L'histoire de l'émigration des Algériens au Canada (Marion Camarasa)
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Quand les hommes vivront d'amour...
quelques jalons sur l'histoire
de l'émigration des
Algériens au Canada.
Marion CAMARASA
"Quand les hommes
vivront d'amour, il n'y aura plus de misère, et commenceront les beaux
jours, mais nous, nous serons morts mon frère" . Ces paroles célèbres sont issues de la chanson québécoise de
Raymond Lévesque, qui écrivit cette œuvre en s'inspirant des malheurs
causés par la guerre d'Algérie. Elle fut un succès populaire et peu de
gens se doutent en écoutant cette mélodie qu'elle y fait allusion. Au
Québec, lorsque Raymond Lévesque y retourne en 1958, la population
s'intéresse d'avantage à ce conflit de décolonisation et la chanson
revêt souvent une autre signification qu'en France ou de par le monde.
Ainsi l'Algérie et le Québec partagent une mémoire commune qui a permis
tout au long des années d'après guerre de forger une relation
privilégiée entre ces deux gouvernements.
La communauté algérienne installée au
Québec est fille de l'histoire algérienne. Elle ne peut se comprendre
qu'en appréhendant les soubresauts de la politique algérienne depuis
l'Indépendance et leurs conséquences économiques. Cet article tente de
mettre en lumière les principales caractéristiques et les enjeux que
soulève cette émigration atypique à bien des égards au Québec.
L'Algérie de 1962 est un pays à
façonner. Toutefois, malgré ce rêve en marche, l'émigration qui a
débuté au tournant du XIXème siècle, ne cesse d'évoluer et va même
progresser, se dirigeant traditionnellement vers la France. Elle
poursuit son installation, tout en restant cependant accrochée à l'idée
d'un possible retour en Algérie.
L'arrêt de l'émigration en 1973 par Houari Boumédiène et la politique
du regroupement familial, instaurée en 1974 par la France, modifia peu
à peu son visage qui, d'immigration de travail passa à une immigration
de peuplement.
Toutefois, cette émigration vers l'ancienne
métropole est régie par des accords bilatéraux, avantageux pour les
Algériens, entraînant alors la constitution d'une forte communauté,
comptant au début des années 1980 près de 600 000 personnes. Cependant,
on voit poindre le début d'un phénomène qui prit de l'ampleur dans les
années 1990 : le départ vers le Québec. Ces flux migratoires sont le
résultat de la dégradation progressive des conditions de vie et la
détérioration du climat politique en Algérie. Le besoin de partir, de
tenter de construire une vie meilleure à l'étranger devient le
leitmotiv des ces Algériens, cadres, universitaires ou étudiants qui
n'entrevoient plus de perspectives d'avenir dans leur pays d'origine.
L'émigration politique vers le Canada n'aura pas lieu, les liens
privilégiés avec la France seront toujours prépondérants dans ce
domaine. L'évolution de l'histoire algérienne de ces quarante dernières
années symbolise alors ces vagues migratoires successives.
L'arrivée en 1988 d'une ouverture
démocratique (cependant bien vite refermée) n'a pas apporté une
amélioration des conditions de vies bien au contraire, elle marque,
avec la montée des violences islamistes, le début d'un phénomène
migratoire sans précédent. La jeunesse algérienne ne rêve plus alors
que de partir pour l'étranger et tout est bon pour réussir. La rumeur,
immortalisée par Fellag dans l'un de ses spectacles, d'un bateau
australien venant chercher des candidats à l'exil symbolise cette
détresse morale et matérielle. Le Canada et surtout le Québec vont
devenir cet "Eldorado à la sauce francophone" dont rêve tant les
Algériens.
Canada terre d’immigration
Le Canada est l'un des pays symbole
d'immigration, à l'image de son voisin américain. Il s'est ainsi
construit, chassant les Indiens de leurs territoires et accueillant des
vagues migratoires de plusieurs nationalités venant s'ajouter aux
premiers colons, francophones et anglophones. Ce pays du nord a su,
tout au long de la seconde moitié du XXème siècle se fabriquer une
image lisse et policée. Monarchie parlementaire (la Reine d’Angleterre
est reine du Canada, représentée par un gouverneur général,
actuellement Mme Michaëlle Jean), le Canada n’a rapatrié sa
constitution qu’en 1982, ne s’est doté d’un drapeau (l’unifolié) qu’en
1965. En 1931, par le Statut de Westminster, il devient pays à part
entière et s’émancipe de la Grande Bretagne en restant membre du
Commonwealth. Cette affirmation nationale se double d’une expansion
économique et est la source des dissensions et des fissures du
fédéralisme canadien.
Ainsi dès les années 1960, le Québec –
jusqu’alors on parlait de Canadien-Français – revendique sa spécificité
et la "Révolution tranquille" voit naître le concept du Québécois et du
nationalisme moderne. Cette nouvelle théorie, portée par le parti de
René Lévesque , revendique la spécificité du Québec, dans ou hors du
Canada. Il promulgue, en 1977, la loi 101 protégeant le français dans
la Belle Province . Le premier référendum sur la
souveraineté-association organisé le 20 mai 1980 est rejeté par plus de
60% des Québécois. Des tentatives de réformes du système fédéral sont
entreprises au cours des années 1980 et 1990, mais se heurtent toujours
au refus de certaines provinces et même, comme en 1992, sont rejetées
par référendum par le peuple canadien . En 1995 (le 30 octobre) le
référendum sur la libre-association présenté par le Parti Québécois
(PQ) est rejeté par une très faible majorité de Québécois (50,6% pour
le Non et 49,4% pour le Oui) et démontre ainsi la très fragile
constitution du système fédéral canadien.
Le
Canada n’a cependant pas cessé d’être, au même titre que les Etats-Unis
ou l’Australie un "pays de rêve" pour l’immigration. Jean-Claude
Redonnet, ancien conseiller culturel auprès de l’Ambassade de France au
Canada, présente ainsi ce vaste pays dans l’introduction de son ouvrage
Le Canada : "Le Canada s’est forgé au cours des ans une
réputation de sûreté et de responsabilité. Célébré comme terre
d’accueil, il s’est vu également reconnaître les mérites d’honnête
courtier de la paix et de serviteur du développement grâce à ses
interventions dans le monde, sous ses propres couleurs ou celles des
Nations Unies. […] Né de la colonisation et du peuplement, fondé par
deux peuples rivaux, il se veut et se proclame autre et sait cultiver
la différence, autre trait de son identité. Américain sans être à
l’image des Etats-Unis d’Amérique, francophone sans être français,
universaliste sans être dogmatique ni dominateur, le Canada se place à
part dans le monde et prétend, dans un même temps, refléter le monde
qui l’entoure. Champion de l’environnement et des ressources naturelles
de la planète, avocat des droits de la personne et des communautés, il
se présente comme un pays à découvrir ou à redécouvrir dans sa
complexité géographique et dans sa richesse humaine, dans les
contradictions internes de sa société, transcendées par une simplicité
et un bon vouloir naturels".
Ainsi le Canada se revendique comme
une terre d’immigration et menant une politique sélective de
peuplement, accueillant de nombreux migrants chaque année, contingentés
pour les besoins du pays. C'est pour ses besoins économiques et
démographiques que le Québec va ainsi faire venir ces Algériens,
francophones, éduqués et offrant une perspective démographique que le
Québec estime indispensable à son maintien dans l'ensemble canadien.
Les échanges économiques et diplomatiques relancés depuis le début des
années 1980 ne peuvent qu'encourager cette migration méditerranéenne
sur les rives du Saint Laurent. En effet, de nombreuses ententes sont
signées, notamment dans le domaine de l'éducation et les relations
d'affaires s'intensifient avec les investissements québécois symbolisés
par la société SNC-Lavalin, fer de lance des entreprises québécoises en
Algérie.
communauté algérienne au Canada
La communauté algérienne a débuté son
installation avant l'Indépendance. Toutefois, il s'agit de quelques
dizaines d'individus seulement dont nous ne savons pas beaucoup de
choses. En 1962 il n'y avait au Canada que quelques centaines
d'Algériens : le ministère des Communautés Culturelles et de
l’Immigration québécois propose le chiffre de 400 personnes dans un
opuscule consacré aux différentes communautés culturelles du Québec
pour la communauté algérienne d'avant 1961. Cette émigration originaire
des pays arabes s’inscrit dans une vague d’immigration de toute
évidence bien restreinte au Canada, dès la fin de la seconde guerre
mondiale. L'émigration algérienne est extrêmement faible eu égard à
l'importance des arrivées au Canada. Mais elle représente une évolution
spectaculaire sur ces quarante dernières années et sans commune mesure
avec l'augmentation de la population canadienne pour la même période.
La
communauté algérienne s'est développée dans un rapport de 100, tandis
que le Canada n'a accru sa population que dans un rapport de 1,8. À
titre d’exemple, pour la période 1976-1980, la population d’émigrés
algériens au Québec est très faible par rapport à l’ensemble de
l’immigration de la province et infime sur l’ensemble du Canada. Ainsi
de 1976 à 1980, le Québec a accueilli 83 582 ressortissants étrangers
qui se sont installés et le Canada a absorbé quant à lui 456 455
nouveaux immigrants. Les Algériens émigrés étaient 285.
Durant
ces vingt années, le nombre d'arrivées ne dépasse pas les 100 par an et
plafonne entre 3 et 80. Nous pouvons retracer cette lente émigration
par le biais des chiffres de Statistique Canada. Ainsi cette population
a fait halte dans les proportions d'un tiers en France avant d'émigrer
vers le Canada. Certains résidaient en Belgique, en Grande-Bretagne ou
bien en Suisse ou encore en Italie, d'autres au Japon, au Danemark, au
Liban, en Allemagne, aux Pays Bas, en Suède, en Espagne, au Brésil ou
bien aux Antilles, mais dans un ordre de grandeur ultra minoritaire.
En effet cela concerne pour chaque pays une dizaine de personnes. Il
est également intéressant de souligner la venue au Canada, d'Algériens
ayant résidés en Israël durant la décennie 1970. Il s'agit sans aucun
doute de personnes de confession juive, des Sépharades.
La décennie 1980 peut se lire à la
manière d’une courbe exponentielle. En effet, l’accélération des
entrées est progressive mais relativement basse dans la première moitié
des années 1980 et s’accentue fortement par la suite. De 1981 à 1985,
on compte 290 immigrés algériens entrant au Québec, alors que de 1986 à
1990, leur nombre s’élève à 1 180. Lors du recensement de 1986, le
Ministère des Communautés Culturelles et de l’Immigration fait état de
2 110 ressortissants algériens installés au Canada.
La politique d'immigration de la
province de Québec, durant les années 1980, a enclenché un tournant,
tant par les moyens de sélection mis en œuvre que par la sélection
elle-même. Le gouvernement a souhaité mettre à l'épreuve la nouvelle
entente signée avec Ottawa pour diversifier davantage ses aires
culturelles de recrutement.
Cette demande accentuée, dès la fin des
années 1980, est en corrélation directe avec la dégradation des
conditions de vie et du climat sécuritaire en Algérie. Octobre 1988 et
les événements sanglants qui y font référence ont entraîné un
bouleversement et une augmentation marquée des départs vers le Canada.
C'est le début d'une deuxième vague migratoire bien plus considérable
et plus diversifiée que la première, tant sur le plan quantitatif que
sur le plan de la nature de l'émigration. Au cours de l'année 1988, 236
Algériens ont obtenu le droit de résidence permanente au Canada, tandis
que l'année suivante, ce chiffre s'élève à 437. 1990 voit s'accroître
l'arrivée d'Algériens (491), chiffre qui ne faiblira plus durant toute
cette décennie. Cette nette évolution se ressent à travers plusieurs
facteurs et va alors entraîner une politique
de recrutement de plus en plus massive de la part des instances
québécoises. Le Canada devient ainsi, à partir de la fin des années
1980, une destination de plus en plus prisée pour les Algériens de tous
bords politiques, des islamistes aux démocrates, en passant par les
sans opinions, les familles ou les hommes non accompagnés. Cette
émigration, toujours composée d'élites, se modifie peu à peu en gardant
toutefois ses caractéristiques fondamentales. [photo : Mustapha Kerouch, arrivé au Canada avec ses parents en 1995 -
Cette crise incontestable de la nation
algérienne a entraîné le départ de près d'un million de personnes selon
les chiffres de la presse quotidienne du pays. Ils sont peut être
exagérés, mais il est avéré que l'Algérie a connu une hémorragie
manifeste d'une très grande partie de ses élites durant cette période.
Presque 40 000 personnes (sans compter les clandestins) ont alors
émigré au Canada ayant eu la chance d'être retenus à titre de résident
permanent. L'évolution est constante durant ces dix ans et Immigration
Canada à la demande des Services Immigration du Québec et du
gouvernement québécois, a augmenté le recrutement de cette population.
Francophone et éduquée, elle répondait aux critères québécois.
De 1992 à 1996, 5 256 Algériens ont été
reçus officiellement par le Canada, ce qui représente à peu près
l'équivalent de 30 ans d'immigration pour cette communauté. La période
ultérieure connaît une augmentation encore plus significative avec près
de 14 500 résidents permanents reçus par le Canada. Ces six années
correspondent à l'instauration par les autorités fédérales du moratoire
sur les expulsions ayant offert la possibilité à de nombreux Algériens
de s'installer au Canada. L'Algérie est devenue un pays de recrutement
en expansion sans bien sûr qu'il puisse être comparé à des pays
fournisseurs comme la Chine notamment. Cependant les événements du 11
septembre 2001 et leurs conséquences ont entraîné une dégradation de
l'image des pays où la religion musulmane est très fortement implantée
et des pays stigmatisés par le discours sécuritaire canadien. Aux yeux
de la population canadienne et québécoise, le rejet de cette
immigration en est d'autant plus marqué. Toutefois, cette immigration,
après avoir atteint un seuil de stabilité autour de 3 000 à 4 000
Algériens par an, ne peut que devenir et pour plusieurs années une
source de recrutement intensif d'immigrants pour la province de Québec.
fête de l'indépendance de l'Algérie, Montréal, 2002 (source)
L'implantation géographique de cette
population, est dans des proportions bien plus importantes encore que
la plupart des communautés au Canada, installée au Québec. Concentrée
sur l'île de Montréal et sa proche banlieue elle est le fruit de la
nature francophone et francophile de ces Algériens. Toutefois, la
rencontre entre l'idée que se font les Algériens de la culture
francophone québécoise et la réalité dans la société d'accueil amène
nombre d'entre eux à modifier leur perception sur la nature française
de cette province. Ils pensaient trouver une sorte de francité et
d'Amérique française mais doivent se plonger dans une francophonie
d'Amérique à bien des égards différentes de leurs idéalisations de
départ. L'accroissement de la communauté algérienne durant la période
1996-2001 ne se conjugue pas avec une implantation régionale forte,
bien au contraire. Le renforcement de l'attraction montréalaise et de
son marché de l'emploi coïncide avec l'évolution de la nature de
l'émigration algérienne au Québec. Les régions n'apportent pas à ces
néo-québécois les conditions favorables d'une insertion sur le marché
de l'emploi, capital pour une "intégration".
Avec l'afflux de la seconde moitié des
années 1990, l'implantation géographique change également et l'attrait
de la région montréalaise se transforme en attirance irrésistible. Cela
traduit peut être aussi des changements perceptibles dans la société
québécoise tout entière avec la désertification des régions rurales au
profit de la métropole économique, Montréal. Cette tendance s'accentue
au fil des ans et peut provoquer à plus ou moins long terme, des
disparités et un dépeuplement de certaines contrées. De toute évidence,
les politiques, développées par les autorités québécoises,
d'incitations pour les immigrants à s'installer en province ne portent
pas encore leurs fruits. Les Algériens qui, durant les premières
décennies, s'installaient pour une petite partie hors de Montréal, ont
alors modifié leurs stratégies et tendent à ressembler ainsi à
l'immense majorité des immigrants au Québec qui se rassemblent à plus
de 85 % à Montréal.
Montréal (Canada)
les Algériens, dans leur grande majorité,
restent au Québec
La mobilité géographique au Canada est
assez importante du fait des migrations inter provinciales. Toutefois,
les Algériens restent dans leur grande majorité au Québec. On retrouve
une toute petite communauté en Colombie Britannique où le climat est
plus doux ainsi qu'en Ontario, province la plus riche du pays. Cette
tendance à la concentration s'accentue avec le temps du fait de
l'arrivée d'Algériens qui s'installent là où la communauté est la plus
présente. L'activité pétrolière qui a été intensifiée en Alberta ces
dernières années a offert la possibilité aux Algériens de trouver des
débouchés professionnels dans cette branche de l'industrie
pétrochimique et une petite communauté est en train de s'organiser à
Calgary, avec quelques milliers de personnes.
Algériens de Calgary, province d'Alberta (source)
Cette timide diversification de
l'implantation géographique s'explique pour une large part par la
difficulté à s'intégrer dans le marché du travail, au niveau des
compétences acquises par l'immigrant. Ainsi les Algériens, spécialistes
et diplômés dans les hydrocarbures, peuvent facilement trouver des
débouchés en Alberta. Le boom économique lié à l'exploitation des
sables bitumineux aidant, cela attire alors une population en quête
d'insertion professionnelle. Cette nouvelle tendance migratoire de la
communauté algérienne au Canada est cependant sans commune mesure avec
le monde québécois. Elle apparaît pourtant comme une orientation à ne
pas négliger dans les prochaines études sur cette émigration car elle
symbolise dans des proportions toutes relatives une part de l'échec de
la politique d'intégration du Québec en matière d'immigration.
Dès les années 1960 et ce phénomène ira
en s'accentuant, vont se créer des associations à buts variés
symboliques de cette émigration éclatée. Cette proto-communauté est
tout de même déjà marquée par la caractéristique principale de
l'Algérie et de son émigration : la fragmentation et la division. Ainsi
cette mosaïque
d'opinions se traduit par des dissensions fortes et l'accentuation des
clivages idéologiques entre "berbéristes" et "non berbéristes",
démocrates et islamistes, FLNistes et anti-FLN entre autres. La
politique et les choix de société (démocratique ou religieuse si l'on
veut tirer à grand traits les différenciations essentielles) engendrent
la reproduction du modèle sociétal algérien où les relations
personnelles, les liens familiaux et régionaux, les structures presque
tribales parfois, se poursuivent et même dans certains cas
s'accentuent. (source photo)
L'émigration algérienne est multiple
dès les premières années d'installation et la dynamique de cette
proto-communauté est incarnée par le monde kabyle algérien. Ce sont les
premiers à développer un petit système associatif à Montréal. Ils
souhaitent faire vivre la culture berbère dans l'émigration, afin de
dynamiser la langue et la perpétuation de cette civilisation. La montée
de l'islamisme et de son cortège de violences et d'interdits, durant la
fin des années 1980, va peu à peu modifier le paysage associatif de
l'émigration. Ce phénomène s'inscrit dans l'accroissement et la
modification de la nature de la population migrante en provenance
d'Algérie. Les centres d'intérêts se diversifient et apparaît parfois,
pour ces nouveaux émigrés, un sentiment de joie mêlé à de la
culpabilité d'avoir laissé famille, amis, dans l'enfer de la violence.
Le besoin d'aider, de réagir, de ne pas rester sans rien faire, génère
alors la création d'associations d'entraide pour les Algériens. (Ce
sentiment se reproduira au sein de la société kabyle du Canada lors des
évènements du Printemps Noir en 2001.) Les réactions sont diverses, et
là encore, la multiplication des initiatives et la fragmentation du
mouvement de solidarité sont à relever.
Association des Algériens de Calgary (source)
Pas moins de neuf associations ont vu
le jour pour porter secours et assistance aux Algériens restés au pays.
Certaines furent très actives mais éphémères, n'arrivant par à
surmonter les dissensions de fonctionnement, de conscience idéologique
et de personnes. Cependant ce phénomène de soutien a apporté une
visibilité de la communauté algérienne dans la société d'accueil et un
intérêt différent porté sur elle par les élites politiques et
militantes du Québec. Cette émigration des années 1990 s'implique alors
dans les mouvements de solidarité et investit le champs des
associations communautaires pour prendre part, et de manière très
dévouée pour certains, aux actions politico-humanitaires. L'exemple le
plus marquant et typique de ce nouveau phénomène est la création du
Comité Québec-Algérie. Des personnalités syndicales, politiques,
artistiques, des professions libérales ont alors pesé de tout leur
poids pour sensibiliser la population québécoise au drame algérien.
Ce
tournant idéologique a été capital dans la perception des Algériens par
les Québécois. L'accentuation du sensationnel, la mise en scène par la
presse des actions islamistes, ainsi que la découverte des réseaux
terroristes et l'exploitation policière et médiatique qui en ont été
faites, ont transformé l'image stéréotypée de l'Algéro-Québécois en un
supposé terroriste pour une grande partie de la population. Ce
sentiment s'est notamment développé avec la deuxième vague importante
d'émigration algérienne essentiellement composée de jeunes hommes
durant la décennie 1990-2000. Ainsi la sensibilisation de l'opinion
publique québécoise s'est réalisée dans une double perspective,
(volontaire ou non, nous ne nous prononcerons pas sur la question).
Cette implication d'une partie des élites a offert un dynamisme nouveau
dans le
mouvement associatif algérien : de confidentiel qu'il était dans les
années 1970-1980, il a réussi à percer le rideau médiatique et à
obtenir un soutien capital à la cause algérienne.
La politisation de la crise algérienne
au sein de l'émigration n'a pas contribué à souder la communauté, mais
à la fragmenter et à apporter la suspicion. Les associations ont
cependant œuvré durant cette décennie noire à l'accueil des réfugiés, à
la mise en place des organisations et à l'élaboration au sein de
l'émigration algérienne, de l'idée première de structuration
communautaire. Les années 2000 n'ont pas vu se concrétiser cette
aspiration mais connaissent cependant une volonté d'organisation tant
par les autorités consulaires que par les membres de l'émigration
eux-mêmes. Le foisonnement associatif de ces dernières années démontre
cette tendance, mais également ce morcellement. Même les associations
berbères se multiplient et n'arrivent pas à unir leur voix, tant sur
des questions culturelles, que politiques. Ce mouvement associatif est
le reflet de cette émigration algérienne, éclatée, politisée, fortement
identifiée culturellement et gardant des liens émotionnels très fort
avec son pays d'origine.
Les difficultés d'insertion
professionnelle durant la décennie 1990 ont engendré des rancœurs à
l'égard de la société d'accueil. Ainsi, recrutés pour leurs
compétences, ces émigrés, à leur arrivée, ne se voient pas reconnaître
la valeur de leurs diplômes. Les ordres professionnels se ferment à
leurs demandes et nombre de ces personnes sont alors obligées de
travailler dans un domaine largement différent. Montréal est la ville
qui possède les chauffeurs de taxis les plus instruits et les plus
diplômés au monde. Cette réalité mine les immigrants, car l'insertion
dans la société d'accueil passe immanquablement par une insertion
professionnelle réussie. Elle engendre également des dissensions dans
le couple car très souvent l'homme se retrouvant au chômage, la femme
s'émancipe et tente de faire vivre la famille en occupant des emplois
tels que caissières… Cette situation provoque des frustrations et se
termine souvent par un divorce. D'autres
facteurs viennent parfois aggraver ce changement de vie. Le premier
hiver est redouté mais très souvent perçu comme exotique, la magie de
la neige, le tourbillon des flocons dans les tempêtes, tout apparaît
assez nouveau, assez changeant.
Cependant, les autres hivers
sont alors beaucoup plus compliqués à supporter, l'effet de surprise
est parti et ne reste que le froid et beaucoup d'inconvénients ; le
manque de soleil et le plafond nuageux quasiment quotidien éloignent
davantage des rives méditerranéennes. Plusieurs Algériens nous ont dit,
qu'ils ne pensaient pas, en ayant choisi le Québec découvrir une
société complètement américanisée. Ils s'imaginaient qu'ils pourraient
trouver quelques traces bien solides de la culture européenne et
notamment française. Ils souhaitaient faire vivre une sorte de petite
francophonie. La société québécoise est d'abord et avant tout une
société nord-américaine, qu'on qualifiera de francophone et non une
Amérique française. Cette distinction sémantique n'avait pas été perçue
dans la traduction sociétale de ces émigrés. Leur surprise en fut
d'autant plus importante. Les valeurs nord-américaines, construites
autour de l'individualisme et du profit marquent profondément les
relations humaines. Bien que se voulant "les plus latins des
nord-américains", les Québécois ont adopté ce mode de gestion des
relations humaines. L'omniprésence de l'argent, de sa valeur, du
travail, transposent au second plan les valeurs humanistes et
épicuriennes qui font défaut à la société québécoise. Les amitiés
québécoises sont très difficiles à lier, le travail se substituant à
beaucoup de choses.
Les Algériens sont alors assez étonnés
et observent ces comportements avec l'œil du Huron. L'arrivée dans une
grande ville telle que Montréal conduit effectivement à des changements
importants ; et la perte des repères traditionnels s'exprime parfois
par un certain vague à l'âme. La famille constitue un des piliers de
l'identité algérienne, elle est construite autour d'une famille élargie
à plusieurs générations et les liens de parenté se traduisent par des
liens de solidarité très prononcés. L'émigré s'arrache alors à cet
environnement familial et nombreux sont ceux qui ont tendance à vouloir
reconstituer ce réseau en parrainant, en aidant et en faisant venir
certains membres de leurs familles.
Algériens de Calgary (source)
La société québécoise renvoie une image
assez repliée sur elle-même et l'emploi du "nous" est en cela
significatif. Nous avons eu plusieurs conversations avec des immigrants
montréalais et le sentiment général reste très souvent le même. "Le
sentiment que porte sur nous la société sera toujours celui d'un
immigrant, nous ne faisons pas partie pour eux du "nous québécois", le
"nous" des "francophones pure laine"". Qu'on soit ingénieur, homme
politique ou simple ouvrier, cette impression traverse les classes
sociales. Elle se double parfois de la sensation d'un racisme latent,
non affirmé et revendiqué, mais bel et bien existant. L'immense émotion
qu'ont soulevé au Québec les événements autour des accommodements
raisonnables en témoigne. Cette commission, sillonnant la province pour
recueillir l'avis des habitants sur la question de l'immigration et de
l'identité québécoise donne lieu à des débordements verbaux très
violents qui ne sont pas finalement si étonnant dans cette société
cloisonnée.
Les Québécois "de souche", surtout ceux vivants en
dehors de Montréal, se sont sentis petit à petit dépossédés de leur
identité et de toute leur histoire, faite pour une grande part de
résistance aux anglophones. Certains immigrants, usant des politiques
mises à leur disposition, ont ainsi revendiqué des droits (tels que des
principes religieux) mettant en cause la liberté commune. Les Québécois
ont alors la sensation d'être les oubliés de leur propre histoire et
amorcent un repli identitaire et culturel sur eux-mêmes qui se traduit
aujourd'hui par les propositions et les discours recueillis auprès de
la population, dans la commission Bouchard-Taylor, sur les
accommodements raisonnables. Cette question identitaire cruciale pour
l'avenir du Québec mériterait d'associer l'ensemble de la population,
ainsi que d'élaborer des réflexions politiques et culturelles sur
l'avenir du Québec. Il serait alors souhaitable pour une meilleure
compréhension mutuelle de se replonger dans l'histoire de ce pays et de
ces immigrants ce qui apporterait une mise en perspective historique
bénéfique à la construction de la nation québécoise.
Cette recherche identitaire, où se
mêlent regrets et espoirs déçus pour les uns, où les racines profondes
des individus ne coïncident pas avec les principes affichés pour les
autres, après avoir été transcendée, devrait aboutir à une cohésion
inter ethnique favorisant l'intégration de tous les immigrants.
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Marion Camarasa
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Quand les hommes vivront d'amour...
Vous avez le choix
bonne écoute !
Plusieurs chanteurs en France :
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Céline Dion - Quand les hommes vivront d'amour - Live :
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Confidences d’un blédard de Montréal
C’était
il y a quelques semaines, à Montréal, rue Saint-Denis, non loin d’un
bistrot appelé « Les Gâteries », ce qui fait sourire les Parisiens à
l’esprit taquin... De gros nuages blancs s’étaient réinstallés
au-dessus de l’île, annonçant de nouvelles chutes de neige. J’ai hésité
à héler le taxi, une grosse berline japonaise qui m’a parue un peu trop
brinquebalante, mais j’étais pressé, obligé d’aller du plateau
Mont-Royal à l’autre bout de la ville. Après le bonjour et l’annonce de
la destination, petit regard latéral, juste à l’arrière de la tête
grisonnante du conducteur. Un badge glissé dans un étui en ferraille,
un nom bien de chez nous.
Présentations réciproques et presque
immédiatement, vinrent les propos au sujet du bled. J’ai expliqué que
j’arrivais d’un peu plus au nord qu’Alger. J’ai récité de mémoire les
titres du Quotidien d’Oran de la veille, nous avons parlé des attentats
de décembre dernier puis j’ai évoqué la révision annoncée de la
Constitution et la perspective d’un troisième mandat présidentiel.
Silence du taxieur, soupirs puis confessions irritées.
« Ça fait
dix ans que je suis ici, a lancé l’homme en se retournant un peu,
dévoilant un visage rugueux et un front traversé par plusieurs sillons.
Et ça fait huit ans que je fais le taxi. Mon seul regret, c’est de ne
pas avoir préparé mon arrivée. Pour le reste, je n’ai rien à me
reprocher. Ici, je ne suis personne mais ce n’est pas gênant parce que
ça ne m’empêche pas de vivre comme j’ai envie de le faire, vous
comprenez ? »
Quand on parle de l’immigration au Québec et des
obstacles que rencontrent ceux qui s’y installent, notamment quand ils
sont originaires du Maghreb, on évoque leurs difficultés à trouver un
emploi à la hauteur de leurs compétences. Pourtant, le chômage y est au
plus bas depuis trente ans et les employeurs ne cessent de se plaindre
des problèmes qu’ils ont à recruter. La raison de ce décalage réside,
entre autres, dans le refus de certains ordres professionnels de
reconnaître des équivalences aux diplômes étrangers. Du coup, il n’est
pas rare que l’on dise au journaliste dubitatif et sur ses gardes qu’il
est fréquent de tomber sur un chauffeur de taxi maghrébin dont le
véritable métier est architecte, médecin ou comptable.
J’ai
constaté que cette affirmation n’est ni un cliché ni une légende
urbaine. Ce jour-là, mon conducteur n’était pas le premier d’une longue
liste d’Algériens obligés de tenir le volant pour vivre. Au pays, du
côté de Sétif, il était professeur de philosophie dans un lycée. « J’ai
cru qu’il me serait facile de m’adapter, m’a-t-il précisé. C’est de ma
faute, j’aurais dû mieux me renseigner, mieux réfléchir. Mais, à
l’époque, je savais à peine qu’internet existait. Au début, j’avais un
peu honte vis-à-vis des gens de chez nous. J’avais peur qu’on se moque
de moi en disant ‘il est parti pour faire le taxi’ mais, aujourd’hui,
moi qui n’ai jamais eu droit à un logement en Algérie, j’ai une maison
à deux étages et j’emmène ma famille en vacances tous les étés aux
Etats-Unis ».
En bout de course, j’ai demandé à cet homme son
téléphone et nous nous sommes retrouvés le lendemain au café Cherrier,
un endroit branché du quartier du plateau. J’avais envie de l’entendre
parler, non pas du pays mais de celui qui l’avait accueilli. A
l’extérieur, pendant que nous devisions autour de deux macchiato, de
gros flocons s’abattaient sur le sol boueux. C’était à la tombée du
jour, l’heure où le décalage horaire est le plus difficile à supporter.
Je
lui ai demandé si lui aussi était « tanné » de cette hiver historique
où il est tombé plus de cinq cents centimètres de neige sur le Québec.
Il a éclaté de rire en secouant la tête. « Je ne suis pas encore un
vrai Québécois, m’a-t-il dit. Ici, dès la mi-janvier, les gens
fatiguent et commencent à rêver du soleil et de leurs vacances de
printemps à Cuba ou en Jamaïque. Moi, j’aime cet hiver. Il me faudrait
plus d’une nuit de veille pour vous le raconter. Je pourrais vous
parler de la manière dont il creuse la peau ou de comment il peut
rendre fou quelqu’un qui le sous-estimerait mais le plus important
c’est de vous dire que le grand froid n’est supportable que parce qu’il
nous rend tous égaux. Il n’y a pas de piston possible, de « ma’rifa »
ou de général pour faire face à ce qui nous vient de la nature ».
Il
m’a parlé ensuite de ses collègues algériens bien incapables de
s’entendre et de se regrouper en lobby dans un pays qui, pourtant,
n’interdit pas le communautarisme même si le Québec préfère parler
d’interculturalisme. Il m’a raconté les aventures d’un certain Fateh de
Tizi-Ouzou, qui, à peine arrivé, est parti s’installer dans l’extrême
nord, « pour être sûr de ne pas rencontrer des gens de chez nous ».
Après plusieurs années d’isolement volontaire, l’homme serait en train
de redescendre par paliers vers le Sud « mais il ne viendra jamais à
Montréal, on est trop nombreux ».
Il m’a beaucoup parlé des
Algériens. Pas de tous, mais de ceux dont l’activité préférée est de
parler sur le mode nostalgique du bled tout en passant leur temps à
débiner leur nouvelle terre. De ceux qui ont transformé la rue
Jean-Talon et ses alentours en petit Barbès d’Amérique du Nord. Cafés
aux couleurs de la JSK ou du Mouloudia d’Alger, passeport canadien dans
la poche, allocation chômage dans l’autre et fins de mois arrondies
grâce au travail au noir et au « bebsbess », mot qui désigne non pas
notre bon vieux fenouil - qui lorsqu’il est cuit en gratin peut parfois
se transformer en matériau de construction - mais le « Bien-être social
» qui correspond à l’aide versée par le Québec à ses ressortissants les
plus démunis.
« Quand je suis au volant et que je repense à mes
ambitions de jeunesse, je me console en me disant que je fais ça pour
mes enfants, a-t-il ajouté d’un ton grave. Il y a quelque chose en moi
qui m’oblige à leur interdire d’aller traîner du côté de la rue
Jean-Talon. Mais en même temps, je me rends compte que ce n’est pas
aussi simple que ça et que des choses de l’extérieur peuvent les
pousser à y aller ». Il n’a rien dit de plus sur le sujet et je n’avais
pas envie d’insister. A l’extérieur, l’hiver continuait de triompher et
j’ai soudain réalisé que j’étais à des distances sidérales de chez moi.
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par Akram Belkaïd
sur le Quotidien d'Oran du 10-4-08.
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