.
Anne-Marie Alazard. L’Algérie, années 50. L’Algérie, années 2000. C’était leur France
(Gallimard, 2007).
.
Anne-Marie, sa mère et sa grand-mère vont au Milk-Bar à Alger, 1952
C’est en juin que j’ai reçu une lettre de Anne-Marie Alazard. Elle venait de lire C’était leur France, un livre collectif que j’ai dirigé, publié chez Gallimard en mars. Des écrivains racontent leur France en Algérie avant l’indépendance. La lectrice cite le texte de Louis Gardel, porte-paroles de ses propres sentiments. Elle retrouve l’Algérie, ses turbulences et ses douceurs.
Retours au pays natal. 1982 puis mars et mai 2007. Retour sur les lieux de l’enfance et de la jeunesse, le pays perdu, interdit pour certains, oublié volontairement, pour toujours. La nécessité de voir, garder à l’image les mêmes lieux habités par d’autres, entendre des voix amies inconnues qui offrent l’hospitalité de ce qui ne leur appartenait pas. La rue, le lycée, la maison, le Milk-Bar, « un glacier fameux à Alger, où j’allais avec ma mère et ma grand-mère qui prenait un créponé, moi, c’était une glace à la fraise et ma mère une tranche napolitaine. » (Le Milk-Bar a été la cible d’un attentat durant la guerre d’Algérie.), l’église devenue mosquée (plus de croix, plus de cloches), la mairie. Pas de nostalgie, dit Anne-Marie, écrit Anne-Marie. Un élan pour la terre natale pour les Algériens et les Algériennes avec qui elle n’a pas vécu, depuis le départ à 18 ans.
Le Milk-Bar se trouvait à la place du salon de thé et du Self L’Émir,
place Bugeaud, aujourd’hui place de l’Émir Abd el Kader, mars 2007.
Côté père, côté mère en Algérie dès le 19e siècle. Des ancêtres espagnols, corses, italiens, du côté de la Casbah. Des artisans, maçons, charpentiers de Marine… Le père d’Anne-Marie est gendarme, itinérant, comme le père d’Élisabeth Trouche chef de gare (j’en parle dans la suite 9 du Journal de mes Algéries en France) comme mon père instituteur, comme le père de Virginie Buisson qui a écrit L’Algérie ou la mort des autres (Folio Gallimard), il pérégrine d’un lieu l’autre, Marengo, Vialar, Blida, Alger. Dans la gendarmerie de Kouba à Alger, sur la place, la statue du général Margueritte, le père des écrivains Paul et Victor, la prison se trouve sous l’appartement de fonction. Le père nourrit les quelques prisonniers qui attendent l’arrivée des parachutistes, ils viennent les chercher pour une destination que la jeune Anne-Marie ne soupçonne pas. Virginie Buisson raconte les cris des torturés dans la gendarmerie même. Anne-Marie évoque sa terreur lorsqu’elle doit aller aux toilettes, le soir au fond de la cour, toilettes turques partagées par les familles des six gendarmes et les prisonniers. Dans ces années-là, je suis pensionnaire, mes deux sœurs aussi au lycée de jeunes filles de Kouba. Je découvre « Les jeunes filles en fleur » de Proust dans la Pléiade et que les professeurs peuvent être jeunes et séduisantes, des « Françaises de France ».
La mère d’Anne-Marie est secrétaire. Sa mère, veuve de guerre, a travaillé dans une cartoucherie, puis elle a été cuisinière chez le père de Jacques Chevalier, futur maire d’Alger. Elle l’a connu enfant, il l’appelle Louise, elle « Monsieur Jacques ». Après les vivants, les morts, lorsque Anne-Marie rend visite aux siens dans le cimetière d’El-Biar à Alger, elle découvre la tombe de Jacques Chevalier, « une belle tombe blanche ». À la maison, comme dans nombre de maisons européennes, la singer à pédales. La mère confectionne des robes pour ses filles, Anne-Marie aussi avec une Singer moderne, électrique. L’oncle, tailleur pour hommes, fournit mère et filles en tailleurs et manteaux, il a une Singer dans son atelier. La mère tricote des pulls « moi, je voulais des pulls achetés dans les belles boutiques d’Alger, des pulls en V Rodier, je crois. Les filles de ma classe m’enviaient les pulls tricotés à la main par ma mère et les cardigans assortis… » Au lycée de Kouba, la blouse était obligatoire mais je savais, parce qu’elles se les montraient dans la salle d’études, que les filles que j’ai appelées « Les jeunes filles de la colonie » dans un texte publié dans Une enfance Outremer (Points Seuil) portaient sous la triste blouse, les beaux Korrigan ou Vitos en fine laine, pour la plupart des filles de colons, chefs d’entreprise, négociants… Il m’arrive de porter le pull de laine rouge tricoté par ma mère, à cette époque-là, un point compliqué que je ne sais pas nommer.
Le lycée Delacroix à Alger, puis l’École normale d’institutrices de Ben-Aknoun, Anne-Marie sera institutrice après son passage à l’École normale de Grenoble.
2007. Retour de mémoire. L’Algérie. Et le travail de mémoire pour ses filles, ses petits-enfants, si les descendants veulent entendre des histoires d’exil. Parfois, ils disent non et il faut se taire.
La parole reste aux photographies et à Anne-Marie.
« Mes photos souvenirs »
« Le tombeau de la Chrétienne »
.
.
.
.
« J’avais
depuis très longtemps en mémoire cette photo de famille, lorsque je
n’étais pas encore née, au « Tombeau de la Chrétienne ». Ma mère m’en
parlait lorsque j’étais enfant et que je regardais avec elle l’album de
photos sur lesquelles elle
portait des dates et me racontait des
détails de telle ou telle sortie ; et cette photo représentait un
dimanche d’été, où ma mère et ma tante prenaient « la pose », bras
levés au-dessus de mon père, ma sœur et ma grand-mère, face à mon oncle
et son appareil Kodak à soufflet, avec lequel d’ailleurs j’ai pris
toutes les photos qui ont jalonné mon enfance et mon adolescence ! J’ai
donc voulu prendre le même site presque… 70 ans plus tard.
Viennent ensuite ma photo de communion prise devant le mur décrépi de mon immeuble des Tagarins – à ce moment-là on ne s’embarrassait pas du « joli » de l’arrière-plan, apparemment moi seule comptais pour ma mère qui prenait la photo. Et ce même immeuble en 2007 n’a pas changé sur la photo en couleur, et surtout le carrelage de mon appartement… Quel coup au cœur à sa vue : ma sœur et moi jouions à la marelle, c’était en 1954, et nous n’avions besoin d’aucun repère pour retrouver la forme de notre marelle, les dessins nous suffisaient ! et d’autres souvenirs moins… heureux d’une vie d’enfant.
Et enfin, les photos de Kouba où je pose, robe rose à carreaux blancs, avec une amie, toutes deux assises sur le muret du jardin de la gendarmerie où j’habitais, derrière se profile l’église. Sur la photo que je viens de prendre en mai, celle-ci est devenue mosquée, la vierge est les croix sont enlevées, un château d’eau trône derrière elle. Cette autre photo prise en juin 1958, robe blanche à bouquets bleus que ma mère m’avait faite, dans le même jardin et l’on voit derrière la salle des fêtes en construction à côté de la mairie : j’avais 16 ans et quelques mois plus tard j’allais danser au bal les samedis soirs, accompagnée – bien sûr – par ma mère, et les animateurs s’appelaient Dominique Paturel ou Jacques Bedos. Et c’est cette même mairie avec la salle attenante que j’ai voulu reprendre lors de mon passage en mai.
Photographie de gauche : Anne-Marie et une amie à Kouba. On aperçoit l’église, juillet 1957
Photographie de droite : Anne-Marie. On aperçoit la mairie de Kouba, juin 1958
L’église de Kouba transformée en mosquée, mai 2007
Que de souvenirs ressurgis de ma mémoire en revoyant ces quartiers, ces maisons de ma jeunesse !
Ces lieux, ceux que j’ai pu photographier et tous les autres, ces lieux m’ont-ils modelée, ont-ils fait de moi ce que je suis maintenant ? Ou, les ayant quittés, m’ont-ils fait changer de chemin ? Je ne le saurai jamais.
Mais c’est sans tristesse que je les ai revus et c’est avec bonheur et sérénité que j’évoque mes souvenirs pour moi et mes petits-enfants qui découvrent une grand-mère qu’ils ne connaissaient pas ! »
La mairie de Kouba, mai 2007
27.07.2007
Retour au pays natal.
Alger ! Mon Alger, je suis de retour après de si longues années.
Alger de mon enfance, de mon adolescence : est-ce les yeux de l’amour qui font que je ne vois pas ce que mes amis Algériens me font remarquer : les trottoirs défoncés de la rue d’Isly, les papiers qui jonchent le sol, les maisons de la Casbah qui s’effondrent, ces paraboles qui criblent les façades ?
Non, pour moi, c’est ELLE, c’est MA ville et je retrouve avec bonheur ces escaliers interminables qui montent de la rue d’Isly vers la rue Levacher, la rue Dordor où je suis née, cet appartement que les occupants d’aujourd’hui m’ouvrent avec tellement de gentillesse et de plaisir ; et mon école des Tagarins où je peux rentrer visiter ma classe de CM2, mon lycée Delacroix et sa cour où rien n’a changé ; et cet autre appartement encore : ah ! les carrelages du sol ! Je les photographie pour être sûre de les garder en moi ! Enfin le dernier lieu habité avant mon départ en 1960, la gendarmerie de Kouba où les militaires qui s’y trouvent me font pénétrer, et je découvre avec eux que ma chambre est devenue bureau. Ils sont heureux de me voir heureuse et parlent avec moi de ce passé si proche et… si lointain.
Carrelage de la maison d’Alger, mai 2007, Anne-Marie Alazard
Que dire de tous ces Algériens et Algériennes qui m’ont reçue avant tant de bonté, de sincérité et d’amitié.
« Raconte encore, disaient les femmes, raconte, c’est de notre enfance dont tu parles, nous l’avions oubliée, occultée par ces années de douleur que nous venons de subir. Tu nous fais du bien, c’est cette Algérie-là que nous aimons, raconte-nous encore les rues d’Alger, de nous c’est toi l’Algérienne. »
Quel plus beau compliment ces amies de là-bas pouvaient-elles me faire !
J’ai le mal du pays. J’y retournerai bientôt. J’en suis sûre.
Juillet 2007
Légendes des photos
1 : Carrelage de la maison d’Alger, mai 2007, Anne-Marie Alazard.
2 : Anne-Marie, sa mère et sa grand-mère vont au Milk-Bar à Alger, 1952.
3 : Le Milk-Bar se trouvait à la place du salon de thé et du Self L’Émir, place Bugeaud, aujourd’hui place de l’Émir Abd el Kader, mars 2007.
4 : Anne-Marie en communiante, avenue Foch, juin 1953.
5 : L’immeuble d’Anne-Marie avenue Foch aux Tagarins à Alger (1952-1955), mai 2007.
6 : Anne-Marie et une amie à Kouba. On aperçoit l’église, juillet 1957.
7 : L’église de Kouba transformée en mosquée, mai 2007.
8 : Anne-Marie. On aperçoit la mairie de Kouba, juin 1958.
9 : La mairie de Kouba, mai 2007.
10 : Lycée Delacroix, 1957/58. Anne-Marie est au milieu.
11 : Lycée Delacroix, mai 2007.L’immeuble d’Anne-Marie avenue Foch aux Tagarins à Alger (1952-1955), mai 2007
Du site de Leila Sebbar : ''Journal de mes Algéries en France''.
.
.
.
.
.
Les commentaires récents