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ARMES ET EXPLOSIFS POUR LES DICTATEURS
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- Je m'en doutais. Revenons dans le détail sur votre travail chez Thomson, vous voulez bien ?
- Oui, pourquoi pas ?
- Vous dites que vous avez fait jouer vos relations dans tous ces pays,
que vous avez renoué avec vos anciens élèves. Certains avaient grimpé
dans la hiérarchie militaire ou dans les services secrets ?
- Voilà, certains étaient même devenus tout simplement chefs des
Services spéciaux, notamment au Chili. C'est un bon exemple. Dans ces
années, nous avions, nous Thomson, un contentieux avec le Chili de
Pinochet, un contentieux qui s'éternisait et bloquait toute coopération
entre notre société et l'Etat chilien. Mon agent là-bas, Oscar Ahues,
était très valable. D'origine libanaise, c'était un très bon
catholique. Dans son grand bureau de Santiago, trônait une superbe
image de la Sainte Vierge. Il été surtout très copain avec Pinochet.
Pour vendre des armes, il lui arrivait de traiter directement avec lui.
Un jour, donc, il me téléphone : "Paul, tu devrais venir pour démêler
une histoire qui n'en finit pas. Je crois que toi seul peux leur faire
entendre raison, car le gars que tu auras en face de toi, tu le connais
bien, il était attaché militaire au Brésil en même temps que toi, c'est
le général Gordon." Je m'exclame . - "Et qu'est-ce qu'il fout, le
général Gordon, maintenant dans son pays ? - Il est chef de la région
militaire. - La région militaire ? Et alors, c'est un bidasse comme
les autres, qu'est-ce que j'en ai à faire ? - Tu ne comprends
décidément rien. Eh bien, c'est le titre qui camoufle les Services
spéciaux. Le général Gordon est le chef officieux des Services
spéciaux, la DINA."
- Sur quoi portait ce contentieux ?
- Le Chili avait commandé à Thomson Brandt la construction d'une usine
de nitroglycémie, il y avait quelques années, avant que je n'arrive
dans la boîte. Brandt avait étudié le coup et construit cette usine,
mais, c'est vrai, ils avaient mis le temps. Des années plus tard, donc,
les Chiliens ont décrété que Brandt leur devait de l'argent pour
compenser les retards. Ils voulaient en quelque sorte des indemnités.
Je crois que les bouleversements politiques du pays n'étaient pas
étrangers à ce temps perdu dans la construction. Une mission chilienne
avait été envoyée en Angleterre pour déterminer la somme due. Les
Chiliens voulaient une grosse somme qui correspondait aux intérêts de
ce qu'ils avaient payé avant que l'usine ne sorte de terre. Mon chef
Scotto est d'accord pour que je prenne en charge l'affaire. Je rends
donc visite aux juristes et aux conseillers financiers du groupe pour
discuter d'une solution.
- Le litige portait sur une somme importante ?
- Très importante. Un million de dollars de compensation...
- C'est beaucoup.
- C'était leur calcul. Les conseillers du groupe Thomson Brandt
voulaient engager un avocat international qui connaîtrait ces histoires
d'armement. Mais ils hésitaient, car cela faisait grimper sérieusement
la facture.
De mon côté, j'ai travaillé avec Oscar. Nous avons cherché la meilleure
tactique pour, évidemment, payer le moins possible : "Paul, tu as
étudié ta salade ? – Oui, j'ai étudié ma salade, je connais le dossier
sur le bout clés ongles." Le contrat avait été signé par l'un de mes
prédécesseurs chez Thomson, un dénommé Lévy-Jacquemin, je m'en souviens
parce qu'il était le beau-frère de Maurice Schumann, un grand
résistant, ministre du général de Gaulle.
- Et du côté chilien, qui l'avait signé ?
- C'était un général de brigade (lui était, à ce moment-là, directeur
du matériel militaire à l'état-major général de l'armée chilienne. Il
s'appelait Augusto Pinochet.
Oscar m'explique que Pinochet, devenu chef d'Etat, ne veut plus
s'occuper directement de ce genre d'histoire, mais il suit ce
contentieux quand même d'assez près, et il a confié sa résolution, non
pas aux militaires comme cela serait logique, mais à la DINA, ses
services spéciaux. "Paul, puisque tu es copain avec Gordon, tu viens à
Santiago et tu l'invites à déjeuner dans un bon restaurant que je
t'indiquerai. Mais blinde-toi, arrive avec des chiffres justes. Fais
attention où tu vas mettre les pieds.
- Pourquoi ?
- Parce que j'ai su incidemment par Pinochet lui-même qu'ils envisagent
la construction d'une autre usine d'explosifs, mais bien plus grande.
Si tu les fâches, tu seras Gros Jean comme devant. Si tu sais les
manœuvrer, comme je le pense, tu ramasses la mise. Fais gaffe, tu sais
qu'ils sont très fiers ; s'ils ont l'impression que tu veux les flouer,
tu perdras tout."
Les services juridiques de Thomson me donnent leur verdict. La
compensation que demandent les Chiliens est surévaluée, et de beaucoup.
Nous proposons quatre cent mille dollars. Je communique le chiffre à
Oscar - "J'ai calculé que vraiment ils demandaient trop. Je ne veux pas
t'ennuyer avec le détail de mes calculs, mais je trouve qu'ils
exagèrent, c'est presque le double d'un dédommagement ordinaire."
Oscar ne semble pas étonné. "Si tu veux bien, je vais donner ce chiffre à Gordon."
Quelques jours plus tard, je prends l'avion pour le Chili. Au jour et à
l'heure fixés, je me présente accompagné d'Oscar au restaurant, l'un
des plus chics de Santiago. Nous avons réservé une salle particulière.
Gordon est là. Il n'a pas changé. Mon ancien collègue et élève - car il
avait fait un stage ou deux à Manaus - est toujours mon ami. Il traîne
avec lui un officier, un lieutenant-colonel qu'il me présente comme
étant l'homme qui va étudier le contrat signé jadis entre Thomson et
Pinochet. Je ne comprends rien, je supposais que ce travail avait déjà
été fait.
Pendant les apéritifs et les hors-d'œuvre, nous évoquons quelques brefs
souvenirs, puis Umberto Gordon aborde le sujet qui nous préoccupe :
"Cette affaire traîne depuis trop longtemps. Un juriste de notre
ministère a épluché le contrat signé par ton prédécesseur chez Brandt.
Les clauses sont claires en ce qui concerne les délais de construction
de l'usine. J'ai par ailleurs une chronologie des travaux. Vous avez
perdu un temps fou. Nous ne voulons pas en savoir les raisons. C'est
votre problème. Je crois pour ma part, et cela reste entre nous, que
l'instabilité de notre régime politique ne vous incitait pas à activer
le programme. Passons. Maintenant, l'ordre règne chez nous. Notre
juriste a avancé le chiffre d'un million de dollars qui pourrait
compenser le préjudice- Ce juriste est un commandant de la direction du
matériel. Et, tu vois, lui, il se tourne vers l'homme assis à ses côtés
- il est lieutenant-colonel et il travaille auprès de moi. Il va donc
vérifier les comptes de son côté. Ce sera vite fait, je t'assure. Tu
travailles avec lui demain et nous nous retrouvons, Oscar, toi et moi,
le soir dans un autre restaurant. On essaiera de conclure.
- Pourquoi un autre restaurant ? Celui-ci est très bon.
- Pour varier les plaisirs, et si ça se passe bien demain soir, comme
nous le souhaitons tous, nous parlerons alors, peut-être, d'une
possible nouvelle commande."
Le lendemain à la première heure, j'ai, rendez-vous au siège de la DINA
avec le lieutenant-colonel. Je commence à comprendre ce que veut dire
cette comédie. Nous épluchons les contrats, les rangées de chiffres, la
chronologie des travaux. Le lieutenant colonel ne fait pas montre de la
moindre agressivité. Moi qui étais prêt à avaler des couleuvres pour
ménager la fierté de mes amis chiliens...
"J'ai revu vos comptes, j'ai lu aussi la petite note que vous avez
rédigée. Vous reconnaissez les faits, vous êtes donc d'accord pour
payer une compensation, mais pas aussi élevée que nous l'avions cru. Le
général Gordon vous donnera le chiffre que nous proposons, ce soir
quand vous dînerez avec lui." Le soir même, je suis attablé devant une
bonne bouteille de vin français avec Oscar et Gordon. Il n'y a pas une
ombre de suspense, car mon ami de la DINA va droit au but : "Nous
sommes arrivés an même résultat que toi, mais il y aura quelques frais,
es-tu d'accord ?"
J'ai compris et j'acquiesce de la tête. Autrement dit, j'ai fait
économiser six cent mille dollars à ThomsonBrandt, qui a payé aussitôt,
et nous avons obtenu presque immédiatement un nouveau marché.
- Qui portait sur quoi ?
- La construction de l'autre usine de nitroglycérine, celle dont Pinochet avait parlé à mon agent Oscar.
- Qui a été construite cette fois dans les délais.
- Oui.
- Mais dites-moi, nous avons oublié une chose, importante, le nerf de
la guerre dans les tractations de ce niveau : les pots-de-vin. Vous
avez bien sûr versé une commission au juriste ou/et à Gordon ?
- Pas un sou au juriste et à Gordon ; enfin, pas directement. Il y a eu
une commission versée à un intermédiaire chilien qui se trouvait en
Angleterre.
- Versée sur un compte dans une banque je suppose ?
- Oui.
- Et après ?
- Après, la commission est revenue tout naturellement au Chili.
- Pour qui ?
- Officiellement pour l'Etat. C'est ce que nous avions décidé avec Gordon lors de notre deuxième dîner.
- En fait, votre ami Gordon n'a pas touché de commission, mais c'est tout comme.
- Voilà. Vous avez compris. Quand j'ai fait mon compte-rendu en
rentrant aux Champs-Elysées (le siège de Thomson à Paris), on m'a dit
que j'étais un champion, car tous les cadres connaissaient ma mission.
Ce n'est pas rien de faire gagner six cent mille dollars à sa boîte.
Certains m'ont donc demandé si j'avais palpé quelque chose là-dessus.
D'abord, chez Thomson, nous n'étions pas à la commission. Ensuite, je
n'étais qu'un simple salarié qui touchait son chèque à la fin du mois.
Enfin, je n'ai jamais touché un kopeck de "com", durant toute ma
carrière, je vous l'assure.
- Vous êtes resté en relation avec Gordon ?
- Oui, de temps en temps, même quand il était patron de la DINA après
1980, mais je n'ai plus fait d'affaires avec lui. Il est mort d'un
cancer, je crois…
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M.B,
10-05-2008
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