En zone 3 (Wilaya IV), la bravoure des katibas de l’ALN
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En lui évoquant le livre Les Oueds rouges de l’Ouarsenis édité
par les éditions l’Harmattan, un ami a cru qu’il s’agirait d’un livre
relatant le «maquis rouge» ou le maquis communiste qui s’était installé
dans la wilaya IV où se situent les monts de l’Ouarsenis. Rien de cela.
Il s’agit d’un langage rapporté par Yves Suary, ex-militaire durant la guerre d’Algérie affecté dans la région de l’Ouarsenis. D’après Saïd Bouraoui, aucun combattant de l’ALN dans cette région, cet ouvrage se distingue par la vérité historique. Les faits rapportés traitent de ces oueds de l’Ouarsenis rendus rouges grâce à la bravoure des katibas de l’ALN qui ont su résister à l’artillerie, à l’aviation et aux moyens colossaux employés par l’armée française.
Le colonel Worbert Vernecerg qui a préféré le livre reconnaît que «l’ouvrage est un monument, un remarquable document par son originalité et son authenticité».
Yves Sudry qui appartenait à une unité opérationnelle rapporte des faits précis sur les exécutions sommaires, sur la torture, sur les agissements des harkis qui guidaient l’armée coloniale dans les zones montagneuses.
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Mercredi 15 janvier
Je dois me rendre en fin d’après-midi au grand barrage de l’Oued Fodda
pour participer, le lendemain, avec un détachement de la 10e batterie à
une opération dans le secteur.
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La veille, le commandant Alizon a quitté Larmtine avec la plus grande
partie des effectifs renforcés par une batterie du 402e RAA (groupe
d’artillerie antiaérienne) pour ratisser une large zone centrée par le
douar Betahia. Le commandant espère accrocher des éléments rebelles
signalés dans cette zone.
Notre détachement, parti du grand barrage, devait faire jonction avec
des éléments de Draâ Messaoud (10e batterie également) afin
d’intercepter d’éventuels fuyards refoulés par les forces opérant dans
la région des Betahia.
A cette occasion, le capitaine Raynaud me fait cadeau, pour porter ma
trousse d’urgence d’un prisonnier fellagha qu’il est en train de
travailler psychologiquement et dont il pense avoir obtenu le
ralliement. Le capitaine voit là l’occasion de tester sa fidélité. Je
dois avouer que j’apprécie ce cadeau de façon limitée.
Le lieutenant Maillard, commandant la 10e batterie, doit venir me
prendre le soir pour m’emmener au grand barrage. Le prisonnier attend
avec moi dans l’infirmerie. Traits réguliers, le nez dans le
prolongement du visage, cheveux bouclés très noirs, moustache et barbe
bien fournies. Le regard est vif.
«Tu parles français ?»
«Non.»
Le petit lexique de l’armée m’a appris quelques mots :
«Ach esmek ? Comment t’appelles-tu ?»
«Abd El-Kader.»
Sur ce, il me montre une carte d’identité crasseuse en deux morceaux.
Il a 29 ans. Je me tourne vers le jeune Arabe employé à l’infirmerie,
lui aussi porte le même nom, mais on l’appelle par son diminutif :
Kader.
«Dis-lui que je vais aller lui chercher des vêtements.»
Le prisonnier n’a, en effet, qu’une chemise, un gilet de laine usé, un
pantalon de toile. Si nous allons dans la montagne, il va crever de
froid. Je lui fais signe de m’attendre et me dirige vers le magasin
d’habillement. Je reviens avec une peau de mouton et une toile de
tente. En passant la tête par l’échancrure du milieu, cela fera un
excellent imperméable.
Abd El-Kader attend toujours sans bouger assis sur un tabouret. Il pose
la toile de tente sur ses genoux et endosse la peau de mouton. Il passe
voluptueusement ses mains dans la laine avec une satisfaction évidente,
en répétant des mots que je ne comprends pas.
A 17h30, le lieutenant Maillard arrive pour me prendre. Je saute dans
le camion. La route de Lamartine au grand barrage, une dizaine de
kilomètres, est magnifique. D’un côté des surplombs d’une cinquantaine
de mètres, de l’autre un ravin atteignant par endroits cent mètres de
profondeur.
Nous arrivons sans encombres au grand barrage. Le lieutenant Maillard
me montre ma chambre, puis m’emmène sur la terrasse. De là, nous
dominons un lac aux eaux vert foncé. Tout autour, des montages
rougeâtres parsemées de petites taches vertes. Par endroits un manteau
de forêts touffues recouvre les pentes. Je reste muet d’admiration
devant ce spectacle. Dans le lointain, des cimes enneigées complètent
l’harmonie de ce tableau. Je reconnais le mont Ouarsenis dont le sommet
est perdu dans les nuages.
Le dîner est très gai. Le lieutenant Maillard me rassure :
«Surtout ne vous frappez pas, lors de la première opération on éprouve
toujours un peu d’appréhension. En fait, ce sont de simples promenades
dans la nature. Parfois on aperçoit un guetteur, on tire et les fells
décrochent aussitôt».
Sur ces bonnes paroles je vais me coucher. Le sommeil est assez long à
venir. Est-ce l’appréhension ou un thé pris dans l’après-midi ?
A quatre heures et demie du matin, l’infirmier frappe à ma porte. Je
suis déjà réveillé. Je m’équipe : treillis de combat, guêtres,
chaussures de marche à semelles de caoutchouc, veste matelassée,
chapeau de brousse. Je suis armé d’un pistolet automatique. Petit
casse-croûte, puis c’est le départ.
Nous sommes environ soixante-dix :
une section d’artillerie (25 hommes) le commando B. (25 hommes)
une section de harkis (20 hommes)
Il pleut, j’emporte un imperméable.
Nous avançons en file indienne. Devant moi, le lieutenant Maillard.
Derrière, Abd El-Kader portant la trousse d’urgence. Derrière lui,
l’infirmier de la dixième batterie.
Nous franchissons le barrage. Nous marchons d’abord sur un terrain
rocailleux, puis très vite c’est une argile détrempée par la pluie.
Nous sommes sous les couverts, on n’y voit rien. Nous sommes obligés de
marcher collés les uns aux autres pour ne pas nous perdre. Mes
chaussures, mes guêtres et mon pantalon de treillis sont pris jusqu’aux
genoux dans une même gangue d’argile. Au bout d’une heure de marche, le
lieutenant commande la halte. Nous allons attendre le jour. Je
m’installe près d’un arbre. Il pleut toujours. A ma droite, le lac que
je devine dans la nuit ; on entend le coassement des grenouilles.
A sept heures, on distingue beaucoup mieux les objets. Nous repartons
toujours en file indienne à cinq mètres les uns des autres. Le terrain
est très accidenté. Il faut gravir des pentes raides, redescendre,
ascensionner un nouveau piton. Nous évitons au maximum les talwegs, il
est préférable de marcher dans la mesure du possible près des crêtes.
Le jour s’est levé maintenant. Le lac s’étend à ma droite. Sa teinte
vert foncé s'éclaircit de plus en plus. Mais bientôt nous abandonnons
cette étendue d’eau pour nous enfoncer dans le djebel et c’est toujours
cette alternance de montées et de descentes.
Nous voici sur une crête. Dans le lointain, premiers coups de feu,
rafales de pistolet-mitrailleur. Petit pincement épigastrique. Je me
place près du radio.
«Allô, ici penalty jaune crème, penalty orange me recevez-vous ?»
Grésillements dans l’appareil. Le radio traduit au lieutenant :
Quelques fuyards se dirigent plein sud par rapport à la position de
penalty orange. – Penalty orange, quelle est votre position ?
Les rafales continuent dans le lointain. Nous reprenons la marche. Nous
sommes surmontés par une pente boisée, de l’autre côté : un ravin.
Le lieutenant :
«Mauvais passage. Je n’aime pas passer par là.» Nous avançons encore de
cent mètres. Sifflements répétés dans la pente d’en face. Abd El-Kader
désigne du doigt la pente qui nous surplombe.
Le lieutenant : «Vite dégagez la piste, planquez-vous !»
Je me poste derrière un bloc de rochers et sors mon PA de son étui.
Crépitement de trois rafales de mitraillette. Nos éclaireurs de pointe
ont tiré sur trois individus qui ont réussi à s’évanouir dans la nature…
Le crapahut reprend. Nous progressons le long d’une pente dominant une
large vallée. Dans le fond une mechta. Des coups de feu se répercutent
sur le flanc des montagnes. Je ne vois rien. Je me planque derrière un
arbre toujours suivi d’Abd El-Kader. A quelques mètres de moi : le
radio.
Le lieutenant envoie des harkis sur la crête. Soudain, un coup de feu
très proche derrière nous. Fausse alerte, c’est un harki qu a tiré sur
un lièvre. Il se fait vertement réprimander par le lieutenant. Au loin
des fumées, ce sont des gourbis qui flambent.
Voici un groupe de harkis qui arrivent avec une femme, un enfant de
deux ans et demi dans les bras. Trois autres s’agrippent à ses jupes.
Les harkis l’ont trouvée fuyant sur la pente. Ils l’interrogent mais
n’en tirent aucun renseignement. Finalement nous la relâchons.
Nous descendons maintenant dans la vallée, explorons une mechta.
Toujours pas d’hommes. Nous gravissons la pente d’en face. Arrivés sur
une crête, nous dominons une cuvette. Dans le fond, un gourbi sur un
petit tertre. Nous sommes dans le douar Beni Bou Attab, fraction Beni
Bou Setour. C’est à cet endroit que nous devons faire notre jonction
avec le commando de Draâ Messaoud.
Le lieutenant poste des harkis sur la crête puis nous descendons. Dans
le gourbi une seule femme. Nous nous installons pour casser la croûte.
Je partage ma boîte de ration avec Abd El-Kader.
«La bess ?» (ça va ?)
«La bess, la France mliha (bien), toi mon frère.»
«Toi aussi mon frère !» - Et je lui donne une tape amicale sur l’épaule.
Après le repas, j’allume une pipe et m’adosse au mur du gourbi. Il est
onze heures et demie. Le lieutenant trouve anormal de ne pas avoir fait
encore jonction avec le groupe de Draâ Messaoud. Il n’obtient pas non
plus de liaison radio.
Afin d’essayer d’obtenir cette liaison, il décide d’ascensionner un
piton voisin le Sra Ymoula. Il emmène son groupe de commandement (trois
hommes) et les vingt-cinq hommes du commando B et me dit de rester là.
Je reste donc près du gourbi avec un sous-off le MDL Quéré, un radio,
trois harkis, l’infirmer et Abd El-Kader.
Au bout de quelque temps, rafales dans la direction prise par le
lieutenant. Les coups de feu se multiplient et se rapprochent. Les
balles sifflent. Je me planque dans un trou. Quéré a l’air de plus en
plus inquiet.
«Je vais voir ce qui se passe. Attendz là. » et il prend la même
direction que le lieutenant Maillard, accompagné du radio et de deux
harkis.
Cette fois-ci, il ne reste plus avec moi qu’un harki, l’infirmier et
Abd El-Kader. Mais à deux cents mètres environ sur la crête d’en face,
une dizaine de harkis sont en protection.
Les tirs continuent. Soudain, mon dernier harki passe devant moi en
courant, il me fait un grand signe du bras m’invitant à le suivre :
«Vite mon lieutenant». En même temps j’aperçois les harkis en
protection tourner les talons avec un ensemble parfait et disparaître
derrière la crête.
Je n’ai pas d’autre choix que de dévaler la pente suivi de mon
infirmier et d’Abd El-Kader qui, plus rapide que moi, bientôt me
devance. Les rafales se multiplient derrière moi et j’entends les
clameurs des fellaghas qui attaquent en hurlant.
Je m’engage sur le premier sentier venu. Claquements aigus, la terre
gicle devant moi à trois mètres, puis deux secondes après à quelques
centimètres de mon pied gauche, simultanément je reçois de la terre sur
la joue droite. A cet instant précis, j’ai vécu une expérience
mystique. J’ai éprouvé pendant une seconde ou une fraction de seconde,
je ne saurais le dire, une sensation qui a envahi tout mon être et que
j’ai de la peine à exprimer. C’est comme un voile qui se serait levé et
m’aurait laissé entrevoir dans cette fraction de seconde la réalité
divine dans toute sa transcendance et son infinie grandeur. Il n’y eut
lus en moi de place pour la peur ou l’angoisse, mais seulement une
aspiration sereine et profonde de toute mon âme vers cet infini divin
qui m’était révélé et dans lequel je pensais à cet instant que j’allais
me fondre. Une fraction de seconde, un éclair…
La tête vide, je continue à courir de toutes mes forces. Enfin le
chemin fait un coude, je suis momentanément à l’abri mais épuisé. Je me
laisse tomber deux secondes à l’abri d’un rocher puis je repars, mais
les jambes me manquent, je suis à bout de souffle, je n’arrive plus à
courir… Devant moi, à vingt-cinq mètres, j’aperçois Abd El-Kader qui se
sauve. J’ai à peine la force de crier : «Attends-moi». Il revient sur
ses pas, me prend la main et m’entraîne. Il m’encourage : «Vite, vite…
courir vite…»
Quelques centaines de mètres plus loin, nous diminuons l’allure, nous
avons rejoint un groupe de harkis qui s’enfuient eux aussi. Dans l’oued
en contrebas, mon infirmier à bout de souffle patauge dans la boue :
«Attendez-moi !» Nous ralentissons, il nous rejoint. Nous continuons à
marcher, gagnons la crête où nous rejoignons un autre groupe de harkis.
Nous pouvons enfin nous arrêter pour reprendre haleine.
Par recoupement des uns et des autres, j’apprends que c’est au moins
deux katibas (200 hommes) qui sont tombées par surprise sur les
éléments de Draâ Messaoud en train de casser la croûte et en ont fait
un véritable massacre. Ensuite, les fells sont arrivés à l’endroit où
nous nous trouvions. Les harkis postés sur la crête, vu le nombre des
assaillants, ont jugé toute résistance inutile. Mais il faut repartir.
Enfin, nous voici sur les bords du lac. Nous retrouvons là le MDL.
Quéré. Il s’en est sorti, mais le radio a été tué. Nous n’avons plus de
poste pour alerter le grand barrage. Quéré prend deux hommes avec lui,
il a l’intention de gagner le grand barrage à marche forcée pour
avertir au plus vite le PC des événements. Il compte en même temps
demander des bateaux qui viendront nous chercher. Nous nous installons
sur une crête dominant le lac. Je me confie à un harki : «Quand je
pense que le lieutenant Maillard m’a dit qu’une opération n’était
qu’une simple petite promenade». Il s’esclaffe en détachant les
syllabes «Une simple petite promenade !» Son rire découvre deux rangées
de dents entièrement en or. Cette particularité lui valut le surnom de
«gueule d’or». C’est un ancien du MNA récemment rallié. Une demi-homme
passe. En bas, sur la rive quatre hommes s’avancent. Mon infirmier les
reconnaît. Ce sont des hommes de Draâ Messaoud.
Nous les appelons. Ils nous répondent affolés : «Qui êtes-vous ?» Manifestement, ils prennent nos harkis pour des fells.
Mon infirmier : «C’est moi X… (j’ai oublié son nom) vous me connaissez
bien». Ils sont enfin rassurés. Nous décidons de descendre vers eux et
de marcher au plus vite vers le grand barrage sans attendre les
bateaux. Nous dévalons la pente. Nous voici près des rescapés. Ils sont
à bout de nerfs, en sueur. Ils ont tous abandonné leurs armes sauf un.
Ils se jettent dans nos bras en sanglotant : «Tous mes copains, mes
meilleurs copains… tous tués…» Un MDL est parmi eux : Samuel Poli.
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L’embuscade de l’ALN du 16 janvier 1958
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Mais il ne faut pas moisir ici. Deux d’entre eux sont
blessés. Heureusement rien de gave : entorse tibio-tarsienne et
contusion de la cuisse avec hématome assez important. Nous les
soutenons à tour de rôle.
Au bout de trois quarts d’heure de marche environ, un bruit de moteur…
Quéré a réussi à gagner le grand barrage et il revient avec deux
barques. Il nous a vus et se dirige vers nous. Les embarcations
accostent.
Au même instant, le lieutenant Maillard nous rejoint sur les bords du lac accompagné de plusieurs hommes.
Il dira par la suite ce qui lui est arrivé.
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Au cours de sa progression sur le Sra Ymoula son groupe a essuyé des
coups de feu, mais il n’a pas pu déterminer d’où ils venaient.
A ce moment, il y a eu un flottement dans le commando B dont une partie a décroché.
Le contact n’étant toujours pas établi avec Richaud, le lieutenant
Maillard a pris la tête de son groupe et a donné l’ordre d’atteindre le
sommet du piton, mais ses hommes n’ont pas suivi. Il n’en est plus
resté que trois avec lui. Bientôt il a constaté que le sommet était
déjà occupé par l’ennemi, il s’est dégagé à la grenade et au fusil
lance-grenades, puis vu la faiblesse de ses effectifs, a donné l’ordre
de repli.
Plus loin, il a perçu à trente mètres un groupe d’Arabes habillés comme
des harkis, avec le calot et le foulard de reconnaissance. Il
interpelle celui de tête pour se faire connaître. L’Arabe a répond :
«Avance», puis a envoyé une rafale de mitraillette. Maillard a compris
qu’il s’agissait de fellaghas. Avec ses faibles effectifs, il s’est
replié vers l’endroit où il nous avait laissés avec les harkis en
protection, mais il n’y avait plus personne. Avec difficulté, car
atteint d’une entorse à la cheville, il a progressé vers le lac et a
récupéré en chemin une partie de ses effectifs. Nous nous sommes
retrouvés sur les bords du lac.
Par les rescapés de Draa Messaoud, le lieutenant Maillard apprend le
lieu exact de l’embuscade et l’étendue du désastre, ainsi que la mort
du lieutenant Richaud qui commandait les effectifs de Draa Messaoud.
C’était un de ses amis. Très affecté, il tient à se rendre sur place au
cas où il resterait des survivants, ce qui est très improbable.
Etant donné la localisation de l’embuscade, il pense gagner du temps en
atteignant en bateau un point du lac distant d’environ un kilomètre,
puis progresser à pied à travers le djebel vers le lieu du massacre.
Maillard demande un groupe de volontaires. A partir du moment où il
s’agit d’aller récupérer d’hypothétiques blessés, il n’y a pour moi pas
d’autre choix que d’accompagner le lieutenant… L’infirmier n’hésite pas
non plus. Nous montons dans une barque. Nous sommes environ une
vingtaine. Les autres regagnent le grand barrage avec le second bateau.
Nous débarquons au point prévu et gagnons un petit plateau. Un radio
nous accompagne. Il est venu avec les barques pour remplacer son
infortuné camarade tombé au cours de l’accrochage. Il entre en contact
avec le PC, signale note position et apprend que des effectifs de
Lamartine sont en route pour nous rejoindre. Nous devons les attendre
sur notre plateau avant de continuer notre progression Malgré son
entorse au pied gauche, le lieutenant Maillard veut repartir sans
attendre les renforts. Il s’adresse à un sous-lieutenant : «Viens avec
moi, nous allons partir tous les deux.»
Puis «Qui veut venir avec nous ?»
Autant dire qu’il nous ordonne de l’accompagner. A côté de moi un des
hommes murmure : «C’est de la folie, nous allons tous nous faire couper
les c…» Je suis vraiment tenté d’attendre les renforts, mais le
lieutenant se tourne vers moi : «Viens avec moi toubib.»
Sa voix est à la fois encourageante et empreinte de tristesse. Mes
hésitations fondent. Je le suis sans rien dire, toujours flanqué d’Abd
El-Kader. Mon infirmer suit également en silence.
Un bruit de moteur, ce sont des T.6. L’aviation a été prévenue et trois T.6. viennent survoler les lieux.
Les T.6. sont des avions de fabrication américaine armés de
lance-roquettes et de quatre mitrailleuses sous les plans. Le pilote a
entre les genoux une radio à pile qui lui permet d’entrer en liaison
avec les troupes au sol «les trosols Ces appareils sont efficaces mais
vulnérables. Les fusils mitrailleurs des rebelles réussissent soit à
abattre directement les appareils, soit à atteindre les pilotes. Dans
une promotion de la base de Djidjelli, neuf pilotes sur douze ont été
tués.
La marche reprend, nous nous scindons en deux groupes. L’aviation nous
survole et nous restons en contact avec elle. C’est un grand soutien
moral que ces trois appareils qui décrivent des cercles autour de nous.
Nous marchons une heure environ. Le lieutenant souffre de la jambe, il
avance avec peine… Je le soutiens comme je peux, mais je sus moi-même
assez fatigué.
Une crête se dresse devant nous. Le lieutenant : «Nous allons grimper
là-haut et attendre les renforts. Mais il nous faut d’abord traverser
un oued très encaissé entre deux pentes abruptes. Nous mettons du temps
pour trouver un passage. Nous arrivons enfin à en trouver un. Nous
descendons, plus exactement nous nous laissons glisser. Puis c’est la
montée dans l’argile humide, mais nous savons que là-haut nous allons
pouvoir nous reposer…
Nous voici sur la crête à quelques mètres les uns des autres
allongés dans la boue, scrutant les alentours. La pluie tombe, le jour
décline… Les renforts n’arrivent toujours pas. Je pense aux visages
aimés que j’ai laissés en France. Mon épouse me sourit, de ce sourire
qui n’appartient qu’à elle. Près de son visage apparaît celui d’un tout
jeune bébé aux boucles blondes. Je me concentre sur cette douceur
jusqu’ effacer la nature hostile qui nous entoure.
Mon infirmier : «On n’est pas sortis de l’auberge, non, on n’est pas sortis de l’auberge !»
Le radio reste en contact avec l’aviation. Notre deuxième groupe s’est
intallé sur un piton en face. Au bout d’un certain temps, nous les
voyons quitter leur position. Ils veulent sans doute venir nous
rejoindre.
L’avion nous envoie un message : «Attention, colonne marche dans votre direction. »
Il s’agit sans doute des soldats de notre deuxième groupe.Nous allons à
l’extrémité de la crête par où ils vont arriver. C’est alors que nous
apercevons trois colonnes progressant en contrebas. Ce sont les
renforts qui arrivent. Nous dévalons la pente à leur rencontre. Je
reconnais un certain nombre d’artilleurs de Lamartine.
Quant il a appris par son transistor qu’il y avait eu une embuscade, le
sous-lieutenant Marc Thunet, chef du service auto, a réuni de son
propre chef les artilleurs restés à Lamartine et a renforcé les
effectifs par tout ce qu’il a pu trouver, infirmiers, convalescents,
chauffeurs, il a embarqué tout ce monde dans deux JMC, a foncé vers le
grand barrage, puis s’est enfoncé à pied dans le djebel.
Voici l’infirmier Variot : «Salut, mon lieutenant, je vous ai porté la
poisse en vous disant qu’il ne se passait presque jamais rien en
opération, j’ai bien pensé à vous, vous savez».
Les renforts se chiffrent à environ cinquante hommes. Nous nous
organisons en file indienne et progressons vers les Beni Bou Attab.
Le jour décline de plus en plus. «Halte ! Collez-vous à la paroi». Les
éclaireurs de pointe ont aperçu deux silhouettes sur la pente nous
surplombant…
Après quelques minutes, la marche reprend. Le groupe de tête découvre
un harki mort. Mais bientôt la nuit tombe tout à fait. L’ordre nous
arrive :
«Demi-tour». Dans l’obscurité, il devient impossible de retrouver morts ou blessés.
La marche reprend en sens inverse. Je suis complètement épuisé. Un
soldat de Lamartine venu en renfort me dit : «Appuyez-vous sur moi mon
lieutenant».
Je ne puis dire combien de temps a duré le chemin du retour. Plusieurs
fois nous avons dû nous arrêter et nous planquer sur le bord de la
route. Un MDL s’énerve et hurle : «Gardez vos distances, vous ne
trouvez pas qu’il y a eu assez de morts comme cela !»
Je ne cesse de prier pendant tout le trajet, j’ai la gorge en feu. Je
dis au soldat qui m’aide à marcher : «Tu ne peux savoir comme je vais
trouver bon le demi que je vais m’enfiler en arrivant au grand barrage,
ce sera le meilleur de ma vie !»
Eh bien, je ne l’ai pas apprécié comme je l’aurais dû ce demi, car
lorsque nous sommes arrivés au pied du bâtiment surplombant le grand
barrage (vers 21 heures), un soldat a rempli son casque d’eau. «Qui a
soif ?» Je me sus précipité et j’ai dû vider la moitié du casque.
Un camion nous a montés au fortin gardant le barrage. Je me sus dirigé
vers le mess (commun aux officiers et sous-officiers) et là j’ai pu
boire le demi de mes rêves. Malgré le casque d’eau, je l’ai trouvé
incomparable. Un maréchal des logis chef m’a offert un second demi :
«Un baptême du feu ça s’arrose toubib !»
Il me faut maintenant rejoindre les camions qu vont à Lamartine. Là après une bonne soupe chaude, j’ai dormi comme une souche.
Quand je suis sorti de ma chambre le lendemain, j’ai trouvé Lamartine
grouillant de camions, d’automitrailleuses et de militaires. Il
s’agissait des troupes qui allaient retrouver sur les lieux de
l’embuscade pour ramasser les morts et les blessés éventuels, mais
personne ne conservait le moindre espoir à ce sujet. Il s’agissait
également d’essayer d’accrocher la bande rebelle.
Petit-déjeuner au mess. Là je trouve le capitaine Raynaud : «Ah,
Toubib, j’ai bien pensé à vous, comment vous en êtes-vous tiré ?»
Je lui raconte comment Abd El-Kader est venu à mon aide. «Vous voyez
bien que j’avais raison quand je vous ai proposé cet Arabe. Vous avez
eu l’air de penser Quel vieux couillon celui-là ! Mais vous savez les
vieux c… ont parfois de bonnes idées, il faut leur faire confiance.
Allez ! Venez, je vous emmène prendre un verre.»
Ce même jour, je suis retourné au grand barrage dans le but d’effectuer
les constatations sur les cadavres. Mais les deux compagnies parties
dans le djebel furent immobilisées par la pluie et le brouillard. Les
recherches ne purent commencer que le lendemain. Des hélicoptères
Sikorski ont ramené les cadavres dans des sacs en plastique
transparents. Les corps étaient nus, les rebelles ayant récupéré leurs
vêtements en ne laissant que les caleçons. Certains étaient en grande
partie calcinés. Spectacle insoutenable que je ne pourrai oublier de ma
vie. Finalement Rostren m’exempta de la corvée des constatations. Il
s’en occupa, secondé par un médecin aspirant d’Orléansville. Au total
vingt-deux Européens et onze harkis sont portés manquants sept tués et
quinze disparus chez les Européens, trois tués et huit disparus chez
les harkis.
A cette défaite, plusieurs causes :
Le nombre des rebelles : environ deux cent cinquante.
La qualité de leur armement et leur discipline.
Le port de nos foulards jaunes de reconnaissance par certains fellaghas, ce qui leur a permis d’attaquer par surprise.
Suivant l’organisation rebelle, l’Ouarsenis était la zone 3 de la
wilaya 4. Le front de libération nationale (FLN) avait en effet découpé
le territoire algérien en six wilayas.
Chaque wilaya était divisée en zones.
Chaque zone en régions.
Chaque région en secteurs.
La wilaya 4 comprenait l’Algérois avec, à l’est Bougie, à l’ouest
Orléansville, au sud Bou Saada. Alger était une zone autonome. En ce
début de 1958, dans la zone de l’Ouarsenis, l’Armée de libération
nationale (ALN) possédait sept unités militaires appelées katibas d’une
centaine d’hommes chacune, chaque katiba contrôlant une région
déterminée.
En outre, comme toutes les zones, l’Ouarsenis possédait un commando
zonal d’une centaine d’hommes très entraînés, très disciplinés et
puissamment armés. Les rebelles possédaient des fusils-mitrailleurs,
des pistolets-mitrailleurs, des fusils anglais, allemands ou italiens,
des mitrailleuses allemandes M.G. 42 (1 100 coups minute) sans compter
le matériel récupéré au cours des accrochages. Le commando zonal était
pourvu du meilleur armement. Les fusils de chasse étaient généralement
destinés aux guetteurs (chouf).
Ce 16 janvier, nous sommes tombés sur la compagnie régionale ainsi que sur le commando zonal.
Dans une étude récente sur ce drame, Marc Thnet met en cause le
dispositif d’ensemble adopté dans cette opération. Il souligne la
disproportion des forces entre :
le «groupe Ouest» opérant dans les Betahis : deux cent trente hommes, chargés de rabattre les unités ennemies.
Et le «groupe Est», beaucoup plus faible : cent trois hommes chargés
d’intercepter les fuyards éventuels. Ces effectifs comprenant la
dixième batterie scindée en deux unités devant faire jonction, celle de
Draa Messaoud et celle du Grand barrage.
De plus la distance entre les éléments ouest et est, représentait au
minimum quatre heures de marche. Donc entre ces eux forces : le vide et
pas de réserve ni au sol ni en l’air pouvant intervenir rapidement en
cas d’accrochage.
Les rescapés du détachement de Draa Messaoud ont pu donner des détails sur l’embuscade.
Samuel Poli, que j’avais rencontré sur les bords du lac après
l’embuscade raconte : «Le matin on nous a réveillés à quatre heures et
demie, on nous a dit que c’était pour aller dans un village situé dans
les Beni Bou Attab où des fellaghas étaient signalés».
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La corvée de bois
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On nous a dit que nous allions être protégés sur les
hauteurs par la 12° batterie et que nous devions faire jonction avec un
détachement de notre batterie partie du grand barrage.
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Ce jour-là, il pleuvait. Nous avons trouvé ce village, mais il n’y
avait que des femmes et des gosses. Nous avons tout de même découvert
des caches qui allaient d’une maison à l’autre. Le lieutenant Richaud
nous a donné l’ordre de les faire sauter à la dynamite.
A midi, nous avons reçu l’ordre par radio de nous arrêter pour déjeuner
près d’un oued. Si j’ai bonne mémoire, nous étions à la côte 630. Je
suis persuadé que cet ordre a été donné par les fellaghas. Sur la crête
au-dessus de nous, nous apercevions des hommes habillés comme nous avec
le foulard jaune de reconnaissance. Ils avaient des postes radio 300
comme nous. Nous étions persuadés que c’était des gars de la 12°
batterie. On est descendu dans l’oued. Au milieu il y avait un petit
monticule avec deux ou trois gourbis inhabités, nous nous sommes
répartis par groupes et avons commencé à ouvrir nos boîtes de ration.
C’est alors que nous nous sommes fait allumer. On entendait en face les
ordres donnés en français. Telle section, à droite ! On entendait tous
les ordres. Il devait y avoir pas mal d’étudiants dans cette katiba et
des légionnaires déserteurs. Dès le début de l’engagement, le
lieutenant Richaud a été tué. Les camarades tombaient. Avec nous , il y
avait l’infirmier Tonin. Il a été formidable ce garçon. Il allait de
l’un à l’autre, il fait partie des disparus. Il est arrivé un moment où
on n’avait plus de munitions, c’était la débandade. J’ai vidé les
chargeurs de ma USMI. Quand elle a été vide, j’ai saisi le
pistolet-mitravailleur d’un camarade mort. Quand il a été vide, je l’ai
balancé. Avec deux autres, on a réussi à se faufiler dans l’ouest parmi
la végétation, mais un peu plus loin, comme dans toute bonne embuscade
le passage était bloqué par un fusil-mitrailleur. Nous nous sommes fait
arroser. Alors j’ai fait le mort, les deux autres aussi. Au bout de
quelques minutes, les fellaghas qui ont tiré sur nous se sont dirigés
dans notre direction, mais à ce moment-là des avions T.6 sont apparus.
Les fells ont dû avoir peur et nous ont dépassés sans s’arrêter. On en
a profité pour filer, on est revenus par les bords du lacet on a été
récupérés par des bateaux.
Deux jours plus tard, prise d’armes à Lamartine en présence du général
Salan, commandant en chef de forces armées en Algérie, du général
Gracieux, commandant de la ZOA (Zone ouest d’Alger) et du bachagha
Boualem, pour les obsèques des victimes.
Sonnerie aux morts
Les phrases prononcées me paraissent stéréotypées : «Leur sacrifice n’aura pas été vain…»
La remise de la valeur militaire à titre posthume dérisoire. On avait
créé cette décoration pour remplacer la croix de guerre. En effet,
l’action militaire en Algérie tait considérée comme une opération de
maintien de l’ordre et non pas comme une guerre.
La jeune épouse du lieutenant Richaud, qui commandait le groupe de Draâ
Messaoud et avait trouvé la mort dans l’engagement, est présente. Sa
tenue de deuil fait paraître encore plus pâle son visage.
Après la cérémonie, on lui indique par erreur que c’est moi qui ai fait
les constatations sur les cadres. Elle s’approche et d’une voix blanche
à peine audible :
«Est-ce qu’il a été… ? – Les mots ne peuvent sortir.
«Non, Madame, il a reçu une balle qui l’a tué sur le coup».
Le lendemain on m’amène deux Arabo-Berbères couverts de plaies et
d’ecchymoses. Ils ont été «passés à tabac» par des soldats de Draâ
Messaoud pour venger leurs camarades tués.
Ces actes de violence lâches et aveugles n’étaient pas rares après des
accrochages meurtriers. Ils ne servaient qu’à attiser les haines.
«Et si la haine engendre la haine, quand donc s’arrêtera la haine» disait Gandhi.
Quant à Abd El-Kader, le capitaine Raynaud le fit engager dans une harka.
Au début de l’année suivante, j’eus la peine d’apprendre qu’il avait
été abattu dans des circonstances que je n’ai pu élucider. Quoi qu’il
en soit, je garderai à cet homme jusqu’à la fin de mes jours, toute ma
reconnaissance.
20 janvier 1958
Le sous-lieutenant X… et quatre artilleurs quittent la piste qui mène à
la ferme Meharez. Au milieu d’eux marchent deux Arabo-Berbères, les
mains liées derrière le dos.
«Mon lieutenant, que va-t-on faire de ces deux-là ?»
«Nous les emmenons mais ils ne doivent pas revenir… ordre du lieutenant T…»
«Ah ! bon c’est une corvée de bois.»
C’est ainsi que l’on appelait pendant la guerre d’Algérie, les
exécutions sommaires. Les condamnés étaient censés avoir été tués en
essayant de s’échapper au cours d’une «corvée de bois».
La patrouille poursuit sa progression en silence. Outre cette pénible
mission, X… devait aller avec ses hommes tendre une embuscade près d’un
petit marabout.
La nuit tombe. Un des soldats demande à son chef : «Alors quand est-ce qu’on les descend ?»
X… croit saisir dans le ton de son subordonné une impatience mêlée à
une excitation malsaine. Il lui répond sèchement : «Marche en silence…»
Au bout d’une heure, le groupe atteint le marabout. Il est situé au
sommet d’une colline. Il est vingt-trois heures. X… entre dans le petit
monument avec les deux prisonniers et deux artilleurs, les deux autres
restent en faction à l’extérieur. Ils se dissimulent entre les touffes
d’alpha et de lentisques et scrutent la nuit. Au loin, le hululement
d’une chouette. A l’intérieur, il fait sombre. Les deux prisonniers
s’adossent aux murs blanchis à la chaux. Par l’étroite ouverture de
l’entrée, un pâle rayon de lune éclaire leurs visages graves et
résignés.
X… lit dans leurs yeux une interrogation muette : «Quand ?» X… détourne
la tête, il voudrait ne pas penser «Je dois exécuter les ordres. T… est
un type droit… s’il a décidé de les supprimer, c’est qu’il a ses
raisons.
Exécuter les ordres… Je dois exécuter les ordres… Ils ont dû commettre
un crime à la mesure de leur châtiment… C’est la guerre… Si j’étais
entre leurs mains, ils n’hésiteraient pas à me liquider… Je ferais
mieux de penser à la sécurité de mes hommes, nous sommes en embuscade
dans une zone dangereuse… Nous pouvons nous faire accrocher à tout
moment.
Un homme entre dans la pièce et vient interrompre le cours de ses pensées :
«Mon lieutenant, peut-on fumer une cigarette ?»
« Tu n’es pas bien ! Si tu veux fumer entre à l’intérieur… Toi, va le remplacer dehors…»
Le temps s’écoule très lentement et pourtant X… appréhende la fin de l’embuscade, le moment où il faudra donner cet ordre…
Trois heures du matin, il est temps de rentrer.
Les artilleurs et les deux prisonniers se retrouvent dehors. X… désigne deux hommes : «Emmenez les prisonniers et faites vite.»
Le groupe disparaît derrière le marabout. Quelques minutes se passent. Deux courtes rafales de mitraillette. Mission accomplie.
Le lendemain, X… va trouver le capitaine P… Il faut qu’il se confie à
quelqu’un et il a confiance en P… : «Mon capitaine, c’est la première
fois que je fais ce travail mais ce sera la dernière.»
Il convient de préciser ici que ces exécutions sommaires étaient peu
fréquentes, contrairement à ce qu’une presse de l’époque a tenté de
faire croire. La plupart des officiers se sont refusés à de telles
pratiques. Des hommes comme le capitaine Vrigny et le lieutenant
Vernerey qui seront mes commandants d’unité, ne se sont jamais livrés à
ce genre d’actions pas plus d’ailleurs qu’à la torture. A défaut de
justification, ces exécutions trouvaient une explication dans les
procédés des fells qui achevaient les blessés et s’encombraient
rarement de prisonniers. C’était l’escalade dans la violence. La
torture également est loin d’avoir été généralisée et a été pratiquée
des deux côtés. On ne peut non plus ni l’excuser ni encore moins en
admettre le principe. On peut tout au plus en donner une explication :
cette guerre était une guerre de renseignements, et certains se sont
laissés aller à de regrettables excès dans les interrogatoires. Dans le
souci de ne rien occulter, je relate au chapitre XVI l’unique cas dont
j’ai été le témoin.
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Le calvaire de Djamila et Bettina
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Deux filles et autres anecdotes
C’est à cette époque que le capitaine Vrigny ramena d’opération deux
femmes des Betahias qui s’étaient ralliées. Il me proposa d’en faire
des infirmières.
La construction du gourbi, pompeusement appelé dispensaire, situé près de l’école, venait d’être achevée.
Une tâche difficile m’incombait : former deux femmes du beld ne sachant ni lire ni écrire et parlant à peine le français.
L’une d’elles, je l’appellerai Djamila, était plutôt jolie, une
vingtaine d’années, de taille moyenne, les attaches fines, un bel ovale
de visage, des lèvres charnues, un regard intelligent.
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L’autre, je l’appellerai Bettina, beaucoup plus âgée, les traits épais,
forte corpulence. Toutes deux étaient revêtues du costume traditionnel,
longues tuniques floues retenues à la taille par une ceinture fine, un
foulard noué sur les cheveux. La tenue de Djamila était dans les
marrons violacés avec des motifs floraux plus clairs, celle de Bettina
rouge carmin brillant et uni.
Pour couronner le tout, Letendre ayant obtenu la quille, je venais
d’hériter d’un nouvel infirmier, à former lui aussi, garçon de café
dans le civil, Barthélémy, sympathique rouquin qui semblait
heureusement assez débrouillard.
En résumé, je disposais de deux Arabo-Berbères illettrées, d’un garçon
de café et d’un gourbi qu’il fallait, par un coup de baguette magique,
transformer en infirmières, infirmier et dispensaire. Et moi, le
magicien, j’étais un étudiant en médecine en fin de cinquième année.
Au début, tout se passa bien. Les consultations du dispensaire
attirèrent beaucoup de monde. Certains jours, le nombre de consultants
dépassait la cinquantaine. Les femmes exprimaient plus librement leurs
problèmes à des femmes qui parlaient leur langue.
Djamila apprit vite à désinfecter et panser les plaies, à passer des
colorants sur les dermites, à instiller des collyres. Le rôle de
Bettina consistait surtout à maintenir les locaux propres.
Je lui confiais aussi mon linge à laver. J’obtins pour Djamila des
vêtements européens et une blouse blanche. Ce fut peut-être une erreur,
car sa tenue lui arrivait juste au-dessous du genou et les villageois
furent choqués de la voir se promener jambes nues.
Dans la louable intention de progresser en français, Djamila passait
une grande partie de son temps libre à l’école. Elle fit effectivement
de rapides progrès ce qui me rendit service pour les interrogatoires et
les prescriptions thérapeutiques. Mais ce qui devait arriver arriva :
G…, un des instituteurs, ne put résister à son charme et noua des
rapports très étroits avec son élève.
Quant à Bettina, elle ne tarda pas à subir les assauts d’un des
artilleurs, F… qui dut mener l’attaque avec trop de brusquerie, car
elle se plaignit au capitaine. F… fut convoqué par ce dernier et reçut
une verte semonce :
« Mais enfin F… qu’est-ce qui vous a pris ? Vous verriez un tronc
d’olivier revêtu d’une jupe que vous ne pourriez pas résister !... »
Il est un fait que mes petits gars astreints à une longue continence, avaient la tête qui tournait facilement.
Il y avait bien le bordel d’Orléansville, surveillé par l’armée et
régulièrement contrôlé par un médecin militaire, mais les occasions de
la descente dans cette ville étaient exceptionnelles et encore
fallait-il avoir la chance de faire partie de la section désignée pour
assurer la protection du chef de poste ou de l’aspirant chargé d’une
mission à Orléansville. Il y avait dans cet établissement une équipe de
filles qui pratiquaient apparemment leur spécialité avec beaucoup de
conscience professionnelle : en allant récupérer un jour mes gars
devant la porte de cette maison, j’ai en mémoire l’image du deuxième
classe M… sortant le visage défait, les genoux fléchis, soutenu par
deux camarades.
Il venait de passer un moment avec une certaine Dédé…
A la suite de la plainte de Bettina, le capitaine donna à mes
infirmières un sifflet à utiliser au cas où elles seraient à nouveau
importunées.
Les jours suivants, on entendit plusieurs coups de sifflets…
«Mais mon capitaine, je ne l’ai même pas touchée, je lui ai seulement fait de vagues propositions…»
Par la suite, les choses eurent l’air de se calmer. En réalité, elles
allaient en s’aggravant. Effectivement, au fil des jours, Bettina se
fit de plus en plus compréhensive.
La nuit, des petits malins s’arrangeaient avec les sentinelles pour
sortir du poste et se diriger vers le dispensaire où il y avait tout ce
qu’il fallait pour s’ébattre tranquillement. On passa à une vitesse
supérieure lorsque les harkis se mirent de la partie.
Le capitaine eut vent de l’affaire. La méthode sifflet étant devenue
obsolète, il acheta une lampe électrique de forte puissance, un
véritable projecteur que la nuit il allumait soudainement en direction
du dispensaire, mais il ne réussit à prendre personne sur le fait par
cette méthode.
On commençait à sombrer dans le vaudeville.
Djamila suivit-elle l’exemple de Bettina ? Je ne peux l’affirmer,
toujours est-il que les deux filles partagèrent la même réputation qui
s’étendit rapidement dans les autres batteries du 3/65° régiment
d’artillerie.
Etant donné qu’elles étaient à mon service, je commençais moi-même à
passer pour un personnage pas très net. Un jour que j’étais en visite à
Draâ Messaoud, un MDL., ancien d’Indochine, me prit violemment à
partie :
« Ces filles c’est une honte ! Non… ça n’a pas de nom, Arrêtez… Il ne faut pas faire ça…» Il écumait littéralement de rage.
Finalement la présence de ces femmes fut plutôt pour nous un problème
et n’eut pas vis-à-vis de la population l’effet positif escompté.
Pour couronner le tout, les médicaments entreposés dans le dispensaire
baissaient de façon inhabituelle, le bruit courut d’une partie servait
à alimenter les hôpitaux clandestins de l’ALN. Cette fois-ci, la coupe
était pleine, c’est pourquoi j’allais trouver le capitaine Vrigny pour
le persuader d’arrêter là l’expérience et d’expédier Bettina et Djamila
par le prochain convoi à Larmartine, ce qui fut fait quarante-huit
heures plus tard. Ces filles furent employées à la SAS et se firent
oublier.
Le calme revint à Abd El-Kader
L’instituteur fit une dépression nerveuse. Récemment j’ai contacté un
ancien harki d’Abd El-Kader, il évoquait le souvenir de Bettina, le
visage épanoui éclairé d’un large sourire et d’un air sous-entendu :
« Ah ! Bettina…! Bettina…!
Les rapports entre le capitaine et ses hommes étaient parfois
explosifs. Dans le souci de les entraîner, il avait décidé de leur
imposer une demi-heure de gymnastique tous les matins. Ensuite, ils
défilaient sous le commandement du brigadier Félix Flatteau en
chantant :
«Quand l’artilleur de Metz arrive en garnison, toutes les femmes de Metz se mettent à leur balcon…»
Et de son bureau, le capitaine écoutait avec satisfaction ses soldats
chanter d’une voix mâle ces couplets traditionnels de l’artillerie. Or,
les petits gars du contingent n’appréciaient pas du tout ces séances de
gymnastique. Ils estimaient qu’ils crapahutaient assez comme cela.
Un matin, le capitaine faillit attraper «un coup de sang» et surgit de son bureau rouge de colère en hurlant :
« Non… Félix… Halte… Tout de suite dans mon bureau…»
Les collines d’Abd El-Kader répercutaient au loin les échos d’un chant qui n’avait rien de militaire :
« Ah ! c’qu’on m’emmerde ici…
Ah ! c’qu’on s’emmerde ici…
Merd’ici, merd’ici, merd’ici... Tsoin tsoin…»
Felix eut deux jours d’arrêts de rigueur…
Mais quelques semaines plus tard, le capitaine annula ces séances de
gymnastique. L’après-midi touche à sa fin, je suis dans ma chambre
infirmerie. Gredais, un de mes collègues aspirant, entre dans la pièce
afin de converser avec moi avant le dîner.
Ma MAT 49 est posée sur la table. La conversation tombe sur cette mitraillette. Tout en discutant, je la prends dans la main :
«C’est effectivement
une arme excellente»
Je l’arme. J’étais persuadé que mon chargeur était vide. Je m’apprête à
appuyer sur la détente. Mais le canon est dirigé sur la tête de
Gredais. Une des rares phrases apprises à l’instruction me revient :
«On ne vise jamais un camarade même avec une arme vide».
J’élève le canon de façon à viser le plafond. Je presse la détente et
atterré lâche une rafale. Gredais plonge sous la table et m’engueule
copieusement.
Les balles trouent le toit et passent au-dessus de la tête d’un harki
qui montait la garde sur les remparts du fortin dominant le poste.
Aussitôt coup de fil du piton :
«Venons de recevoir une rafale de mitraillette. Que se passe-t-il ?
Ce n’est rien, c’est le toubib. »
Deux ans auparavant, un jeune appelé de la neuvième batterie pointa
également par jeu son arme, un fusil Garand, sur un camarade. Il était
lui aussi persuadé qu’il n’était pas chargé.
Il l’avait nettoyé une heure avant, mais il n’appliqua pas au dernier
moment le précepte appris à l’instruction. Son ami d’enfance, Gilbert
Rogaume, qui habitait le même village de la Creuse reçut la balle dans
la tête et mourut peu après.
Que s’était-il passé ?
Un artilleur avait pris par erreur ce fusil placé à côté du sien pour
effectuer une courte patrouille. Au retour, il avait remis l’arme à sa
place en laissant une balle dans le canon…
.
.
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Kobus
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De son vrai nom, Bel Hadj Djillali Abd-el-Kader, Kobus était un ancien
militant du M.T.L.D. (Mouvement pour le triomphe des libertés
démocratiques) fondé par Messali Hadj. Arrêté, puis libéré, il était
devenu par la suite indicateur auprès des services du renseignement
français. L’armée, ainsi qu’une partie de la population, pensait à
l’époque que c’était Moscou qui tirait les ficelles de la rébellion.
Cette thèse fut renforcée par la création d’un maquis communiste dans
l’Ouarsenis et par l’affaire Maillot. Ambitieux, Bel Hadj avait vu
dans cet amalgame communisme/F.L.N la possibilité de devenir chef de
guerre, en montant un maquis anticommuniste. Il fut poussé ,dans ce
projet, par un commissaire de la D.S.T.
Bel Hadj entra en contact avec le capitaine Conill, responsable de la
S.A.S des Attafs et avec le capitaine Hentic, responsable de celle de
Lamartine. C’est Conill qui baptisa Bel Hadj «Kobus», déformation du
mot arabe «Kabbous» qui signifie «pistolet».
Kobus enrôla plusieurs musulmans, en les convainquant qu’ils allaient
lutter d’une part, contre le F.L.N., noyauté par le communisme et,
d’autre part, pour l’indépendance. Celle-ci leur serait octroyée par
les français après la destruction du F.L.N. marxiste. Il réussit,
ainsi, à réunir plusieurs centaines de volontaires, qui furent équipés
par l’armée française.
Il établit dans l’Ouarsenis, non loin des Attafs, un camp où
flottaient, à la fois, le drapeau nationaliste vert et blanc et le
drapeau français. Connaissant bien le terrain et la population, Kobus
partait à la chasse aux fellaghas et organisait, la nuit, des
embuscades meurtrières pour les rebelles.
En ce printemps 1958, il évoluait sur un vaste territoire compris entre
Duperet, l’oued Fodda, le Lyra et Affreville. Son armée s’élevait à six
cents hommes, environ.
Voilà l’homme qui venait de faire dissidence. Peu après le message de
Lamartine nous informant de cet événement, nous en recevons un second :
«Serons chez vous trois heures du matin. Soyez prêts à partir.
Prévoir rations pour deux jours».
Le capitaine fait mettre le poste en état d’alerte.
Vers trois heures du matin, un bruit de camions, ce sont les premiers
éléments du 3/65° R.A qui arrivent. Bientôt le poste et ses alentours
fourmillent d’hommes et de véhicules.
Outre les artilleurs, une centaine de dragons sont venus en renfort.
Lorsque toutes ces forces sont au complet, nous embarquons à notre tour dans les véhicules.
Camions, half-tracks, G.M.C., jeeps forment une longue file qui
emprunte la piste de Bouziane. Au niveau de l’oued, tout le monde
descend et c’est la progression à pied vers Belhas.
A l’est, derrière les montagnes, le ciel prend une teinte jaune tendre.
Je saisis en cet instant toute la beauté des vers de l’lliade : «A
l’heure où se répand sur la terre l’aurore aux voiles de safran...»
Le soleil est levé lorsque nous atteignons Belhas. Une halte de deux
heures nous est octroyée, le temps de récupérer un peu. La plupart des
hommes n’ont pas fermé l’œil de la nuit. Pêle-mêle, on s’allonge à même
le sol, la tête appuyée sur les sacs on s’endort d’un sommeil lourd.
Dix heures, il faut repartir. La douzième batterie a l’honneur d’ouvrir
la marche. Direction le Lyra.. Le temps est magnifique, sans un nuage.
Nous traversons une région un peu moins accidentée, des prairies
parsemées de fleurs blanches verdissent le pied des collines. Je me
laisse envahir par la quiétude du paysage, qui semble si loin de la
guerre. Au loin, la masse grisâtre du mont Ouarsenis semble elle-même
moins menaçante. Au début de l’après-midi un incident: nous perdons
notre P.C. Nous ne le retrouverons que le soir, pour le bivouac de la
nuit. Nous campons sur un piton boisé. Dîner avec les traditionnelles
boîtes de ration : du bœuf, du pâté, des biscuits. Lorsqu’on a bien
faim, c’est presque bon. Je choisis un emplacement sous un pin d’Alep.
Je fais partie des pistonnés à qui les harkis ont préparé un matelas de
feuilles sèches. Il n’y a plus qu’à se glisser dans le duvet. Le ciel
est d’une luminosité extraordinaire. Orion… le baudrier d’Orion…
Antarès du Scorpion…
Nuit sans problème. Nous sommes réveillés par les glapissements longs
et plaintifs de chacals. Au-dessus de l’horizon jaune vif, le ciel se
teinte d’un vert très dilué. Un seul astre brille encore, magnifique
dans sa solitude, c’est la planète Venus.
Une odeur de café, c’est Jean Hamelin, notre cuistot, qui prépare le
petit-déjeuner. La douzième batterie toujours en tête, la marche
reprend. Le terrain devient, à nouveau, très accidenté. Nous sommes
continuellement dominés par des pentes abruptes. La progression se
poursuit lentement. Les hommes scrutent les crêtes, prêts à se plaquer
contre la paroi à la moindre alerte. Vers quinze heures, nous arrivons
dans une cuvette verdoyante où s’élèvent quelques gourbis. Des sections
occupent les crêtes, d’autres se dirigent vers ces modestes habitations
en torchis, pour les explorer. Il n’y a pas âme qui vive. Bientôt une
épaisse fumée s’échappe des toitures.
Les flammes crépitent. Un à un, tous ces gourbis, déserts, sont
incendiés. Plus loin, l’aviation mitraille et bombarde. Nous n’avons
plus d’eau, un oued coule plus bas. Quatre soldats se chargent de
gourdes, je descends avec eux vers l’oued. L’eau coule en cascade parmi
les touffes de la végétation. Il fait chaud, nous sommes en sueur. Nous
en profitons pour nous mettre torse nu et nous asperger à grande eau.
Les hommes attendent avec impatience le retour de la corvée d’eau. Il
faut mettre un comprimé antiseptique dans la gourde et attendre, en
principe une demi-heure, avant de boire mais la plupart des artilleurs,
la langue sèche, la bouche en feu, se précipitent sur les gourdes et
boivent à longs traits. Je dois avouer, à ce sujet, que je n’ai pas
toujours montré le bon exemple, ce qui me vaudra une sérieuse dysentrie
amibienne. Le soir, le vent s’est levé, nous campons sur un piton
dominant l’oued Lyra. Je m’installe, avec le PC ,à l’abri d’un épais
buisson. Nous sommes à une heure de marche, environ, de Pont du Caïd,
où nous devons faire jonction avec d’autres unités.
Nous atteignons cette bourgade le lendemain, vers sept heures. Nous
trouvons, là, une forte concentration de troupes : des éléments du 141°
R.l., des dragons, des chasseurs, des blindés. Des hélicoptères
apportent des vivres. Au début de l’après midi, des G.M.C nous emmènent
à cinq kilomètres de là puis nous larguent dans la nature. Les G.M.C.
(Général-Motor-Car) étaient des camions militaires bâchés utilisés,
soit pour le transport des troupes soit pour tracter les pièces
d’artillerie.
Des éléments rebelles ont été aperçus à proximité. Malgré cela, nous
allons crapahuter tout l’après midi, sans accrocher. Nous ne ferons
qu’incendier des mechtas et capturer du bétail. Le soir, nous allumons
des feux pour cuire nos moutons. La chair est très dure, le meilleur,
c’est le foie cuit sur une pierre plate, placé devant les braises,
recette du parfait pillard.
Le lendemain, c’est le retour vers le poste du Lyra, sous une chaleur
écrasante. Des véhicules nous attendent pour nous ramener à Lamartine,
puis à Abd el-Kader.
Le bilan de cette opération, montée à grand renfort de troupes et de
matériel, se révèle négatif. D’ailleurs, ces opérations de grande
envergure se soldaient, souvent, par des échecs. Les rebelles, voyant
arriver de loin les véhicules transportant les troupes, avaient tout le
temps de gagner un autre secteur. De plus, les incendies, les razzias
de bétail, dont le but était de détruire les bases de ravitaillement
des rebelles, dressaient irrémédiablement les populations contre nous.
Lors de notre passage à Lamartine, nous avons eu des éclaircissements
sur l’affaire Kobus. Kobus avait été assassiné par son bras droit, Abd
El Majid, en accord avec plusieurs autres gradés. Sa tête avait été
tranchée et mise dans une musette. Ensuite, ces quelques gradés ont dit
à leurs hommes qu’ils allaient les emmener en opération et, ce n’est
qu’une fois dans le djebel, qu’ils ont révélé le meurtre de Kobus et
leur intention de passer au F.L.N. Déjà, cent cinquante soldats de
Kobus s’étaient ralliés aux forces françaises, d’autres désiraient se
rendre, d’autres étaient décidés à passer au F.L.N.. Les hommes ne
devaient bénéficier, à Abd-el Kader, que d’une journée de répit car une
nouvelle opération est déclenchée dès le lendemain, tôt dans la
matinée.
Le médecin-chef accompagnant le P.C. de Lamartine, le capitaine juge ma
participation inutile. C’est une des rares opérations que je manquerai.
Je reste, donc, dans le poste avec une section de vingt artilleurs,
sous les ordres du maréchal-des-logis-chef Le Monner, plus vingt cinq
harkis dans le fortin du piton. Vers quinze heures, passage de blindés,
qui se dirigent vers Sidi Bouziane. Ce sont des A.M.X 30, munis d’un
canon de 75, au tir très précis.
Vers la fin de l’après-midi, Arroudje arrive au poste avec un soldat
de Kobus qui veut se rendre. Une vingtaine d’années, tenue kaki clair,
béret de même couleur, pataugas. Il est armé d’un fusil. Soupçonneux,
le sergent-chef, colosse d’une cinquantaine d’années, visage rouge,
saisit le fusil et renifle le canon, puis menaçant :
«Ça sent la poudre, tu as tiré ! Sur quoi as-tu tiré ? »
Il le saisit par le revers de sa veste et commence à le secouer.
Arrroudje proteste :
«Non, chef, il vient se rendre».
Je suis obligé d’intervenir, le chef se calme. On donne au rallié de quoi se restaurer puis on le confie aux harkis du piton.
Le soir, message radio qui nous signale des rebelles à un kilomètre du
poste. Vu la faiblesse de nos effectifs, je me propose de prendre le
quart entre une heure et trois heures du matin. La nuit se passe sans
incidents. L’aube vient dissiper nos inquiétudes, il est maintenant peu
probable que nous subissions une attaque. Je vois tout de même avec
plaisir, en fin de matinée, les premiers éléments de la douzième
batterie franchir la porte du poste.
Des soldats du régiment d’infanterie coloniale se sont fait accrocher près de l’école de Makabra.
Quinze morts, dix blessés. Les hommes du R.l.C. s’étaient arrêtés pour
casser la croûte près de l’école, ils s’étaient installés par petits
paquets, les armes hors de portée de la main. Cependant, grâce à des
éléments placés en protection, cette unité put réagir. Les fells ont
laissé seize morts sur le terrain et ont eu de nombreux blessés.
Quant au 3/65° R.A., il ne s’est pas couvert de gloire.
Le PC de Lamartine était posté près de l’oued Bouziane avec la section
canon et le commando.Des harkis viennent prévenir que des hommes de la
bande de Kobus marchent dans leur direction pour se rendre.
Effectivement, peu de temps après une quarantaine d’hommes s’approche
en progressant dans l’oued.
lls sont encore à cinq cents mètres lorsque le commandant Alizon
ordonne de tirer, le capitaine André P..., quant à lui, lance un appel
radio:
« Nous sommes encerclés !
Sous le feu, les types tournent les talons et disparaissent dans la nature, laissant sur le terrain um blessé à la cuisse...
Plusieurs mois après ces évènements, on put, par recoupements, préciser l’affaire Kobus avec ses tenants et ses aboutissants.
Par l’étendue du territoire qu’il contrôlait, par son influence sur la
population, par l’efficacité de ses actions militaires, Kobus posait de
réels problèmes au F.L.N. Peu à peu, des fellaghas firent semblant de
se rallier à Kobus, ou se laissèrent capturer sans résistance,
prétextant qu’ils étaient las de se battre dans les rangs de l’A.L.N.
En quelques mois, le F.L.N. avait sérieusement infiltré le maquis de
Kobus et persuadé une partie des soldats qu’ils faisaient fausse route,
que le communisme n’était pas le moteur de la rébellion, à tel point
que Abd el Majid, le bras droit de Kobus, ainsi que deux autres
responsables, Hamed et Aissa, se laissèrent endoctriner. Ils
contactèrent Si M’Hamed, le commissaire politique de la willaya 4, et
lui annoncèrent leur intention de déserter.
Si M’Hamed accepta le ralliement mais exigea, comme condition de leur pardon et preuve de leur bonne foi, la tête de Kobus.
Le 28 avril, quand Kobus entra dans son P.C, à peine avait-il franchi
le pas de la porte que Abd el Majid lui envoyait une balle de revolver
dans la tête.
Celle-ci fut tranchée à l’aide d’un couteau de boucher.
Les officiers félons rejoignirent le maquis, avec leurs hommes. Mais
plusieurs de ces derniers purent s’échapper et se rallier aux Français.
D’autres, jugés hostiles à l’esprit de la rébellion,s furent exécutés
par les fellaghas. Abd el Majid, lui même, reçut une balle dans la
nuque ainsi que vingt et un de ses officiers.
Les troupes de la force K, qui échappèrent à cette épuration sanglante, furent réparties dans les quatre zones de la wilaya.
Quelques jours plus tard, les autorités françaises recevaient un
paquet: il contenait la tête de Kobus, enveloppée dans un drapeau
tricolore…
.
.
Cette terrible histoire m’a été rapportée par le M.D.L. Jean Ailliot
qui, cinquante ans après, ne peut voir un homme pointer ne serait-ce
que l’index vers un camarade sans penser au drame de Gilbert Rogaume.
A quelque temps de là, je revenais d’une visite A.M. G. dans une
mechta du douar suivi de mon infirmier. Nous traversions un bosquet de
chênes verts quand mon regard fut attiré par un objet métallique à demi
caché sous une touffe de bruyère. En m’approchant, je m’aperçois qu’il
s’agit d’un petit obus à ailettes, vraisemblablement lancé par le
mortier du poste et qui n’avait pas éclaté. Je le mets dans la poche de
mon treillis et nous poursuivons notre route. Arrivé au poste, je me
dirige directement vers la popote car c’était l’heure du déjeuner. Le
capitaine était en train de déguster une anisette en compagnie des
aspirants. J’entre dans la pièce en brandissant en l’air et agitant ma
trouvaille : «Mon capitaine regardez ce que j’ai trouvé !» D’un seul
bond tout le monde se lève et reflue précipitamment dans le fond de la
pièce. Le capitaine d’une voix sèche :
«Posez ça tout de suite !»
Puis, avec précaution, il dévisse aussitôt la fusée.
On m’expliqua qu’un obus de mortier tiré et non explosé pouvait le faire à la suite d’un simple changement de position.
Le capitaine alla ensuite faire exploser l’engin en dehors du poste à
l’aide d’un détonateur. Le soir, il me prit à part et me dit :
«Toubib je crois qu’un jour j’écrirai un livre que j’intitulerai : «Mon toubib s’en va-t-en guerre».
Comme dans tous les postes du bled, les sanitaires étaient constitués
par des feuillées. C’étaient des tranchées de un mètre cinquante
environ de profondeur sur un mètre de large. Des planches, disposées en
travers à intervalles réguliers permettaient aux usagers de s’accroupir
au-dessus de la tranchée afin de s’exonérer. Le tout était entouré
d’une petite rambarde en tôle ondulée maintenue par des piquets. Dix
hommes pouvaient tenir côte à côte. On apportait souvent son journal et
on conversait amicalement.
Pour des raisons de prestige, le capitaine s’était fait creuser des
feuillées personnelles et lorsque son calot ou son chapeau de brousse
était posé sur un piquet, il était interdit de s’approcher à moins de
cinq mètres sous peine de très vives remontrances.
Régulièrement l’infirmier désinfectait l’endroit au grésil. Lorsque la
tranchée était pleine, on rebouchait et on en creusait une autre plus
loin.
Ce jour-là le deuxième classe C... était seul dans les feuillées. Le
temps de les boucher était imminent, car elles étaient remplies aux
trois quarts. Le soleil de l’après-midi caressait l’épiderme en partie
dénudé de C... d’une douce chaleur et il goûtait avec un certain
plaisir ce moment de détente.
Deux rafales de mitraillette rapprochées.
Il reconnaît la voix du maréchal des logis chef Lemenneur hurler :
« Alerte !... Alerte !
Troisième rafale.
Les feuillées se trouvent à vingt mètres du bâtiment le plus proche.
Voilà C... en terrain découvert entre le tir des assaillants et celui
de ses camarades.
Il n’hésite pas un seul instant, il saute dans la tranchée…
Peu après, maculé jusqu’à la ceinture, il apprendra furieux qu’il s’agissait d’un exercice d’alerte.
Le G.M.C. qui chaque semaine apporte le courrier vient de remettre au capitaine un colis qu’il attendait avec impatience.
C’est une méthode d’arabe par disques.
Le soir même, à la fin du dîner tous les aspirants, en rechignant plus ou moins ont droit à leur premier cours.
La méthode ne commence pas par un vocabulaire de haute fréquence qui
aura permis aux élèves de passer rapidement aux applications pratiques.
Les aspis répètent après le capitaine :
Bawwâb (concierge…) Il n’y avait pas foules de concierges dans les Beni Boudouane
Tâb (il s’est repenti)
Tubt Je me suis repenti)
Yetoub (il se repend).
Au bout de quinze jours de soirées assidues, l’ardeur des élèves
commençait à décliner lorsqu’une visite vint les libérer de ce pensum
quotidien. C’était deux infirmières algériennes de la S A.S. qui
étaient montées avec le camion de l’A.M.G. itinérante.
Le capitaine tout fier leur fit écouter les disques et à son grand
étonnement et désappointement, constata qu’elles avaient beaucoup de
mal à comprendre les phrases et la plupart des mots.
La méthode enseignait bien l’arabe, mais l’égyptien qui est assez
différent de l’algérien. Le capitaine très vexé arrêta là l’expérience.
En ce qui me concerne, je continuais à apprendre sur le terrain avec
mes malades et avec l’aide d’un manuel de l’armée très bien fait que
m’avait procuré un maréchal des logis.
J’en ai assez des montagnes qui se succèdent sans fin jusqu’à
l’horizon, assez des gourbis, assez de la guerre, assez de la
pacification, assez jusqu’à la nausée. Qu’est-ce que je peux bien
foutre dans ce coin perdu ?
Un livre complètement débile m’est tombé entre les mains : «Le club des
saucissonneurs». Cet après-midi pas de visite A.M.G. dans le douar,
j’irai plus tard, la semaine prochaine ou jamais. Pourquoi
risquerais-je de me faire trouer la peau ? de toute façon cette guerre,
on la perdra…
Je suis allongé sur mon lit avec mon bouquin... Les saucissonneurs ont
attrapé un type d’une bande rivale, ils lui enlèvent son pantalon et le
sodomisent avec un énorme «Jésus».
L’après-midi du lendemain se passe également sur mon lit avec «Le club
des saucissonneurs » Troisième jour : je reste allongé en fixant une
araignée pendue au plafond. Une mouche se prend dans la toile,
I’araignée se précipite et ficelle sa victime avec une vélocité
étonnante, puis revient se mettre en embuscade au-dessus du piège. On
frappe à la porte. C’est le capitaine :
«Toubib, si vous continuez comme cela, vous êtes foutu... Mais mon capitaine, tout va très bien.
Vous n’avez même plus le courage de mettre vos chaussettes, ce matin vous êtes venu à la popote pieds nus dans vos souliers...»
Le lendemain, après m’être convaincu que je vivais une aventure
passionnante, j’acceptais la suggestion du capitaine d’aller visiter la
famille d’Adjeres, un caporal harki dont la fille était malade et qui
habite à environ huit kilomètres du poste.
Je pars donc au début de la matinée escorté par l’aspirant
Decharttrete, le M.D.L. Jacques Leroy et quatre artilleurs dont mon
infirmier. Leroy me montre du doigt un point sur la carte d’état-major
au nord d’Abd el-Kader :
«La maison d’Adjeres
est exactement là à la cote 498»
Le temps est magnifique. Nous empruntons d’abord une piste puis un
chemin muletier qui traversent une forêt de pins d’Alep. A L’orée de la
forêt, le chemin surplombe sur trois kilomètres l’oued Tigzel dont le
fond est bordé de lauriers roses puis le quitte pour ascensionner les
pentes du djehel Zefour. Nous apercevons alors une dizaine de gourbis
qui s’étagent à cent ou deux cents mètres les uns des autres sur le
flanc de cette montagne dont le sommet culmine à sept cent neuf mètres.
Nous approchons des gourbis entourés de figuiers de barbarie, salués
par les aboiements des chiens. Le terrain est parsemé çà et là par des
arbustes épineux, des oliviers et des amandiers sauvages. Au loin des
petites gardiennes de chèvres aux blouses bleues ou orange gardent
leurs bêtes en chantant leurs couplets aux rythmes syncopés.
Nous avons crapahuté environ une heure et demie quand nous atteignons
la demeure d’Adjeres située au centre de ce village aux habitations
très disséminées, en contrebas d’une source appelée Sidi Moussa. Les
murs de son gourbi sont en pierre ce qui est un luxe dans les Beni
Boudouane. Adossé au bâtiment d’habitation, une étable abrite une
vache. Rien de très grave pour la fille d’Adjeres une enfant d’une
dizaine d’années, elle présente une diarrhée qui semble banale. Je suis
ensuite sollicité par un voisin qui me demande d’examiner son fils. Je
visite ainsi plusieurs gourbis. Les malades sont surtout des enfants :
plaies suppurant de longue date, dermatoses plus ou moins généralisées
et infectées, teignes tondantes, conjonctivites...
Pendant ce temps l’épouse d’Adjeres a préparé un excellent couscous à
base de mouton et très épicé. Nous le savourons assis par terre en
cercle à l’ombre d’un auvent en roseau. Ambiance joviale et détendue,
mais la maîtresse de maison ne se joint pas à nous et reste à
l’intérieur du gourbi. Il est quinze heures lorsque nous prenons congé.
Le crapahut du retour est pénible car la chaleur est écrasante. L’eau
tiède des gourdes a du mal à nous désaltérer.
A seize heures trente, nous franchissons la porte du poste. Une lettre m’attend. La vie est belle.
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VENDREDI 2 JANVIER 1959
Dans la matinée, deux fuyards sont capturés. Ce sont des civils.
Chèche blanc, manteau usé par-dessus une veste aux manches élimées,
sarrouel bleu délavé. lls ne portent pas d’armes. Le commandant les
fait interroger. Ils n’ont jamais vu de fellaghas... ils sont emmenés à
l’écart pour un interrogatoire plus poussé. Quand je les vois
réapparaître chancelants, ils ont des ecchymoses sur le visage, l’un
d’eux a le bord libre du pavillon de l’oreille en partie découpé. lls
n’ont donné aucun renseignement.
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Le commandant donne l’ordre de leur lier les mains derrière le
dos. Il faut repartir. La progression reprend colonne par un. Une
rafale de mitraillette. Les deux hommes viennent d’être exécutés.
Début d’après-midi, des coups de feu crépitent en avant de la colonne.
Cette fois-ci trois jeunes rebelles sont capturés, armés de fusils, ils
n’avaient, semble-t-il, plus de munitions. lls sont très jeunes, aux
alentours de vingt ans. Le crâne rasé, vêtus d’une chemise et d’un jean
bleus, djounoud ou moussebiline ? Leurs visages n’expriment ni peur ni
haine, mais une sereine indifférence.
Eux aussi ont été interrogés. Je ne puis affirmer s’ils ont été
torturés, toujours est-il qu’eux non plus n’ont donné aucun
renseignement.
Le commandant donne l’ordre de les exécuter. J’ai vainement tenté de le
faire revenir sur sa décision. Je lui ai évoqué la convention de Genève
sur le traitement des prisonniers de guerre.
Ces hommes, que nous venons de capturer, n’avaient pas d’uniformes mais
ils portaient leurs armes, ouvertement, ils devaient donc être
considérés comme des combattants...
Au milieu de l’après-midi, peu avant de quitter notre position, trois
rafales mettent un terme à la discussion. La marche reprend. Cent
mètres plus loin au fond d’une cuvette rocheuse, trois corps gisent
parmi les touffes de lentisques.
Je m’éloigne, alourdi du poids de toutes ces exécutions, que je n’avais
pas su empêcher. Quelques mois plus tard, Cerba dit Kadour, notre guide
arrêté pour avoir donné des renseignements aux rebelles, s’est suicidé
d’un coup de poignard dans le ventre.
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Lundi 5 janvier
Je retrouve la chaude ambiance de Moulay Abd El-Kader. Pas pour
longtemps, car cinq jours plus tard il faut repartir en opération.
Départ le matin de bonne heure. Des véhicules nous transportent sur la
piste de Rouina jusqu’à la limite entre les Beni Boudouane et le douar
Zeddine. De là nous continuons à pied. Une désagréable surprise, D... a
tout simplement oublié d’embarquer les boîtes de ration.
On envoie un SOS au PC. Notre état-major nous répond de nous débrouiller pour trouver de la nourriture sur place.
Nous n’avions pas la même expérience que les maquisards de la survie en
pleine nature : ceux-ci savaient reconnaître, comme le rapporte
l’ancien djoundi Rémy Madoui, les racines sauvages, les fruits, les
fleurs, les feuilles et les herbes comestibles capables d’assurer un
minimum vital quand les opérations militaires interdisaient tout
ravitaillement. Nous n’avons pas trouvé autre chose à nous mettre sous
la dent que des glands. On fit, donc, griller nos glands dans une
gamelle. Chaque gland tombe sur l’estomac comme un caillou... Mais
quand on a faim, on ne fait pas le difficile. Ce fut, donc, notre
régime pendant deux jours. Le troisième jour, nous avons rencontré
quelques moutons et avons pu améliorer le menu avec le foie grillé sur
une pierre plate placée devant les braises. La guerre transforme
facilement les soldats en pillards. Je me croyais un homme civilisé, eh
bien j’ai admis de plus en plus facilement ces tueries de moutons pour
en manger le foie. J’ai même été jusqu’à emmener en opération du sel et
du poivre pour épicer ces abats à la saveur très fade...
A quelque temps de là, ayant eu l’occasion de passer par Lamartine,
j’ai respectueusement fait remarquer au PC que les hommes n’auraient
pas été au mieux de leur forme en cas d’accrochage et qu’il eut été
facile de nous faire parvenir des boîtes de ration par hélicoptère. Le
commandant major, Georges Arnoux m’a répondu : «Ne vous inquiétez pas,
sous les balles des fells, ils auraient immédiatement trouvé l’énergie
nécessaire ! »
Ce commandant, rond comme une bille, devait peser au moins cent kilos et je ne l’ai jamais vu crapahuter dans le djebel.
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14 JANVIER 1959
A l’occasion de son entrée à l’Elysée, le général De Gaulle annonce plusieurs mesures de grâce :
- 180 condamnés à mort pour terrorisme sont graciés. Leur peine est commuée en travaux forcés à perpétuité.
- 7 000 prisonniers sont libérés.
- Messali Hadj, le fondateur du MTLD, en résidence surveillée à
Belle-lle-en-mer est autorisé à circuler librement sur le territoire
métropolitain.
Ces mesures sont mal accueillies par l’armée, scandalisent la
population européenne d’Algérie et inquiètent ceux des musulmans qui
ont choisi de combattre la rébellion aux côtés de la France.
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22 janvier
Opération dans le douar Tiberkanine qui limite au nord-ouest les Beni
Boudouane. Des renseignements nous avaient indiqué la présence d’un
responsable politique du FLN dans une mechta du douar.
Départ dans la nuit et arrivée sur place à l’aube. La mechta est en
terrain plat et nu, ce qui ne facilite pas son approche, car il faut
parcourir au moins quatre cents mètres à découvert avant de l’atteindre.
D… laisse une section en protection, à l’abri d’un talus avec un
fusil-mitrailleur. Il me dit de rester avec elle et se dirige avec les
autres sections déployées en tirailleur vers la mechta indiquée.
Ces quatre cents mètres me paraissent interminables. A tout moment je m’attends à voir nos artilleurs se faire allumer.
En fait, pas un seul coup de feu n’est tiré. Ils ne trouvent dans la
mechta que des femmes et des enfants. Ils ne peuvent rien en tirer.
Nous nous contentons au cours de cette opération, de laisser sur le
terrain des tracts sur la «Paix des braves». Un petit berger, qui nous
observe de loin, vient les ramasser dès que nous nous éloignons.
Le tract représente le général De Gaulle ouvrant les bras à un rebelle
qui tient dans sa main droite une feuille portant ces mots : «Ceci est
un laissez-passer».
Cette offre de «Paix des braves», jointe aux réformes engagées par le
gouvernement français eut un impact certain sur les combattants de
l’intérieur dont le moral était au plus bas. En effet, en ce début de
l’année 1959, la situation des maquis est assez critique.
Au cours de l’année 1958, l’ALN a subi des pertes sérieuses et si les
djounoud tués au combat sont généralement remplacés par de nouvelles
recrues, celles-ci, souvent très jeunes, ne sont pas encore aguerries.
Le bouclage des frontières est efficace à 95 % si bien que le
ravitaillement en armes et en munitions devient très difficile. Les
chefs de maquis sont contraints de fractionner les katibas en bandes
restreintes et évitent le plus possible l’accrochage avec les forces
françaises. A nouveau sont privilégiés les embuscades, les harcèlements
et les attentats. L’offre de «Paix des braves» trouve, donc, une
oreille complaisante chez plusieurs combattants.
Dans notre secteur, un responsable de la wilaya IV, Si Khaled, est
entré en contact par l’intermédiaire du bachagha Boualem avec un
officier de l’état-major du général Gracieux, le capitaine X... Pour
des raisons assez inexplicables, celui-ci n’aurait pas donné suite à
l’offre de reddition de la wilaya IV proposée par Si Khaled. Quant à ce
dernier, il fut arrêté par le FLN. Lié à un arbre dans une forêt de
l’Ouarsenis, il fut torturé et finit par avouer sa démarche auprès de
l’armée. On lui fit alors subir le supplice de l’hélicoptère : Corde
passée autour d’une branche, un bout attaché aux chevilles, l’autre aux
poignets, ventre faisant face au sol. Le supplicié est placé cinquante
centimètres au-dessus d’un brasier, puis on le fait tournoyer jusqu’à
ce que mort s’ensuive.
Le GPRA était opposé à la «Paix des braves». Il considérait qu’il
était trop tard pour les réformes et que toute solution dans le cadre
français était dépassée. Le seul but à atteindre était l’indépendance.
Juste le temps de souffler, la douzième batterie repart en opération
dans le Lyra. Cette fois-ci, c’est une opération de grande envergure
appuyée par l’aviation. On entend tirer un peu de tous les côtés. Le
premier jour, nous croisons un peloton du cinquième spahis. Les hommes,
tous musulmans, ont fière allure avec leurs turbans blancs et leurs
burnous rouges à revers blancs On se serait cru à l’époque de la
conquête, au temps des charges sabre au clair, à la suite de ce Yussuf
qui créa les premiers régiments de spahis et que les Arabo-Berbères
avaient sumommé «Cheik el Baroud», le seigneur du combat.
Grâce à leurs chevaux, ces spahis sont très rapides et les fellaghas
les craignent. Ils jouissent d’un grand prestige auprès des
populations. Cependant le peloton que nous venons de croiser, n’est pas
dans son jour de chance, une demi-heure plus tard il tombe dans une
embuscade qui lui coûte trois morts et deux blessés.
Le soir, jonction avec le PC de Lamartine. Nous campons sur le même
piton. Je m’installe à l’abri d’un rocher. Mon duvet est très chaud
mais il a l’inconvénient d’être bleu électrique et réfléchit les rayons
de la lune. C’est un cadeau de mon beau-père, il n’a pas pensé au
camouflage. Je suis obligé à chaque fois de placer dessus des feuilles
et des brindilles.
Milieu de la nuit : rafales d’armes automatiques. «Aux armes, aux armes ! » C’est la voix du commandant.
Les hommes enfilent en vitesse leurs rangers et sautent sur leurs armes.
C’est un groupe de fells qui passe près de notre position pour forcer
le bouclage. Echange de coups de feu, puis c’est à nouveau le silence
de la nuit.
Un djoundi a été tué au cours de ce bref engagement, mais ses camarades
ont emporté son arme. Deuxième jour d’opération. Nous trouvons un jeune
djoundi avec un pansement empesé qui lui prend la jambe et le pied
gauche. Il a une fracture du tibia. Ses camarades n’ayant pu l’emmener
l’ont laissé sur le terrain. Vingt ans environ, c’est un étudiant en
droit qui a rejoint le maquis après le démantèlement du FLN à Alger en
octobre 1957.
Il semble en avoir assez de la vie au maquis et répond sans difficulté
aux questions. Cette fois-ci, je réussis à obtenir un hélicoptère et le
fais évacuer sur Alger.
Les relations entre ces jeunes intellectuels et la masse des djounoud
formés de paysans souvent illettrés et aux mœurs rudes étaient souvent
difficiles.
Par ailleurs, les manœuvres d’intoxication montées par un officier de
renseignement, le capitaine Léger, avaient laissé croire aux chefs
rebelles l’existence de complots au sein des maquis. Amirouche, le
terrible chef de la wilaya III, s’était livré à des épurations
sanglantes. Si M’Hammed dans la wilaya IV, s’était laissé gagner par
cette hantise des complots et suspectait particulièrement les
intellectuels. C’est ainsi que notre prisonnier avait assisté aux
tortures et exécutions de plusieurs de ses camarades. C’est sans doute
pourquoi il paraissait tellement détendu en tombant entre nos mains.
Dans l’après-midi, nous croisons six cadavres de djounoud le long d’un
oued, certains ont la moitié du corps dans l’eau. Ils sont revêtus de
treillis kakis et chaussés de pataugas. Ils ont dû être tués par les
mitrailleuses des T6.
Les hommes remplissent leurs gourdes en amont des cadavres. En passant
près d’une des victimes, un artilleur courbé sous le poids de son sac
lance avec cynisme : «Toi au moins, tu te reposes…»
Retour d’opération : Là-bas sur la piste une jeep est en stationnement.
Ce sont les cuistots, Vidu et Curec, qui sont venus à notre avance avec
une cargaison de Pils. Les hommes s’agglutinent bientôt autour du
véhicule. Les capsules sautent et les artilleurs font couler à grandes
lampées la bière fraîche et mousseuse sur leur gosier en feu.
Je suis furieux. Barthélémy vient d’être muté à Lamartine. Il me faut
encore former un nouvel infirmier. Ma nouvelle recrue, Bernard, est
livreur dans le civil. Par bonheur, il se met rapidement au courant et
me seconda avec beaucoup de dévouement auprès de la population. Il
m’accompagnait dans toutes mes pérégrinations, toujours de bonne
humeur, sans jamais se plaindre. En opération et au cours des visites
AMG dans le douar, il ne quittait jamais son brassard de la Croix
Rouge, persuadé qu’il jouissait ainsi de l’immunité accordée au
personnel du service de santé par la convention de Genève.
Il n’avait pas complètement tort. Dès 1955 le FLN avait créé
officieusement et en toute illégalité le Croissant-Rouge Algérien,
équivalent de la Croix-Rouge dans les pays musulmans, ce qui impliquait
le respect des conventions de Genève. Les infirmiers de l’ALN portaient
eux aussi un brassard blanc avec l’emblème du Croissant-Rouge.
Par cette création, le FLN positionnait l’ALN comme une armée régulière
respectant les lois de la guerre. Par-là même, ils pouvaient
revendiquer en retour que leurs combattants tombés aux mains des
Français bénéficient du statut de prisonniers de guerre.
Indéniablement, l’ALN, dans plusieurs cas, a respecté ces conventions.
En revanche, nombreuses furent les atrocités infligées à certains
prisonniers et nul ne saura jamais dans quelles circonstances sont
morts les cinq cent quarante six disparus de la guerre d’Algérie. Parmi
ceux-ci : le médecin-lieutenant Claude Guillemot enlevé par les
rebelles en janvier 1956.
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Par Yves Sudry
22-09-2008
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La piste finissait aux pieds des hostiles djébels ,
Une aube sanguinolente enflammait l'horizon ,
Il y avaient là réunies , diverses garnisons ,
Rabatteurs de vingt ans à la chasse aux rebelles .
Nous étions fatigués , le froid était intense ,
Les ordres commandaient de nous mettre en ligne ,
Un soldat pres de moi me sourit et se signe ,
Tous ceux qui vont mourir te saluent douce France .
La journée s'avançait ,il était presque treize heures,
Le soleil implacable surchauffait tous les casques ,
Une grande lassitude se lisait sur nos masques ,
Et dans les yeux de certains se dessinait la peur .
En soulevant des branches qui génaient mon passage ,
Je l'ai vu , allongé , me visant de son arme
J'ai lu sa détermination , j'ai surtout vu ses larmes ,
Il s'agissait d'un gosse , il n'avait pas mon age .
Sans le vouloir , instinctivement , ma rafale est partie ,
Il n'a pas eu de chance , son arme s'est enraillée !...
Je le revois encore tout recroquevillé ,
Et ne me pardonne pas , de lui avoir oter la vie .
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Jean Rossin
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