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De vives polémiques autour des attributs pileux ou vestimentaires
masculins et féminins font rage périodiquement des deux côtés de la
Méditerranée. En rapport quasi-direct avec les conjonctures politiques,
les polémiques ont été exacerbées au cours de la décennie récente par
la spirale du drame algérien. En France, des réunions d'institutions ou
d'organisations mettent le « problème » du foulard comme point unique à
leur ordre du jour. Partout ailleurs dans le monde, il en a été de même
lorsque des développements géopolitiques aux causes multiples ont amené
les camps et les groupes qui s'affrontent à faire chacun pour sa part
référence à « l'islam », les uns pour l'incriminer, les autres pour en
réaffirmer les vertus. Dans ces emballements polémiques, il est
beaucoup question des grandes « valeurs » qu'on oppose les unes aux
autres. Et on en vient souvent à oublier des raisons et motivations
plus terre à terre, qui pourraient pourtant expliquer beaucoup de
choses.
Pourquoi par exemple, tourne-t-on l'attention vers des « gadgets » (les foulards), alors que, les mêmes polémistes sont plus discrets quand il s'agit des enjeux financiers énormes, liés aux interprétations religieuses de ce qui serait ou non « hallal » (licite) à la consommation des musulmans?
Comme si l'expérience ne nous avait pas encore suffisamment instruits, les problèmes actuels m'ont ramené à cinquante ans en arrière, quand dans "l'Algérie de papa", le certificat de maturité sociale et politique vous était accordé lorsque MM. Durand et Lopez, détenteurs des critères de l'honorabilité, daignaient dire de vous: « Ce MoKHammed là (ils prononçaient difficilement les h), vous savez, il est très bien; d'ailleurs la preuve, c'est qu'il est habillé comme nous". Et de se répandre en plaisanteries mille fois usées sur les pantalons bouffants et les turbans des "melons", les voiles féminins des "moukères", etc. Ce genre d'approches assimilait une mode vestimentaire à une langue, une religion, une culture, un statut social et politique fortement dévalorisés à leurs yeux. Ce qui alimentait évidemment nos réticences, voire nos répugnances à adopter les signes extérieurs de «l'Autre», puisque cela devait signifier passer dans son camp, devenir un "kafer", l'impiété étant alors synonyme de complicité avec les oppresseurs.
La question ainsi abordée sur le mode manichéen durant des décennies continue à apparaître à de nombreux médias et hommes politiques comme un enjeu majeur. L'opinion s'est même fait jour dans certains milieux, que si grâce à des mesures administratives rigoureuses, on arrivait à faire disparaître barbes, foulards et hidjabs des paysages algérien et français, ce serait une grande victoire pour la modernité et la démocratie. Dans certaines conjonctures où les rapports de force ont basculé ou étaient sur le point de le faire, cette conception a fait la fortune inattendue des salons de coiffure, tandis que les rieurs se sont momentanément divertis des revirements dans la garde-robe de leur entourage.
Quant aux problèmes de fond, difficiles à résoudre par quelques coups de ciseaux ou un tour de passe-passe vestimentaire, ils se sont alourdis et aggravés, faute de vrais remèdes aux racines de la crise. L'arbre des façons de s'habiller et de se coiffer a fini par cacher la forêt des problèmes sous-jacents.
D'autant plus facilement que nombre d'extrémistes islamistes en avaient fait de leur côté aussi une question de principe, un emblème, une stratégie. Ils se disaient porteurs de projets de société fondamentalement opposés à ceux des « modernistes », mais en fait, leurs représentations à propos de l'habit et de la coiffure n'étaient pas opposées, elles étaient seulement symétriques à celles de ceux qu'ils vouaient à l'Enfer des Infidèles. Leurs mécanismes de pensée étaient similaires, considérant eux aussi d'une façon absolue que pour juger ou transformer leurs semblables, il suffisait de juger ou de transformer leur habillement. Ils n'ont ménagé aucun effort comme à Kaboul pour généraliser leur modèle, combinant dans ce but les exhortations à embrasser inconditionnellement leurs versions particulières de la foi avec les contraintes physiques et morales au plus haut degré.
Ces batailles vestimentaires n'auraient eu qu'un intérêt folklorique, si elles n'étaient « le décor » et l'accompagnement de tragédies humaines insoutenables. Leur intérêt est qu'elles sont révélatrices de mécanismes et d'enchaînements pervers d'une époque lourdement chargée en heurts de représentations (d'aucuns les ont appelés de « civilisations »), en référence à des appartenances linguistiques, religieuses, culturelles, etc. Déployées au grand jour comme autant de drapeaux ou cheminant de façon souterraine, les représentations antagoniques sont en interactions sinueuses avec des enjeux réels et concrets mais le plus souvent masqués. Déceler ces interactions, leurs pièges et leurs paradoxes, est l'une des façons d'éclairer la complexité des conflits géopolitiques et de contribuer éventuellement à leur solution.A travers les jalons concrets qui me reviennent en mémoire, c'est le rôle et l'importance du vécu que je souhaite mettre en lumière, que ce soit celui des individus ou celui des sociétés, dans les situations qui font problème. Sans opposer cette démarche aux éclairages théoriques et idéologiques, il me paraît plus productif de combiner les deux approches.
Nous, les petits indigènes des villages de colonisation de Berrouaghia puis de Larbâa où j'ai vécu, quand nous avions la chance (à cinq pour cent) d'être écoliers dans la deuxième moitié des années trente, nous ne faisions pas vieille France avec nos chéchias écarlates.
Elles nous faisaient appeler 'fromages rouges' par nos condisciples européens, tandis qu'à leurs yeux moqueurs nous devenions des 'cailloux rasés' après avoir ôté nos couvre-chefs en salle de classe. Mais nous y tenions à ces chéchias, y compris si on avait été reçu le premier au concours des bourses et que l'instituteur disait de vous, en s'adressant aux élèves pieds-noirs : « Vous n'avez pas honte, il parle mieux que vous le français ? »
Cette chéchia n'était pas un symbole religieux. Il y avait dans le pays toutes sortes de couvre-chefs (araguiat, chaches, turbans, chapeaux de paille, etc) dont aucun n'avait été porté en Arabie par les contemporains du Prophète. La mienne, à l'armature rigide, était de type « turc », comme l'indiquait son nom de chachia Stamboul (mais d'autres l'appelaient le fass, sans doute en référence à la ville marocaine de Fès). D'autres chéchias, du genre tunisien, étaient plus souples, avec ou sans pompon, elle étaient aussi portées encore dans les années trente par les israélites âgés de Berrouaghia, c'était une des pièces de leur habit traditionnel.
L'essentiel pour nous résidait dans le fait suivant : garder sur la tête le couvre-chef de nos parents et arrière-grands-parents, de la plupart de nos voisins, de nos coreligionnaires et de nos compatriotes, faisait partie de notre personnalité. Nous ne nous imaginions pas autrement. Sans y avoir réfléchi outre mesure, notre coiffure symbolisait une de ces ultimes dignités que nous cherchions à préserver dans le naufrage culturel de la captivité coloniale. Malheur au condisciple européen qui, pour plaisanter gentiment ou vous tourner méchamment en bourrique, vous décoiffait ou pire, s'enhardissait à transformer votre coiffure en ballon de foot. La provocation était caractérisée, aussi humiliante et suivie de vengeance que l'insulte à votre mère. Il était pour nous impensable de se promener tête nue ou de rentrer à la maison sans sa calotte. C'est bien pourquoi Nabi, sportif cycliste et loueur de vélos de Berrouaghia, avait son truc infaillible. Avant de nous laisser enfourcher sa mécanique louée pour un nombre de demi-heures indéterminé, il fallait lui laisser notre précieux couvre-chef dans l'atelier, au milieu duquel trônait un petit portrait de Mustapha Kamal Ataturk (comme chez le vieux Barazan, qui joignait à ses talents de coiffeur celui d'un habile extracteur de dents et du meilleur expert en circoncisions). A l'expérience, consigner notre chéchia était pour Nabi la meilleure garantie que nous lui ramènerions et la bécane et le montant de la course. En l'occurrence, notre tête nue ne scandalisait pas nos compatriotes villageois, elle figurait pour eux notre tenue de cyclistes occasionnels. Pas de complexe dans ce domaine à l'égard des bérets des garçons européens. Par discipline et intérêt scolaire, nous entrions tête nue en salle de classe, comme les autres élèves, le seul problème mineur était que les casiers étaient parfois étroits pour nos calottes. Nous n'étions pas convaincus pour autant que la déférence envers un lieu respectable ne pouvait s'exprimer que par une règle unique. Pourquoi se décoiffer, plutôt que de nous déchausser comme nous le faisions avant de nous installer sur les nattes de l'école coranique, d'entrer à la salle de prières de la mosquée, ou tout simplement de rendre visite à des amis ou voisins à leur domicile, par égard au carrelage propre ou recouvert de tapis. D'une certaine façon, nous ressentions mieux la relativité des mondes qui nous entouraient, alors que d'éminents idéologues colonialistes des années trente vantaient leur univers exclusif d'êtres supérieurs par de grasses railleries : ils pissent accroupis et nous pissons debout, ils rendent grâce à Dieu quand ils rotent après être rassasiés alors que pour nous c'est du plus indécent. Je vous épargne l'indigence d'autres insanités du même acabit.
Nous savions que dans les grandes villes, ou plus rarement dans notre village, certains de nos coreligionnaires sacrifiaient à la mode européenne. Cela n'avait pas sur nous l'effet particulier de nous inciter à changer ce qui nous paraissait l'ordre naturel des choses, à moins d'une motivation fortement intériorisée qui nous rendait attrayant le changement. Auquel cas, faites confiance au pragmatisme. Il nous faisait découvrir sans effort, comme pour tous les peuples du monde, les formes et les voies d'adaptation appropriées. J'en ai retrouvé trace dans la photo de groupe de l'association gymnique musulmane de la deuxième moitié des années trente à Berrouaghia, présidée par le même Nabi.
Des enfants jusqu'aux seniors, nous étions vêtus de tenues blanches du meilleur goût moderne, et symboliquement, ce qui ne gâtait rien, nous arborions de fières chéchias stamboul frappées d'un petit croissant doré. Inutile de dire que les footballeurs « indigènes » de l'équipe locale ou quelques années plus tard ceux du Riadha Club de l'Arbâa (les clubs musulmans commençaient à contourner les interdits coloniaux) se passaient de cet accessoire encombrant en milieu de terrain et nul n'y trouvait à redire.
Bien sûr, comme pour toute tradition enracinée, la pression du 'qu'en dira-t-on' jouait contre la montée des pratiques plus modernes. Cela donnait lieu à des compromis que nous trouvions amusants mais qui arrangeaient tout le monde.
Les travailleurs émigrés en France venant passer leurs vacances en Kabylie, une fois installés dans le bus qui les ramenait du Bastion central d'Alger vers Tizi Ouzou, rangeaient dans leur valise la casquette ou le béret qu'ils portaient en embarquant à Marseille ou à Port Vendres. Ils les troquaient pour la coiffure la plus appropriée à leur village natal et ressortaient de leur valise-vestiaire cosmopolite le burnous qui couvrait de ses larges plis leur costume à l'européenne. Ainsi étaient-ils prêts à reprendre leur place à l'assemblée de la djemâa aux côtés de leurs parents et proches restés en « tagandourt » (gandoura ou djellaba), avides pour leur part de se faire raconter dans le plus petit détail comment ça se passait de l'autre côté de la mer. Enfants, nous avons vécu les mêmes tribulations vestimentaires quand nous nous rendions au village natal pour les trois mois de vacances scolaires. Il nous fallait prendre garde que nos chapeaux de paille d'été citadins, que nous avait fourgués Seksik, l'astucieux commerçant israélite en confection, ne ressemblent pas trop à ceux des Français, au risque de nous attirer le regard sombre du grand-oncle. Il était enraciné dans les traditions berbères bien que politiquement « pro-français » (Albert Camus, dans un de ses reportages parle de lui à propos du premier douar (Oumalou) détaché du système des "communes mixtes" et reconverti en centre municipal dont il fut le président désigné). Nous finissions par céder à ses remontrances, heureux que le chapeau paysan kabyle nous évite de retourner à la chéchia trop chaude pour les travaux des champs sous la canicule.
Pourtant, peu d'années plus tard, à la charnière des années 42-43, il n'y a brusquement presque plus de chéchias chez les jeunes de Larbâa. A quoi est due une révolution vestimentaire aussi rapide?
Il y a eu simplement qu'on avait manqué de tout sous le régime de Vichy jusqu'en Novembre 42. Les pénuries, aggravées par les discriminations raciales, avaient mis les populations épuisées par la faim, le typhus et les ulcères phagédéniques, dans un dénuement quasi total. Elles avaient réduit les habits, chaussures et coiffures du plus grand nombre à l'état de lambeaux rafistolés du mieux que nous pouvions. Sur quoi est survenu le débarquement en Afrique du Nord des troupes anglo-américaines, une manne pour les régions où elles campaient ou transitaient vers la ligne de front tunisienne, alimentant un marché considérable d'habits militaires et autres produits de consommation bradés à bas prix, troqués ou cédés gratuitement. Croyez-moi, le plus grand nombre de jeunes a fait alors de nécessité vertu, le calot et la tenue des GIs ont représenté le top de l'élégance. Nous pouvions jouer avec nos vieilles chéchias usées jusqu'à la corde, roulées en guise de ballons, tandis que certains jeunes endimanchés, prolongeant les évolutions influencées dans les villes par les films égyptiens, se sont pris d'intérêt pour leur chevelure noyée sous la «gomina», se demandant si la raie sur le côté plutôt que les cheveux en brosse, aurait davantage les faveurs des demoiselles.
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par Sadek Hadjerès
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