennec, 1999), Le temps des ados (avec Alain Braconnier, Ed Le Fennec, 2002) et, tout récemment, Psychanalyse en terre d’islam, introduction à la psychanalyse au Maghreb (co-édition Eres-Le Fennec, 2008).
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Psychanalyse ou schizoanalyse ?
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J’ai parcouru avec intérêt l’article “Arabes, êtes-vous mabouls ?” (TelQuel n° 343). La lecture faite de l’ouvrage du psychanalyste Jalil Bennani montre que la psychanalyse a eu du mal à pénétrer dans notre système totalitaire où religion et mythomanie fusionnent pour façonner notre Surmoi collectif. En effet, aborder la psychanalyse signifie se plonger dans l’inconscient dominé par la pulsion sexuelle. Toutefois, chez nous le sexe est réprimé, le désir est castré, le plaisir est culpabilisé et le résultat de la somme en fait une foule de névrosés inanalysables et incompatibles avec les lois freudiennes. Par ailleurs, ce rapport de la répression du pouvoir sur le sexe transforme la névrose sexuelle en une forte dissociation psychique qui provoque des maladies telles que la schizophrénie, la psychose, etc. Dans notre langage, on appelle cette sorte de maladie L’hbal (d’où le maboul), mais avec des raisons socioculturelles différentes et autres religieuses, voire surnaturelles (djinn, diable…) qui compliquent la tâche de la psychiatrie. Faute d’analyse scientifique de ces cas, les malades se transforment, sous l’effet de la seringue, en des loques condamnées à l’errance à perpétuité sur la voie publique. D’autre part, rappeler que “la psychanalyse, c’est la démocratie”, seulement parce que celle-ci vise à guérir le névrosé de sa dépendance et son assujettissement à son Surmoi, n’est pas le sens exact de la phrase. La démocratie serait plutôt de garantir la guérison à tous les malades en assurant leur accueil dans des conditions humaines, en les traitant avec dignité et respect de leur personne, en les soignant par la pharmacothérapie, et surtout en les libérant effectivement du joug de papa-maman qui sont des substituts des forces dictatrices et non pas le contraire, comme le dit Œdipe de Freud. Etre maboul ou ne pas l’être, ce n’est pas là la question. C’est, au contraire, dans la libération de cette folie que réside la vraie question. Il lui faut détruire des murs dans sa tête et, par une sorte de schizoanalyse, se libérer des préjugés de la société pour retrouver son désir dans un ensemble illimité de possibilités. Amen.
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Mohamed Kessar, Ouarzazate.
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