Vu par Malek Bennabi
.
.
( I )
.
Lorsque nous parlons de la perception d’un individu par un autre, cela signifie que nous cherchons à comprendre la relation qu’il y a entre deux sujets d’étude. Cette mise en relation nous en dira autant sur la personne décrite ici que le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis, que sur celui décrivant cette personne, dans le cadre de cet article de Malek Bennabi.
.
En effet, celui qui décrit une personne et son action le fait en
fonction d’un regard singulier porteur de son identité individuelle
propre. Dans le regard de Malek Bennabi sur le cheikh Abd el-Hamid Ben
Badis, nous apprenons autant de choses sur le penseur algérien et sa
pensée que sur le président-fondateur de la l’Association des Oulémas
et chef de file du mouvement réformateur algérien.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est important de noter que les
deux personnages, étudiés ici, sont deux des plus grandes figures de
l’Islam de l’Algérie contemporaine. Le cheikh Abde el-Hamid Ben Badis
est la grande figure du mouvement réformateur en Algérie.
Il représente, à l’instar du cheikh Mohmmed Abduh en Egypte, le ‘alim
de formation classique s’engageant pour la promotion d’une réforme
culturelle et religieuse. Malek Bennabi, quant à lui, est la figure
même de l’intellectuel musulman connaissant à la fois les références
culturelles arabo-islamiques et la culture occidentale.
Cette double culture permit à l’intellectuel algérien de développer une
pensée singulière à la fois proche de celle du mouvement réformateur
algérien mais en même temps critique vis-à-vis de celui-ci.
Malek Bennabi était conscient qu’il était difficile pour lui de porter
un regard détaché, «neutre», sur l’action d’un homme qu’il avait admiré
et qui fut son contemporain. Il reconnaissait qu’il lui manquait le
recul du temps pour porter un regard global sur la pensée et l’œuvre du
cheikh Abd el-Hamid Ben Badis.
Selon le penseur algérien, «parler de Ben Badis alors que l’écho de sa
voix vibre encore à nos oreilles, alors que sa figure n’a pas encore
pris cette mobilité éternelle qui permet à l’historien de lire ses
traits définitifs, est une tâche quelque peu malaisée pour un homme de
cette génération. Il faudrait plus de recul. Ben Badis est encore trop
près de nous. Son nom nous impose d’abord une image familière de
l’homme que nous connaissons. Nous le voyons marcher de son pas menu
par les ruelles du Vieux Constantine, saluant ce groupe, s’arrêtant à
celui-ce pour demander des nouvelles d’un absent ou d’un malade».
Dans les écrits de Malek Bennabi se rapportant au cheikh Abd el-Hamid
Ben Badis, la question, pour l’auteur de «vocation de l’Islam», n’était
pas tant de présenter celui-ci dans les détails de son existence que de
tirer de la figure du cheikh ce qui pouvait servir à l’édification
culturelle, religieuse et même idéologique de ses contemporains.
Cette question était posée par le penseur algérien dans les premières
lignes du premier article qu’il consacra à Abd el-Hamid Ben Badis en
1953 : «Comment dégager une figure de Ben Badis qui soit valable pour
ses compatriotes qui l’ont connu et pour la postérité ?» «C’est
pourquoi, selon Malek Bennabi, Ben Badis ne doit pas, comme une figure
du passé, être relégué dans une galerie rétrospective. Sa présence
salvatrice parmi nous doit être comme elle l’était dans le combat
islahiste. La présente génération doit reprendre les tâches un peu
oubliées avec le même élan créateur de jadis.»
Dans cette perspective, Malek Bennabi a étudié la pensée et l’action du
fondateur de l’association des Oulémas d’abord dans le but d’inspirer
la pensée et l’action de ses contemporains.
Ainsi il affirmait : «Ce qui nous intéresse davantage, c’est le sens de
sa pensée, de son action dans le cadre social et politique qui se
transforme en fonction de cette pensée et cette action.» [5] Pour cela,
l’intellectuel algérien voulait «procéder un peu à la manière de A. J.
Toynbee en histoire générale, c’est-à-dire cerner du même trait les
causes historiques d’une époque et les effets qu’elles déterminent à
travers la pensée et l’action de ses contemporains».
Au milieu des ruines
Malek Bennabi qui fut, selon Anouar Abdel-Malek, «l’un des premiers
philosophes sociaux du monde arabe et afro-asiatique de notre temps»,
mit, dans tous ses écrits sur le cheikh Abd el-Hamid Ben Badis l’action
et la pensée de ce dernier en rapport avec le contexte social qui fut
le sien, c’est-à-dire celui de l’Algérie sous domination coloniale.
«Ben Badis, écrivait le penseur algérien, a vécu dans un cadre social
et politique qui a fourni assurément toutes les motivations qui l’ont
fait agir et penser comme il a agi et pensé. Sa personnalité, c’est le
prisme à plusieurs facettes qui réfléchit tous les aspects de ce milieu
où germent les idées qui vont le transformer.»
De fait, dans tous ses écrits sur Abd el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi
ne se contenta pas de faire le portrait du fondateur de l’Association
des Oulémas mais dressa un véritable «état des lieux» du monde dans
lequel évoluait le cheikh de Constantine.
Cet «état des lieux» du monde arabo-islamique en général et de
l’Algérie en particulier était sous-tendu par la recherche des causes
de l’origine de son asservissement. La décadence et sa conséquence la
colonisation furent sûrement l’une des origines des réflexions de Malek
Bennabi comme de nombreux autres intellectuels arabo-musulmans.
Pour ces hommes de foi et de culture, la domination européenne
provoqua une véritable «crise occidentale dans la pensée
arabo-islamique».
«Pourquoi sommes-nous dominés ?» ; «Qu’est-ce qui a provoqué notre
chute ?» ; «Où avons-nous failli ?» ; «Comment redresser la
situation ?» ; «Comment promouvoir une renaissance politique et
culturelle du monde arabo-islamique ?» Tels étaient les réflexions et
les questionnements des intellectuels arabo-musulmans de l’époque.
Pour Malek Bennabi, «le monde musulman émerge de l’ère post-Almohade
depuis le siècle dernier, sans toutefois retrouver encore son assiette.
Comme un cavalier qui a perdu l’étrier et ne parvient pas encore à le
reprendre, il cherche son nouvel équilibre. Sa déchéance séculaire, qui
l’avait condamné à l’inertie, à l’apathie, à l’impuissance, à la
colonisabilité, a conversé néanmoins ses valeurs plus ou moins
fossilisées».
L’efficacité de l’idée islamique, écrivait le penseur algérien, «ira
diminuant tout au long de l’ère post-almohadienne, jusqu’au moment où
sonnera l’heure du colonialisme dans le monde. Le contact brutal avec
la civilisation nouvelle a lieu pour la conscience musulmane dans les
pires conditions».
Selon Malek Bennabi, la crise du monde arabo-islamique en général et de
l’Algérie en particulier devait être comprise à deux niveaux
différents : premièrement, les causes internes de la décadence qui
avaient permis la domination par l’impérialisme ocidental et la
colonisation ; deuxièmement, l’action propre de la colonisation et de
l’impérialisme.
L’une des causes de la décadence interne du monde arabo-islamique, sur
laquelle Malek Bennabi insiste particulièrement dans ses écrits sur Abd
el-Hamid Ben Badis, était le mysticisme, le maraboutisme, qui avait
envahi toute la société maghrébine, maintenue dans un véritable état
léthargique depuis le fin de l’ère almohadienne.
Malek Bennabi ne condamnait pas la mystique en tant que telle mais les
dérives qui l’avaient transformée en un élixir permettant aux sociétés
musulmanes de ne pas affronter les réalités de leur propre défaillance
en se réfugiant dans un monde uniquement métaphysique. Le maraboutisme
était devenu dans ces conditions une sorte d’ «opium du peuple», pour
reprendre une formule devenue célèbre.
De fait, le mouvement islahiste algérien, et Abd el-Hamid Ben Badis à
sa tête, s’attacha à combattre avec vigueur le maraboutisme et ses
dérives.
Selon l’intellectuel algérien, «la pensée islahiste s’est traduite
surtout dans ce combat contre un mysticisme de Bas-Empire
post-almohadien […]. La civilisation musulmane avait perdu son essor
depuis longtemps.
La pensée mystique musulmane a subi le sort de toutes ses valeurs
culturelles, avant d’aboutir avec elle au naufrage où tout s’est
englouti, au cours des siècles post-almohadiens. Plus que toute autre
valeur, elle était exposée à la perte de ses prestiges dans cette
dégradation générale».
Pour Malek Bennabi, les dérives de la mystique musulmane étaient l’un
des symptômes les plus marquants du déclin du monde arabo-islamique.
«Il suffirait de situer la pensée mystique à deux époques, nous dit le
penseur algérien, pour sentir sa chute vertigineuse : l’époque où elle
était incarnée par un Hassan El Basriou un Soufyan Eth-Thouri et
l’époque où elle portera une livrée faite de mille pièces pour
mobiliser l’austérité du derviche ou du charlatan, aux yeux des foules
crédules rêvant d’un paradis à bon marché.
Au demeurant, la livrée rapiécée sera parfois même sur le dos d’un gai
luron comme ce muphti de l’Est européen qu’on voit avec son cafetan
symbole de pauvreté, hanter ces hôtels de luxe où descendent les
délégations qui viennent à des congrès islamiques, où après toute sa
bonne humeur vaut mieux que l’hypocrite bigoterie qui l’entoure.
La pensée mystique n’a pas subi d’ailleurs que ce travestissement vestimentaire risible mais innocent au cours des siècles.
D’autres travestissements l’ont déshonorée davantage quand elle fut
adoptée comme une fausse clef par ces sectes batinites ismaéliennes et
qarmates qui voulaient s’introduire dans la cité musulmane pour la
détruire. Et l’on peut se demander ce qu’elle fut réellement dans
l’attitude étrange d’un Halladj ou dans l’œuvre énigmatique d’un
Mohieddin Ibn Arabi ?
En tout cas, après avoir été l’emblème du sursum corda dans une société
tendue à la réalisation de l’idéal le plus élevé sur le plan spirituel
comme sur plan temporel, la pensée mystique devint le signe d’une
société dissoute qui n’avait plus la notion claire de sa place et de sa
mission sur terre.
Dans les siècles post-almohadiens, on devenait mystique par une sorte
de panique communiquée à l’âme par le naufrage d’une société qui était
à l’heure tragique du sauve-qui-peut.»
.
.
( II )
.
En plus des causes internes du déclin du monde
arabo-islamique, Malek Bennabi met en avant l’impact de la colonisation
sur l’environnement social dans lequel le cheikh Ben Badis a évolué.
Cet environnement marqué par la défaite et la soumission de l’Algérie à
la colonisation française fut, selon le penseur algérien, un facteur
décisif pour la formation intellectuelle et de l’engagement du cheikh
de Constantine.
.
Pour l’auteur de Vocation de l’Islam, le fait qu’Abd el-Hamid
Ben Badis vienne de cette ville, durement marquée par l’occupation
coloniale, n’était pas anodin. «On peut, écrit Malek Bennabi, alors
procéder le long de cette direction à quelques sondages de l’histoire
comme on procède pour dresser une carte géographique. Le premier
sondage doit se faire au niveau des causes qui ont déterminé la
vocation du cheikh. Aucune ville algérienne n’a gardé, comme
Constantine, avec la même intensité tragique, le souvenir de
l’installation du colonialisme dans ses murs.
Dans le Vieux Cirta, un monde détruit, mais dont les vestiges
prestigieux subsistaient dans les murs, les usages et parfois dans les
visages mêmes de ces lieux, n’a pas cessé de parler aux générations qui
s’y sont succédé jusqu’à celle de Ben Badis. Le nouvel ordre s’est
installé sur ces ruines et ces vestiges. Il faut imaginer ce que sera
le choc de cette génération constantinoise qui a vu la mosquée de Salah
Bey devenir la cathédrale de la ville…»
C’est dans le désastre de cette Algérie dégénérée par plusieurs siècles
de décadence et de soumission à la colonisation française, selon Malek
Bennabi, que l’on devait rechercher l’origine de l’action et de la
pensée du cheikh Adb el-Hamid Ben Badis ; action et pensée dont le but
était de relever ce pays humilié et meurtri par la colonisation. «Ben
Badis, affirmait l’intellectuel algérien, est venu au moment crucial
d’une débâcle sans nom. Il est tragique de naître et de méditer parmi
les ruines d’un monde anéanti qu’il faut reconstruire.» Malek Bennabi
poursuivait : «Ben Badis a médité sur le monde post-almohadien dans sa
cité natale au plus sombre de son histoire.
Avec quoi pouvait-il concevoir sa résurrection. La doctrine était
claire : ce qui constitue une nation, c’est la foi, la culture, la
fierté du passé. Tant qu’un peuple ne les a pas perdues, il est libre
même s’il est enchaîné. C’est ce qu’il écrit dans ses séances
d’édification «qui constituent la préface ou l’éditorial de chaque
numéro du Chihab».
Ici étaient résumés les thèmes que l’islah algérien défendit tout au
long de son histoire : défense de la foi islamique, de l’histoire et de
la culture comme fondement de l’identité nationale algérienne.
L’homme de l’islah algérien
Loin de condamner toute forme de mysticisme ou d’ascétisme, Malek
Bennabi saluait la profonde spiritualité du cheikh Abd el-Hamid Ben
Badis qui fut, pour le penseur algérien, le moteur de son engagement en
faveur du mouvement réformateur en Algérie : «Il était un croyant
fervent. C’est assurément ce trait-là qui est essentiel pour l’étude
d’une vocation qui marque, si puissamment, l’islahisme algérien.»
Pour Malek Bennabi, le cheikh Ben Badis était plus qu’un croyant
fervent. Il était un véritable mystique au sens le plus noble du
terme : «Dans le cours de sa vie et dans toutes les alternatives de
celle-ci, qu’il médite ou qu’il enseigne, qu’il parle ou qu’il écrive,
la figure de Ben Badis garde toujours un trait mystique. A la fin de sa
vie, c’est son trait essentiel sinon son unique trait. Pourtant, l’idée
de présenter un portrait de Ben Badis mystique serait accueillie plutôt
comme une originalité dans cette Algérie qui a mené, avec lui et
derrière lui, le combat de l’Islah.»
Ainsi, le penseur algérien précisait la portée du mysticisme du Cheikh
de Constantine : «Ben Badis n’a pas endossé la livrée rapiécée des faux
mystiques qui veut frapper l’imagination de ses contemporains. Il a
régénéré une authentique valeur culturelle islamique et l’a incarnée
non pas au-dessus de la mêlée mais au sein d’un combat. Depuis bien des
générations, une vocation mystique avait signifié une nouvelle rupture
au sein d’une société désintégrée, atomisée, réduite en individus.
Voici qu’elle reprend avec Ben Badis sa signification à l’époque de
Hassan El Basri quand le monde musulman était à l’apogée de sa grandeur
temporelle et spirituelle. La pensée mystique était en quelque sorte
reformulée dans le feu de l’action islahiste au sein d’une société qui
retrouvait peu à peu le sens de sa mission.»
En plus de sa fervente croyance et de son mysticisme, Malek Bennabi
replaçait l’action du cheikh Constantinois dans le grand mouvement de
réforme de la salafiyyah qui avait émergé dans le monde musulman au
XIXe siècle, grâce à l’action de Djamal ed-Din al-Afghani.
Pour le penseur algérien, le cheikh Ben Badis fut le grand
introducteur de la pensée de la salafiyyah, née au Machrek, en
Algérie : «Le vénérable cheikh était revenu, un peu avant la guerre de
1914, de l’Université d’El-Azhar où il avait brillamment achevé ses
études commencées à la Zitouna. Or, la vieille et prestigieuse
institution égyptienne venait elle-même de subir des transformations
radicales pour l’époque sous la direction de son recteur cheikh Abdou
et sous l’influence de Djamal Ed-Din El Afghani. Si bien que lorsque
Ben Badis arrivait, il pouvait y trouver les éléments idéologiques de
sa vocation.» Tout en replaçant l’action du cheikh Abd el-Hamid Ben
Badis dans la dynamique de la salafiyyah qui touchait l’ensemble du
monde musulman, Malek Bennabi mettait en avant les sources
spécifiquement algériennes ou maghrébines de la pensée et de l’action
du fondateur de l’association des Oulémas. Peu étudiées, ces sources
spécifiques de la pensée du cheikh Ben Badis étaient, pour Malek
Bennabi, à l’origine de la spécificité de l’islah algérien. Selon
l’intellectuel algérien, «un autre détail biographique pourrait
suggérer une autre réponse. Le cheikh Ben Badis était, on le sait,
constantinois. Mais on sait aussi que Constantine avait été, vers les
années 1895-1900, le centre d’action «islahiste», avant la lettre,
grâce à deux personnages dont nous avions évoqué seulement les noms :
cheikh Ben Mehanna et cheikh Abd El Kader Madjawi. On est donc fondé à
se demander si cette action n’avait pas servi de prémices à l’islahisme
proprement dit, soit directement par les propres idées de Ben Badis,
soit indirectement dans l’ambiance où il avait grandi. Cela nous
mettrait en présence d’une source proprement nord-africaine de tout le
mouvement réformateur en Algérie.» Contre certaines tendances
islamiques qui refusaient de prendre en compte les spécificités
culturelles, sociales et historiques de chaque pays musulman, Malek
Bennabi affirmait, en historicisant la pensée babisienne, les
spécificités de l’islah algérien. Pour lui, l’islah en Algérie avait
pris une couleur, une texture, propre et singulière correspondant à
l’identité et à l’histoire particulière de son pays. Il répondait aussi
à des questions liées à la conjoncture sociale particulière de
l’Algérie sous domination française depuis 1830.
Cet islah algérien était le résultat du mariage fécond entre le grand
mouvement réformateur de le salafiyyah, initié par Djamal ed-Din
al-Afghani, et du mouvement de réforme spécifique à l’Algérie, lancé
par les cheikhs Mehanna et Abd el-Kader Madjawi. Ainsi, Malek Bennabi
affirmait : «L’islahisme a pu aussi, il est vrai, par l’intermédiaire
de Ben Badis, avoir sa source à la fois au Caire et à Constantine. Et
pour notre part, nous croyons qu’il s’agit d’une synthèse.»
Cette synthèse, de la salafiyyah et du mouvement réformateur
spécifiquement algérien, ne s’est pas uniquement effectuée dans un but
intellectuel mais déboucha sur un engagement concret du fondateur de
l’association des Oulémas au service d’une action de réforme culturelle
et religieuse. L’engagement, mu par la foi, du cheikh Abd el-Hamid Ben
Badis revêtait une importance particulière pour Malek Bennabi. Celui-ci
chercha toute sa vie, non à réapprendre la croyance islamique aux
musulmans, mais à ce que cette croyance retrouve, ce qu’il appelait,
une efficacité, c’est-à-dire que la foi islamique fut le moteur d’une
action politique, sociale et culturelle permettant le redressement du
monde musulman. Contre une attitude quiétiste, Malek Bennabi voulait
redonner à l’Islam sa force mobilisatrice dans une perspective
immanente. De fait, la figure du cheikh Ben Badis en tant qu’homme
d’action était capitale pour le penseur algérien.
Ainsi, il affirmait : «Nous céderions volontiers à la sollicitation de
suivre ses pas. D’abord à son petit bureau de la rue Arbain-Chérif où
il va rédiger son éditorial. Voici qu’il relève la tête pour écouter ce
visiteur, venu de l’intérieur, lui apporter des nouvelles sur la marche
de islah dans le pays. Il donnera des instructions à ce collaborateur
sur le tirage du numéro du Chihab en cours d’impression. Il ira
probablement donner ensuite son cours à ses élèves, à cette génération
formée à son école et qui compte notamment le poète Hamma El Aïd.
Il ira tout à l’heure encore à ce cercle des fidèles de son cours
public, à la petite mosquée de Sidi Kammouch ou de Djemaâ Lakhdar.
C’est son groupe d’Ansar, son état-major avec lequel il dresse les
plans de l’action islahiste et réunit ses moyens. Nous le suivrions
volontiers dans cet itinéraire quotidien auquel chaque jour ajoute une
variété de péripéties nouvelles, parfois extraordinaires, quand il
sera, par exemple, l’objet d’une tentative d’assassinat à la porte de
son domicile, de la part d’un fanatique exalté ou d’un simple assassin
à gages, on se demande encore.» Dans les multiples activités d’Abd
el-Hamid Ben Badis, Malek Bennabi insistait sur son engagement dans la
lutte idéologico-culturelle pour la défense de l’identité algérienne
contre les partisans de l’assimilation et de la soumission au
colonialisme français.
Face à ces figures de la «politique politicienne», la «boulitique»
selon la terminologie algérienne, le fondateur de l’Association des
Oulémas représentait, pour le penseur algérien, l’homme qui défendait
une véritable idée, celle de l’identité arabo-islamique de l’Algérie.
Poursuivant l’idée du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis selon laquelle un
peuple est libre même s’il est enchaîné à condition qu’il n’ait pas
perdu la foi, la culture et la fierté de son passé, Malek Bennabi
affirmait : «Un peuple peut être libre même s’il est enchaîné, c’est
irrationnel. Ce n’est pas le langage de la raison à cette époque où
tout le monde était raisonnable et sage et où l’on se faisait Voix des
Humbles ou Voix Indigènes (32) pour parler à son maître. Quel défi
c’était à la face des ces «zaïms» réunis alors en fédération à
Constantine (33) d’où ils adressaient héroïquement de temps à autre
«une protestation énergique» contre l’inconduite d’un administrateur.
Il faut avoir des idées bien claires sur les origines et le
développement des sociétés pour comprendre la force propulsive d’un tel
défi et sa vertu rédemptrice. C’était le moment de «A Dieu va» quand
l’âme algérienne, échouée fort longtemps sur des rivages silencieux,
reprenait le flot comme une voile déployée dans laquelle soufflait le
destin. Il n’était pas entré, en effet, dans la lutte avec les réserves
et les calculs d’un «zaïm» mais avec le don total de soi et la ferveur
d’un mystique».
Même s’il avait un profond respect pour l’action du cheikh Ben Badis,
Malek Bennabi n’en avait pas moins un regard critique sur l’engagement
politique de l’Association des Oulémas et de son fondateur. Le penseur
algérien dénonçait l’alliance des Oulémas avec les partisans de
l’assimilation au sein du Congrès musulman algérien qui défendaient le
rattachement de l’Algérie à la France, en 1936. Le Congrès approuva le
projet Blum-Violette, prévoyant d’octroyer des droits politiques de
citoyens français à environ vingt mille Algériens parmi les élites.
L’alliance de l’Association du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis et avec
les assimilationnistes au sein du Congrès musulman était due, pour
Malek Bennabi, aux faiblesses idéologiques des Oulémas qui entraînèrent
leur fourvoiement dans une politique de compromission avec le
colonialisme.
Selon le penseur algérien, «l’islah tint encore entre ses mains le sort
de la renaissance en mettant à son service les ressources de l’âme
musulmane tirée de sa torpeur. C’était son moment privilégié où le
rapport idée-personne était au profit de l’idée islahiste qui connut
son moment d’Archimède, son apothéose dans le Congrès musulman
algérien, en 1936. Ce triomphe était-il définitif ? Il eût fallu que
les Oulémas n’eussent pas dans leur univers culturel une cause
perturbatrice du rapport idée-personne susceptible de la transformer de
nouveau en rapport idée-idole.
Or, les Oulémas portaient en eux un complexe d’infériorité vis-à-vis
des intellectomanes politiciens qu’ils jugeaient comme leurs
protecteurs. En fait, ils n’étaient pas eux-mêmes suffisamment
immunisés pour ne pas permettre le retour offensif de l’idole déguisée
en «zaïm» faiseur de miracles politiques et, avec lui, le retour de
l’amulette sous la forme du bulletin de vote et le retour des kermesses
maraboutiques sous la forme de zerdas électorales auxquelles eux-mêmes
convièrent le peuple à sacrifier. Les Oulémas ont eu le vertige des
hauteurs sur cette cime où ils avaient porté l’islah, en fondant le
congrès musulman algérien en 1936. Le rapport idée-personne a échappé
de leurs mains de cette hauteur pour tomber dans le bourbier politique
où l’idole a remplacé l’idée. L’islah traîna alors dans le ruisseau où
coulait le champagne des festins électoraux mêlé parfois au sang pur du
peuple versé pour des causes impures bien des fois.»
Au-delà de ces errements politiques, pour le penseur algérien, les
multiples aspects de l’engagement du cheikh Abd el-Hamid Ben Badis
étaient dus à l’environnement social dans lequel il évoluait. Celui-ci,
ravagé par plusieurs siècles de décadence et soumis à près d’un siècle
de colonisation française, nécessitait l’engagement total d’hommes,
afin de redresser l’Algérie. Cette vision correspond aux idées de Malek
Bennabi qui postulait que l’intellectuel arabo-musulman devait lutter
sur tous les fronts, culturels, politiques, idéologiques, pour refuser
sa condition d’être marginal et demeurer lui-même. Selon Malek Bennabi,
«la polyvalence de son rôle en est une conséquence. C’est le polémiste
caustique, le croyant qui croit en la mission historique de sa
religion, c’est le mystique qui demeure cependant fidèle à la plus
stricte orthodoxie, c’est le pédagogue qui forme une génération
d’intellectuels, le journaliste qui dirige et rédige le Chihab,
l’érudit qui a le courage d’entreprendre la correction et la réédition
du livre d’Abou Bakr Ibn El Arabi : «Awacim min el kawacim. Il est même
à son temps perdu, le poète qui mettra sur les lèvres de la jeune
génération les strophes du premier hymne national. C’est tout cela Ben
Badis et plus encore.»
.
.
.
Youssef Girard
20-05-2008
.
.
.
.
Les commentaires récents