L’Algérie face au colonialisme d’hier et d’aujourd’hui
.
.
A
regarder d'un peu plus près, la décolonisation des pays qui ont
appartenu à l'empire français d'outre-mer ne pose aucun problème de
nostalgie ni de post-évaluation. L'Algérie, seule, pose problème, et en
trois ans le tableau qu'avait esquissé la campane pour faire d'Albert
Camus un écrivain «naturellement» algérien, un repère de notre
littérature et d'une partie de notre être national, s'est
considérablement enrichi et complété. Par petites touches, apparemment
indépendantes, appartenant à des registres différents de l'expression
littérature, artistique ou apparenté. Le tableau d'ensemble n'est même
pas encore visible pour tous, et de nombreux facteurs endogènes
agissent pour qu'il en soit ainsi ou, pire, travaillent pour que soit
endossée cette remise en cause de la forme armée qu'a prise notre lutte
nationale.
.
Les éléments clés du tableau
En toile de fond de cette entreprise demeure l'impossibilité absolue de la défense du colonialisme comme tel. Il faudrait une dose de racisme insupportable en notre époque pour reprendre les arguments de la mission civilisatrice sous les formes et dans les termes du moment de la conquête et de l'occupation. Force est de revenir à un «travail» sur des segments particuliers, de produire une traduction esthétique de la théorie des aspects positifs avec toute la complexité, les détours et les niveaux de représentation qu'elle exige. Ne fonctionne pas très bien, au regard de ces exigences, l'image d'Epinal du colon défrichant des terres, asséchant des marais, introduisant des cultures.
Celle
d'un colonialisme «positif», celui des routes, des écoles, des hôpitaux
n'arrive pas assumer ses fonctions tant le paternalisme en est
manifeste. Il nous reste alors à examiner comment a fonctionné la mise
en place du dispositif de guerre idéologique contre une des plus
grandes entreprises de destruction de la domination coloniale.
.
L'air de ne pas y toucher
Les acteurs crédibles de la remise en cause ne pouvaient qu'être indigènes. Cela a commencé par substituer l'image haïssable des généraux, des Bugeaud, des Cavaignac, des Lamoricière par celle aimable et hors champ d'un écrivain, de surcroît, prix Nobel de littérature. Fascinant ! C'est parti dans les sens : colloques, séminaires, rencontres à Paris et à Alger, articles de presse concentrés dans un court laps de temps, tous animés par des Algériens, des structures algériennes, par des journaux algériens. Et si controverse il y eut, sur un aspect ou un autre de l'œuvre ou de l'écriture de l'homme, quel meilleur moyen de se l'approprier, d'en faire notre affaire, de la placer au centre de nos préoccupations, de notre histoire intime, de la remettre là où, rétrospectivement, elle aurait dû rester. Personne ne relève à ce moment que nous étions à la veille du cinquantenaire de l'œuvre culte de Kateb Yacine, Nedjma, que n'évoqueront que de rares articles de presse, ce qui est bien maigre au regard du battage fait autour de Camus et de l'importance de Nedjma pour notre histoire réelle et pour la représentation qu'en offre l'écriture de Yacine. Il faut avouer, avec le temps, que ce fut un coup de maître que les vigilances les plus aiguisées et les plus critiques à l'égard de cette campagne autour de Camus n'avaient pas relevé.
Nous en ressortirons avec une idée bien installée dans notre champ intellectuel que Camus appartient à notre histoire intime comme vous pouvez le constater aux lectures de Fanon ou de Mostefa Lacheraf.
Nous
en ressortions aussi avec l'idée que notre guerre n'a pas fait dans le
détail et le discernement, qu'elle fut probablement hâtive et, à tout
le moins, destructrice d'une possibilité de coexistence désirable avec
les pieds noirs.
.
Du repère historique à la fraternité virtuelle
Le
deuxième élément de cette remise en cause sera plus explicite : une
Algérie fraternelle était possible. Jean-Pierre Lledo en parlera le
premier dans un documentaire consacré à une des plus grandes figures de
notre guerre et parmi les plus aimée et respectée : Henri Alleg. Au
bout d'un long périple au cours duquel il retrouve ses compagnons de
combat algériens, ses amis, ses camarades et les simples gens qu'il
avait soutenus dans leurs luttes sociales, Jean-Pierre Lledo pose la
question et la probabilité. Une Algérie fraternelle était possible. La
fraternité, c'est forcément entre pieds-noirs et Algériens. Au 1er
novembre 1954, les Algériens vivaient sous le Code de l'indigénat.
C'est difficile d'admettre que des deux frères l'un vit sous le régime
de la liberté quand l'autre vit sous un état d'exception permanent.
C'est difficile d'expliquer à un paysan algérien auquel le Code des
forêts interdisait de lâcher sa chèvre dans les bois qu'il était
possible de vivre en fraternité avec les pieds-noirs. Bien sûr, il
apparaîtra, plus tard, que le voisinage forcé entre les pieds-noirs les
plus pauvres et les Algériens dans les zones de contact entre quartiers
arabes et quartiers européens sera pris comme argument de cette
possibilité. Mais au-delà du Code de l'indigénat, au-delà du Code des
forêts, au-delà du décret Crémieux qui détachera l'écrasante majorité
des juifs algériens de la communauté indigène, au-delà de la répression
du 8 mai 1945 et la participation massive des colons au massacre,
au-delà des tueries de masse des généraux de la conquête, au-delà des
gourbis et des bidonvilles, Henri Alleg n'est pas la preuve qu'une
Algérie fraternelle était possible. Il est la preuve du contraire.
Comme tous les autres Algériens d'origine européenne, et devenus
Algériens deux fois plutôt qu'une par leur choix, ils ont choisi notre
camp parce qu'il était impossible de convaincre la masse des
pieds-noirs de l'injustice quotidienne qui nous était faite, impossible
de les convaincre que nous étions leurs égaux, que nous étions dans
notre propre pays soumis aux lois du deuxième collège. Si cela avait
été possible, les pieds-noirs auraient d'eux-mêmes exigé la fin de
l'esclavage colonial. Henri Alleg et tous les autres ont été confrontés
à ce choix. Ou ils se mettaient en conformité avec leurs idéaux de
justice et d'équité et ils rejoignaient le combat en tant qu'Algériens
avec les terribles conséquences qu'ils allaient subir entre mort,
tortures et prison ou ils renonçaient à leurs convictions les plus
profondes.
Cette idée aussi fera son chemin et s'installera
dans le paysage, séduisante pour certains. A l'appui de cette
nostalgérie deux hypothèses vont agir. Et si nous avions fait comme en
Afrique du Sud où communautés blanche et noire ont pu mettre fin
ensemble à l'apartheid, gouverner et travailler ensemble, garder au
pays les grandes ressources scientifiques et techniques des Blancs pour
le plus grand profit de tous ? Et si en Algérie, la communauté
pied-noire n'était pas partie, quel niveau de performance nos services
publics, notre économie, notre agriculture auraient-ils atteint ?
Hypothèses spécieuses ! En Afrique du Sud, c'est la masse de la
communauté blanche qui a décidé, à travers les courants politiques
blancs, ses représentants élus et ses gouvernants choisis de renoncer à
leur domination. Au bout d'une lutte nationale et d'une guerre sévère.
Cette communauté n'a pas brandi jusqu'au bout l'exigence d'un pouvoir
blanc. A aucun moment en Algérie un courant politique pied-noir n'a
appelé à la raison. Bien au contraire, la masse des pieds-noirs a suivi
les ultras, accueilli Guy Mollet avec les tomates, porté Laguaillarde,
suivi l'Echo d'Alger et la Dépêche d'Algérie, applaudi Salan et le
putsch d'Alger, fourni ses hommes de troupe à l'OAS. Qu'un million de
pieds-noirs aient suivi Froger et défendu les intérêts de huit mille
gros et moyens colons relève de leur conscience politique, de leur
choix de société et pas de notre responsabilité. Cette thèse se
développera-t-elle jusqu'à nous reprocher un jour de n'avoir pas eu
cette conscience pour deux qui nous aurait interdit toute action
libératrice et imposé que la communauté pied-noire se rende compte de
la condition du colonisé ?
.
Le travail de sape
Le
travail de sape va continuer en développant ses thèses implicites. Le
colonialisme étant indéfendable, et comme il est difficile de
s'attaquer à la guerre de libération elle-même il faut s'attaquer à ses
acteurs. L'essentiel dans cette œuvre est de les dépouiller de
l'apparence du libérateur, de l'humaniste, de la justice. Qu'à cela ne
tienne. On leur fabriquera l'image du tueur raciste, du tueur
pathologique, du tueur au faciès totalement semblable à cette armée
coloniale qu'il prétendait combattre. On entre alors dans le
relativisme historique, la cruauté du combattant est la même, porte le
même sens chez le dominant et chez le dominé. Peu importe que dans
toutes les guerres de libération les pertes des dominés aient été
infiniment plus lourdes que chez les dominants. Dans cette thèse le
dominé doit porter en lui la conscience pour deux. Il doit se battre et
expliquer à l'autre pourquoi il se bat. Il doit subir et s'interdire de
répondre avec les seuls moyens qui lui sont disponibles. Pour la suite,
je vous ai déjà parlé du dernier roman de Sansal. Lui, les acteurs de
notre guerre, c'est carrément des nazis ou des proto nazis.
.
Quelques raisons
Il
existe une raison de fond à cet acheminement sur notre guerre de
libération. Un rapport de domination néo-colonial est absolument
nécessaire à la France et à l’Europe pour toutes les histoires
d’énergie que vous connaissez. Nous le faire accepter nécessite la
destruction du mythe fondateur du 1er novembre 1954 en lui soustrayant
dans la conscience des nouvelles élites qui n’ont pas connu la
domination coloniale, tout caractère libérateur et de progrès, tout
sens historique. Et sans sens historique réel, le 1er Novembre devient
un acte inessentiel, un acte arbitraire. Autour de cet acte central, la
remise en cause, atteindre les acteurs de la guerre dans leurs
motivations et dans leurs résultats. La récriture de l’histoire devient
dans un seul mouvement oublieuse et récurrente. Elle devient
téléologique à l’envers. Les résultats de la guerre, c’est-à-dire à
leurs yeux, tous les tourments que nous avons vécus étaient la
finalité, la fatalité inscrites dans l’option de la guerre, que nous
n’avions pas su voir à temps et que nous devrions voir aujourd’hui. La
guerre n’a-t-elle produit que cela et à voir, puisqu’on nous invite à
voir, malgré toutes les misères que nous vivons. La situation des
autres pays anciennement colonisés qui n’ont pas engagé une guerre de
libération et qui ne font l’objet de nulle attaque semblable à celles
que nous subissons n’est-elle pas meilleure du point de vue normatif
qu’on nous brandit au-dessus de la tête et parfois devant les yeux ?
.
.
.
Mohamed Bouhamidi
27-3-2008
.
.
.
.
.
.
.
.
.
Kateb Yacine affirmait que la langue française était un « butin de guerre ». Mais il y avait toujours quelqu’un au fond de la salle pour dire que les écrivains algériens de langue française étaient suspects aux entournures, sinon en leur for intérieur.
.
Le monde de la culture barbotait dans la confusion entre francophonie et francophilie, sinon francomanie, entretenue par des professionnels de l’étiquetage. Butin pourtant puisqu’en 1954, seuls 12,75 % des enfants algériens avaient accès à l’école, en dépit d’un discours « civilisateur » et de la Loi scolaire de 1883. Les colons déclaraient à travers leurs Délégations financières : « Si la France entend intensifier l’instruction des indigènes, que deviendront nos fermes ? Où irons-nous recruter la main-d’œuvre ? ». Les Communes, quant à elles, allaient plus loin : « Si l’instruction se généralisait, le cri unanime des indigènes serait : l’Algérie aux Arabes. » Ces informations ne sont pas tirées d’un document clandestin du FLN mais de l’ouvrage de Charles-Robert Ageron, « Histoire de l’Algérie contemporaine », reconnu comme une référence au moins sérieuse. C’est donc bien au prix d’un arrachement que les Algériens ont appris le français. Mais voilà, l’anathème a perduré, au point de pousser la plupart des écrivains à vivre un exil moral, parfois jusqu’à l’auto-culpabilisation. Pour les en prémunir, on inventa la formule pathétique « écrivains de graphie française », comme si le français n’était pas de graphie latine ! Ces dernières années, les choses ont évolué plutôt positivement. Le poids des générations postindépendance se ressent : aucun complexe à l’égard de la langue arabe, étudiée tôt à l’école, peu d’a priori sur la langue française ou tout autre, pragmatiquement recherchées. Lors du dernier hommage à Rachid Mimouni, l’écrivaine Zhor Ounissi, déclarait que « les œuvres littéraires algériennes d’expression française sont, dans la forme et le fond, d’une quintessence nationaliste et expriment fidèlement le vécu de l’Algérie profonde », et ajoutait qu’ils ont été « les meilleurs ambassadeurs de la culture algérienne à l’étranger ». Le mérite de clarté d’Ounissi, qui écrit en arabe pour ceux qui l’ignorent, reflète en fait le dépassement progressif des clivages linguistiques au sein de la société, toujours en avance sur les institutions. Il ne faut pas cependant sombrer dans l’excès inverse et accorder des certificats de nationalisme ou de fidélité selon la langue. Chaque écrivain porte son propre univers et se trouve seul responsable de son jardin. Aujourd’hui, le butin est de pouvoir apprécier un auteur algérien, quelle que soit sa langue, selon ce qu’il écrit et comment il l’écrit. Tout le reste n’est que lecture.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
Les commentaires récents