.
Le Département d’État «parrain» des taliban
.
L’émergence en 1994 des « étudiants en religion », un nom générique
qui se traduit donc par le mot « taliban » en langue pachtoune, se
révèle indissociable des enjeux pétroliers et gaziers de la région. Ils
expliquent pourquoi plusieurs États ainsi que de grandes compagnies
pétrolières ont misé sur ce groupe de moines soldats, perçu comme le
seul capable d’instaurer un gouvernement fort, source de stabilité et
de sécurité.
Car un peu plus au nord, au-delà des montagnes afghanes, les riches
sous-sols du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et surtout du Kazakhstan
présentent un intérêt à condition de s’affranchir des contraintes
géographiques. Donc de transporter le pétrole et le gaz dont ils
regorgent en utilisant, par exemple, l’Afghanistan. Concrètement:
extraire et vendre ce pétrole et ce gaz suppose de les faire cheminer
soit par l’ouest, en leur faisant traverser la Russie ou l’Azerbaïdjan
avant d’atteindre la Turquie et un terminal en Méditerranée; soit par
le sud-ouest en passant par l’Iran; soit enfin par le sud en passant
par l’Afghanistan. Ainsi, le projet de pipeline Chardzhou (au
Turkménistan)-Gwadar (ville pakistanaise sur les rives du golfe
Persique) traverse l’Afghanistan de part en part et passe non loin de
la ville d’Herat. De la même manière, le projet de gazoduc entre
Daulatabad (terminal au Turkménistan reliant déjà d’autres
installations gazières de la région) et Multan (Pakistan) court à
travers les vallées afghanes, en passant notamment à proximité de
Kandahar. Pour de nombreuses compagnies pétrolières occidentales et
leur gouvernement, et d’abord pour les États-Unis, la solution afghane
présente un intérêt politique majeur. Elle constitue l’alternative
rêvée à des tracés flirtant avec la Russie ou pénétrant en Iran. Des
solutions qui supposent de négocier directement avec Moscou ou Téhéran,
en adoptant la position de « demandeur », un véritable cauchemar pour
Washington qui multiplie les initiatives pour contenir l’influence de
ces pays en Asie centrale.
Au sud-ouest de l’Afghanistan, la ville de Kandahar, jadis célèbre
pour son oasis, s’impose de nos jours comme le berceau du mouvement
taliban. Une cité très religieuse pour l’ethnie pachtoune qui domine le
pays, par opposition à Kaboul, centre administratif et commercial, plus
ouvert vers l’extérieur. Dès les premières heures de la résistance à
l’invasion soviétique, en 1979, c’est à Kandahar que se retrouvent
nombre de tribus dominées par des chefs musulmans déterminés à en
découdre avec l’armée rouge.
Après le départ des troupes du Kremlin, en 1989, la ville rassemble les
principaux chefs des différents mouvements pachtouns, lesquels prônent
un sunnisme plus radical que jamais. Car pour les moudjahidine qui
reviennent dans cette vallée du sud, la guérilla contre l’URSS
s’apparentait surtout à une guerre sainte menée au nom d’Allah.
L’argent et les conseillers militaires dépêchés par l’Arabie Saoudite y
ont amplement contribué (au premier rang desquels le jeune Ossama Bin
Laden, honorable correspondant du GID, les services secrets saoudiens).
Tandis que la guerre civile avec les autres ethnies s’étend à Kaboul et
aux villes du Nord, de nombreux guerriers pachtouns abandonnent pour un
temps le kalachnikov pour suivre des enseignements religieux dans des
écoles des environs. Soucieux de parfaire leur connaissance livresque
du Coran au lendemain du Djihad, ils s’inscrivent dans diverses
madrasas de la région de Kandahar. Or plusieurs d’entre elles
entretiennent des liens aussi bien spirituels que matériels avec la
puissante école coranique de Deobandi, située en Inde, et connue pour
ses positions très radicales et son prosélytisme en faveur d’un islam
pur (le culte des saints y est notamment proscrit).
Un jeune chef moudjahidin, Mohammed Omar, adhère à l’une d’elles.
Âgé de 27 ans en 1990, Omar bénéficie d’une certaine notoriété à son
retour. TI laisse l’image d’un héros de la lutte contre les
Soviétiques, familier des coups de main les plus audacieux et qui
n’hésite pas à payer de sa personne. Une bravoure qui lui a valu de
perdre l’œil droit, en 1989, après avoir essuyé un tir de roquette. Il
personnifie, avec d’autres, l’avenir du pouvoir afghan, dans un pays où
la direction des affaires reste interdite aux femmes et où de nombreux
chefs historiques ont péri à la guerre ou ont fui. Pour Omar, ces
années d’apprentissage du Coran s’inscrivent dans une suite naturelle.
Jusque-là tout son parcours de moudjahidin a été encadré par une
structure islamique forte; en l’occurrence le parti Hizb-I Islami du
chef Younis Khalis, dans lequel il s’est engagé pour partir combattre
dans les montagnes. Maintenant, il veut devenir un maître spirituel, et
abandonner ses habits, trop étroits à son goût, de simple chef de
guerre.
À ce stade de son parcours, plusieurs versions se mêlent, fruits des
légendes distillées à son endroit par la propagande taliban. «
Officiellement » donc: épris de pureté et de dévotion, entre 1992 et
1994 Mohammed Omar entreprend de défendre les pauvres de la vallée de
Kandahar et de combattre les patriarches des différentes tribus qui
mènent une vie contraire à l’Islam. En ce temps-là, il passe pour un
Robin des Bois local. Ici on raconte qu’il a abattu un chef dévoyé
sodomite, là on rapporte qu’il a égorgé un représentant des
moudjahidine dépravé -comme ce serait le cas dans le village de
Panjway. Rapidement, il devient le leader charismatique que tous les «
amis» de l’Afghanistan attendaient; c’est-à-dire ses voisins
pakistanais et quelques hommes d’affaires du secteur pétrolier.
Car au Pakistan, la situation afghane ne cesse d’inquiéter depuis le
déclenchement de la guerre civile, en 1989, après le départ des
Soviétiques. Depuis sa fondation en 1947, l’État pakistanais doit en
effet composer avec des crises diplomatiques endémiques avec son voisin
du sud, l’Inde. Régulièrement, les deux pays lancent des actions
militaires pour le contrôle de la province du Cachemire qu’ils se
disputent. Pour Islamabad, il est vital que son voisin du nord,
l’Afghanistan, reste entre les mains d’un gouvernement ami qui exerce
une réelle autorité; sous peine d’être étouffé entre deux zones
d’instabilité. Il en va des intérêts vitaux de la nation pakistanaise.
Dès lors, le soutien apporté aux taliban ne résulte plus que des
hasards des jeux d’alliance.
D’autres partis de la mosaïque afghane peuvent. Alors être choisis à
leur place. Mais les « étudiants en religion » rassemblent plusieurs
qualités, perçues comme éminemment stratégiques par leurs parrains. Au
Pakistan, le parti Jamiat Ulema Islami, qui joue un rôle clé au
Parlement, les range au nombre de leurs frères de religion, et
encourage les autorités à les épauler. Les services secrets pakistanais
de l’ISI les considèrent comme l’émanation la plus pure des
moudjahidine des années 80, qu’ils ont eux-mêmes formés, et sur
lesquels ils exercent toujours un contrôle, à la différence des autres
entités de la nation afghane qui marquent leurs distances. À Riyad, le
gouvernement saoudien du roi Fahd, principal financier de 1′ISI,
encourage ce mouvement. En coopération avec les États-Unis, l’Arabie
Saoudite a dépensé sans compter pour que l’Afghanistan ne tombe pas aux
mains des Soviétiques. Le chaos qui prévaut sur place entre 1989 et
1994 ne cesse de désespérer les dirigeants saoudiens; eux qui voyaient
en l’Afghanistan une nouvelle zone d’influence de cet islam pur, le
wahhabisme qu’ils s’attachent à défendre depuis si longtemps.
Des considérations plus terrestres abondent en outre en ce sens. L’Iran
chiite, frontalier de l’Afghanistan, ne cesse d’inquiéter les
dignitaires religieux saoudiens. À Riyad, ces suppliques émanant du
ministère des Cultes ne sauraient être ignorées par le roi et son
prince héritier. Si Téhéran venait à exercer son contrôle sur Kaboul,
c’est le verrou de l’Asie centrale que contrôleraient les frères
ennemis chiites.
Washington partage cette analyse. Depuis 1979 et la prise en otage
de l’ambassade américaine de Téhéran, le Département d’État a pour
principal objectif d’affaiblir la république islamique d’Iran. Dès
lors, pour les conseillers à la sécurité américains, promouvoir des
sunnites radicaux tels que les taliban revient à encercler, à contenir
la zone d’influence chiite dans cette partie du monde. D’autres
raisons, plus économiques, les conduisent à adopter une telle position.
Depuis 1991, diverses compagnies pétrolières américaines, dont Chevron,
prennent des positions importantes au Kazakhstan, au Turkménistan et au
Kirghizstan. Or, la Russie refuse de négocier une utilisation de ses
propres pipelines, sous forme de location, pour transporter ces
ressources énergétiques jusqu’à des terminaux.
Nous sommes en 1994, tous les éléments sont réunis pour transformer les taliban en pacificateurs tant attendus.
.
.
.
.
.
Les commentaires récents