Pierre, sang, papier ou cendre
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Ce roman de Maïssa Bey met en scène l’histoire de la colonisation d’une
manière inédite, entre la tragédie grecque, le reportage historique, le
pamphlet et la geste populaire. Deux personnages dominent ce
réquisitoire au style consommé : Madame Lafrance, capable des pires
horreurs sous couvert de belles idées, et l’Enfant, portant son regard
nu sur le fracassement de son univers. C’est l’histoire de ce regard
que relate admirablement l’écrivaine.
Elle avance. Droite, fière, toute de morgue et d’insolence, vêtue de
probité candide et de lin blanc, elle avance. C’est elle, c’est bien
elle, reconnaissable en ses atours. Tout autour d’elle, on s’écarte. On
s’incline. On fait la révérence. Elle avance, madame Lafrance. Sur des
chemins pavés de mensonges et de serments violés, elle avance. C’est
elle, c’est bien elle, dans l’habileté de ses détours, dans l’arrogance
de ses discours. Claquez pavillons ! Aux armes, citoyens ! Formez les
bataillons, en rangs serrés ! Tous derrière elle ! Et vous, peuplades
barbares, écartez-vous, prosternez-vous ! Déposez à ses pieds tributs
et actes d’allégeance ! Que nul maraud n’ait l’audace de se dresser sur
son chemin : elle avance ! (…)
Caché dans une anfractuosité
de la roche, à l’abri derrière un nid de broussailles, l’enfant
s’efforce de ne pas bouger. Il est à présent cerné par la nuit. Au cœur
des ténèbres, la plainte des chacals ne cesse que pour mieux reprendre.
Ils sont là, tout près, à l’affût. Ils sont des centaines, peut-être
des milliers, dont le jappement aigu transperce la nuit, de part en
part. De leurs yeux jaunes et luisants, ils scrutent les ténèbres pour
y repérer quelque proie ou encore une charogne. Quittant leurs gîtes,
ils sont arrivés très vite, avant même que la nuit ait pris ses
quartiers sur ces quelques arpents de terre, abusés sans doute par les
fumées noires et denses qui oblitéraient le jour.
Cerné par
la meute, l’enfant n’a même plus la force d’avoir peur. Bien
qu’éteintes depuis la tombée du jour, les flammes dansent encore devant
ses yeux rougis par la fumée. Tel un nuage de poussière impalpable et
délétère, l’odeur âcre partout répandue l’enveloppe tout entier. À
l’orée du jour précédent, des hommes en armes ont émergé des collines.
Le piétinement de leurs chevaux était si puissant que la terre en était
ébranlée.
Un jour de juin — juin est décidément propice aux
conquérants — de l’an mil huit cent quarante-cinq, dans le fracas des
armes et le tumulte des mêlées, la mort est venue, richement harnachée,
portant drapeaux et suivie de cent clairons sonnant des tintamarres.
C’est ainsi que l’enfant l’a vu arriver.
À présent, il
compte. Il nomme un à un tous ceux qui désormais n’entendront plus ses
appels, ne prononceront plus son nom et bientôt ne seront plus que des
ombres peuplant sa mémoire. Il doit, il doit invoquer un à un les
suppliciés. Et en les nommant, les forcer à exister encore un peu, car
bientôt ils seront oubliés par l’histoire. Mais en cet instant, leurs
cendres sont encore chaudes. Encore frémissantes.
Les hommes
d’abord. Le père, Aïssa. Le grand-père, Mohamed. Ses frères. Tous, oui
tous. Les petits, les grands Abdelkader, Ahmed, Abderrahmane, Boualem.
Tous, oui, tous. Et puis les femmes. Toutes les femmes de la tribu.
Tout bas, il dit le nom de sa mère, Fatima, et il retrouve la lumière
de son regard posé sur lui, son odeur, sa voix. Il appelle doucement sa
grand-mère, Djedda Aïcha. Et l’évoquant, il se revoit blotti contre son
corps ample et généreux. Au tour de Khadîdja, maintenant. Khadîdja, sa
sœur… sa sœur qui, il y a seulement deux jours, courait dans les champs
les bras écartés pour mieux sentir le vent, disait-elle. Khadîdja qui,
à mains nues sur la roche, grimpait presque aussi vite que lui.
Pourquoi ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas suivi ? Pourquoi ne l’a-t-il pas
appelée ? Et puis les bêtes. Les bœufs. Les chevaux. Les moutons. Et
les chiens qui dès le matin hurlaient à la mort. Avant même que
l’ennemi ne se montra. Tous. Pris au piège dans le ventre de la terre,
de leur terre, dans la roche trouée de galeries souterraines aménagées
depuis des décennies pour les protéger des ennemis, et dans lesquelles
ils croyaient trouver refuge. Enfermés. Emmurés. Enflammés. Enfumés.
Lui seul ne les a pas suivis. Tôt levé, il s’est coulé hors de la tente
et sans bruit, s’en est allé vers les champs pour y attendre le jour.
Et peut-être même pour échapper à l’angoisse diffuse qui cernait le
camp depuis l’arrivée des Roumis. Pour mieux voir les troupes qui
avaient pris position sur le plateau, l’enfant s’est perché à la pointe
du rocher sur lequel il a l’habitude de s’isoler. Plus bas, les chefs
des deux camps ont parlementé pendant de longues heures avant de se
séparer. Et pendant ce même temps, rivé à son poste d’observation,
l’enfant a suivi la lente progression des siens à l’intérieur des
grottes. C’est alors qu’il a aperçu quelques hommes de sa tribu aux
aguets derrière des buissons, sur les rochers. À leurs tirs isolés, la
riposte ne s’est pas fait attendre. Des tirs d’obus de canon ont
déchiqueté la roche et projeté des milliers d’éclats, dans un bruit
effroyable. Puis plus rien. Le silence. Un silence affûté au fil d’une
attente fébrile. Pourquoi, malgré sa peur, l’enfant a-t-il décidé de ne
pas bouger, d’attendre la suite ? Quel obscur pressentiment a retenu là
l’enfant, sentinelle de la mémoire, plus frêle et plus frémissant qu’un
oiseau niché au creux d’une montagne ? Et c’est de là que l’enfant a pu
tout voir, tout entendre.
Peut-être ne gardera-t-il en
mémoire que le souvenir d’un cauchemar si terrifiant qu’il ne pourra
pas le distinguer d’autres rêves, passés et à venir, emplis du même
bruit et de la même fureur. Quelle autre puissance imaginative aurait
pu concevoir et mettre en scène un tel spectacle ?
D’autres
que lui rapporteront les faits dans leur réalité la plus crue, la plus
incroyable. Les survivants, d’abord. Des miraculés, grâce en soit
rendue à Dieu. On dit qu’ils furent quelques dizaines. Quelques
dizaines seulement, sur un millier, ou peut-être plus. Qui a pu faire
le décompte macabre pour en retirer gloire ? Toujours est-il qu’après
le dégagement des ouvertures, une poignée d’hommes et de femmes est
sortie des grottes. Hébétés, hagards, mais vivants. Ceux-là
rapporteront les faits. Ils rapporteront ce qui pour beaucoup ne sera
qu’un point de détail de l’histoire.
D’autres encore
témoigneront. « Sans poésie terrible ni images. » Ils étaient présents
sur les lieux. Parmi eux, certains ont allumé et entretenu les feux.
Comme tout soldat discipliné, ils n’ont fait qu’obéir aux ordres de
leur chef. Ils ont tout vu. Des hommes, sans doute aguerris par
d’autres campagnes de la conquête, écriront à leurs supérieurs ou à
leurs proches. Sans omettre le moindre détail, ils raconteront tous les
instants de cette formidable victoire sur des adversaires en partie
désarmés. Ce que plus tard on appellera « enfumades », néologisme
peut-être plus indiqué pour l’espèce humaine que le terme « enfumage »,
réservé aux abeilles. Non sans expliquer pourquoi, à bout de patience «
face au fanatisme sauvage de ces malheureux », ils se sont vu obligés
de mettre le feu aux fascines préparées dès le matin. Comme l’avaient
fait avant eux d’autres hommes de troupe, dans d’autres lieux, une
année plus tôt.
L’enfant était là. De l’autre côté de la
gorge. Confondu avec la roche, l’étreignant, faisant corps avec elle
comme pour puiser dans sa dureté minérale la force de garder les yeux
ouverts, la force de contempler jusqu’au bout ce spectacle terrible et
fascinant. Et pendant qu’à l’entrée des cavernes, les soldats
s’affairaient, fourgonnant dans les brasiers pour attiser les feux,
l’enfant n’a pas détourné les yeux. Ce n’est que bien plus tard, bien
longtemps après avoir vu la première gerbe enflammée sous les hourras
de la troupe, qu’il a entendu les premiers cris des assiégés. Des cris
déchirants, des appels et des pleurs d’enfants très vite couverts par
le crépitement des flammes déchaînées. Aux mugissements furieux des
bœufs pris au piège, répondaient les hennissements des chevaux excités
par le feu. Puis le silence. Un silence foudroyé. Puis la lente
extinction des feux.
Alors, dans la pénombre encore
rougeoyante, l’enfant s’est hissé au sommet du plus haut rocher. À
présent cerné par la nuit, à bout de conscience, il dérive dans un
espace parcouru de petites langues de feu lancéolées qui peu à peu
s’éloignent, chavirent et se confondent avec les étoiles impassibles.
Les gémissements des chacals et les longs cris rauques des hyènes, tout
proches, se font plus lancinants. De fatigue accablé, l’enfant se
laisse couler dans le sommeil brusquement, comme une pierre qui tombe
au fond d’un puits.
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« Pierre, sang, papier ou cendre ». Maïssa Bey.
Editions Barzakh/L’Aube. Avril 2008. 160 pages.
450 DA.
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