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de Mohamed Benchicou est sorti le 31 octobre à Alger pour le Salon du livre. Extrait.
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Derrière la grille, à contre-jour, Ferah offre à admirer sa magnifique silhouette de travesti. Ses hanches rondes moulées dans un jean parfaitement taillé et montées sur des jambes fines, sa poitrine proéminente parfaitement épousée par un tee-shirt fripon, son beau visage d'éphèbe sobrement maquillé, ses yeux en amande bridés et mélancoliques, subtilement mis en évidence par une discrète touche de khol et ornés de cils soignés au mascara, ses petites lèvres pulpeuses, tout est fait pour aguicher chez Ferah.
Comme tous les travestis de la prison, il loge au « cabanon », une aile spécialement aménagée pour les homosexuels et, bien entendu, interdite aux autres détenus. On y rencontre les travestis célèbres qui se prostituent dans les rues et les night-clubs d’Alger et que la police des mœurs coffre de temps à autre, au gré des campagnes de moralisation publique dont aime à user le régime algérien pour se donner à bon compte ces allures de sainteté qui apaisent les islamistes et confortent les âmes bigotes. Les travestis pris dans le filet séjournent au cabanon quelques semaines, le temps que retombe la crise bondieusarde du gouvernement et que leurs puissants protecteurs interviennent pour les faire libérer. Ils s’en tirent généralement avec une petite peine assortie d’une sévère leçon de morale sur les ravages qu’il font subir à la société en vendant si publiquement leurs charmes. Les prostitués s’en amusent. Ceux qui les jugent sont souvent leurs plus assidus clients et ils ont appris autant à garder les secrets qui les font vivre qu’à mépriser cette société aussi adroite dans les sermons que dans la sournoiserie. C’est dans les villas d’Alger les plus cossues, dans le lit des plus hauts notables de la ville et dans celui de ses plus vénérables personnalités, dans l’odeur de l’alcool et du fric, que les travestis passent leurs plus rentables nuits. Mais, de ces encanaillements des puissants, on ne parle pas, comme on ne parle pas de la pédophilie, du marché de la drogue ou de l'industrie du sexe, territoires gouvernés par des hommes proches du pouvoir. Alors, les prostitués ont appris à se taire et à payer. Payer les policiers qui ferment les yeux, payer le commissaire qui les couvre, payer le magistrat qui expédie l’affaire. C’est la rançon imposée par l’hypocrisie algéroise et ils ont appris à s’en acquitter avec philosophie.
Tous les pensionnaires du cabanon ne sont, hélas ! pas des détenus de passage appréhendés pour avoir chatouillé les bonnes mœurs. Il en est qui s'y trouvent pour des délits plus classiques et plus lourds. Ferah est de ceux-là. Il purge une peine à perpétuité pour avoir assassiné son amant surpris dans les bras d’une femme. J’ai appris ainsi, avec l’émouvante histoire de Ferah, qu’un homme épris d’un autre homme peut succomber à la jalousie au point de se donner les moyens définitifs de laver l’affront. Pour ce geste fatal de l'amant trompé, Ferah a déjà passé douze années de sa vie en prison. Douze interminables années à regarder flétrir son corps et à lutter désespérément, avec les dérisoires moyens de la prison, contre le vieillissement prématuré, à retarder la fatidique évasion de la séduction et à guetter une insoutenable indifférence dans le regard des hommes. Ne plus plaire serait pour lui le vrai jour du trépas et il doit d’être entré très jeune en prison plus qu’à sa persévérance de conserver, à l’approche de la trentaine, cet attrait certain qui fait encore se tourner les têtes des autres détenus et cette authentique grâce féminine qui perle comme une note de douceur dans le pénitencier d’El-Harrach.
– Oui, c’est moi qui l’ai écrit, lui répondis-je.
Il s’était approché de moi pour donner un peu de confidentialité à notre discussion et cette tournure d’intimité que prenait notre rencontre ne semblait pas lui déplaire. De ses ongles subtilement vernis, il se frotta délicatement le nez, écarquilla démesurément les yeux, ce qui eut le dommageable effet de les débrider, puis laissa échapper un soupir :
– C’est donc vrai…
Ferah se relâcha comme s’il venait, enfin, de percer un mystère tenace, prit une cigarette blonde qu’il enroula méthodiquement de ses doigts fins avant de l’accrocher délicatement à ses lèvres, et l’alluma en me dévisageant, l’air à la fois pensif et un soupçon admiratif.
– Et ils t’ont coffré pour ça ?
– En quelque sorte, oui…
– Et tu as dit des choses graves sur le président ?
– Pas vraiment. Pas au sens où tu sembles l’entendre, en tout cas.
L’explication ne parut pas le convaincre, mais il n’en avait que faire. Il lui suffisait de parler au « journaliste qui avait écrit le livre sur Bouteflika » et qu’on venait d’incarcérer; de fixer ce moment dans sa morose existence de détenu.
Il semblait tirer de cet instant intime une sorte de fierté indéfinissable, comme si, tout d’un coup, il découvrait, à travers mon personnage, un motif inattendu de ne pas tout à fait désespérer de la vie et des hommes.
* * * * *
La violence a marqué d'un fer blanc le journal que j'ai fondé. C'est de son ventre qu'il naquit un matin d'automne lumineux de 1991. C'est de ses implacables étreintes chargées de deuils et de désespoirs qu'elle l'accompagna durant sa courte existence. C'est par elle qu'il mourut l'été de cette maudite année 2004. Ecrire et informer au rythme des salves de colère d'un peuple déchiré n'offrait pas d'autre destin que de tomber, un jour ou l'autre, au champ de bataille d'une guerre sans nom.
Le Matin vit le jour par le sang. Enfant convulsif des journées noires d'octobre 1988, quand la jeunesse algérienne se souleva contre la dictature pour en arracher, au prix de centaines de cadavres, le pluralisme et la fabuleuse possibilité de penser autrement, il est né du râle des torturés et de l'agonie des adolescents fauchés par les chars dans les rues d'Alger. Sans ces gosses révoltés armés que de leurs seuls cris, les journaux libres n'auraient jamais poussé sur ce sol assoiffé de liberté et, je le crois bien, nous ne serions pas si nombreux à écrire avec impertinence. Pour être précis, je dirais que le Matin est aussi l'enfant d'un divorce fécond. L'équipe qui l'avait créé venait d'un journal prestigieux, Alger républicain, le célèbre quotidien de gauche, proche des communistes, créé en 1938, régulièrement harcelé pour ses positions éditoriales, interdit en 1939 et en 1955 par les autorités françaises, puis en 1965 par le pouvoir algérien suite au coup d'Etat de Houari Boumediene. J'avais contribué, aux côtés d'un prestigieux aîné, l'inégalable Bachir Rezzaoug, à relancer Alger républicain en 1989, dans la foulée des évènements d'octobre, après vingt-quatre ans de non-parution. Il fut le premier titre privé à briser l'hégémonie des journaux étatiques. J'en fus désigné le rédacteur en chef et j'exerçais ma fonction avec d'autant plus de fierté que je dirigeais une rédaction qui compta en son sein des plumes historiques comme celle d'Albert Camus ou Kateb Yacine. Travailler dans Alger républicain vous réconciliait avec la modestie et la force des idées. C'était un journal qui avait, avant les nôtres, donné ses martyrs, illustres, comme Henri Maillot, Georges Rafini, Amar Khalouf, Abdelkader Benamara, Mourad Aït Saada, Abdelkader Choukhal, tous morts pour l'indépendance de l'Algérie.
Entre 1989 et 1991, Alger républicain eut le malheur de renouer avec le succès : il se classa en seconde position dans le classement par tirages. Le réussite, comme de juste, allait susciter les convoitises politiques. Le parti de l'avant-garde socialiste (PAGS), communiste proposa de placer un de ses dirigeants à la tête du journal. Le directeur Abdelhamid Benzine, vieux journaliste respecté et respectable, acquiesça. Je ne savais, pour ma part, quoi répondre à cette initiative qui contrecarrait nos pulsions professionnelles mais nous finîmes par refuser catégoriquement. C'eût été, pensions-nous, une trahison à l'idée qu'on se faisait du journalisme que de travailler sous l'autorité directe d'un parti, fût-il le nôtre, et de celle d'un homme qui n'avait aucun parcours dans la presse. La crise qui s'ensuivit déboucha sur notre départ et, par l'heureux concours des circonstances, sur la naissance du Matin que je créai aux côtés d' amis admirables, dont Ghania Hammadou, qui en fut la première rédactrice en chef.
Je resterai toutefois marqué par mon passage décisif à Alger républicain. Cette étape pesa beaucoup dans les choix obstinés du Matin, dans ses refus et même dans la similitude des destins qui frappèrent les deux journaux.
Nous restâmes toujours fascinés par le sacrifice des martyrs d'Octobre et toujours habités par la crainte de les trahir. Jusqu'au jour où nous eûmes nos propres martyrs. Et qu'il fallut alors à nos plumes honorer, en plus d'un complexe devoir de vérité, l'insoutenable devoir de mémoire. Je crois, en dépit de nos moments de défaillances et de nombreuses concessions à la vanité, que nous ne les avons jamais trahis. Le Matin a été l'un des journaux qui ont constamment alerté l'opinion, jusqu'au dernier numéro, sur le plus grand péril qui guettait notre pays, le péril islamiste qui planait sur le ciel bleu d'Algérie. C'était comme un appel déchirant qui jaillissait de nos plumes telle une clameur de détresse jaillissant d'une poitrine angoissée. Nous voulions réveiller les esprits sur l'abominable destin qui attendait l'Algérie si la loi du kamis venait à l'emporter. On a souvent épilogué sur le différend qui nous opposa, si violemment, au président Bouteflika. Il ne reposait que sur cette hantise d'un pétainisme algérien qui, hélas ! a bien fini par se vérifier.
Nous avons été parfois entendus, souvent conspués, mais toujours respectés. De cette ligne farouchement anti-intégriste, nous n'avons pas dévié un seul jour, ce qui nous valut, dans la même foulée, l'adhésion des lecteurs, l'hostilité des clercs et les quolibets d'une certaine presse française caricaturale qui nous taxait de « journal des généraux.» Je ne m'en suis jamais offusqué, connaissant, pour une presse libre naissante, le tribut qu'il y avait à payer aux mépris et aux préjugés.
Notre obstination intraitable à désigner le monstre islamiste, ajoutée à nos dénonciations de la corruption et de l'injustice, nous exposa à deux colères fatales : l'une, assassine, des terroristes intégristes ; l'autre, répressive, du pouvoir algérien.
Et c'est ainsi que nous fîmes connaissance avec la violence et la prison.
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Le Matin, ce fut d'abord un soldat désespéré contre l'islamisme.
Si nous nous sommes opposés au régime du président Bouteflika dès son élection en 1999, c'est parce que nous avions tout simplement peur. Peur que nos amis soient morts pour rien, peur du règne islamiste dans un pays qui avait donné sa chair pour la démocratie, peur d'une insoutenable infidélité. Or, tout chez le personnage indiquait qu'il allait, par calcul politique mais aussi par conviction, trahir le combat anti-intégriste. En 1994 déjà, il avait refusé la présidence parce que le rapport des forces ne penchait pas vers une alliance avec les islamistes. Il quitta, de nuit, Alger pour Genève sans avertir les généraux qui tablaient sur son intronisation; ce qu'ils ne lui ont jamais pardonné. Le général Nezzar, l'un de ses sponsors transis, publia un virulent communiqué dans le Matin, en septembre 1998, alors que la candidature de Bouteflika n'était encore qu'au stade de la rumeur, pour le traiter de « marionnette qui se roulait dans le burnous de Boumediene. » L'ire du général suscita d'ailleurs un événement assez mystérieux et dont je n'ai toujours pas la clé jusqu'à aujourd’hui. Une mise au point aux propos de Nezzar, très musclée et signée Abdelaziz Bouteflika, nous parvint en effet au journal, le jour même. Fallait-il la publier ? Nous devions d'abord nous en assurer de l'authenticité et le seul qui pouvait nous édifier était Bouteflika lui-même. Son téléphone était sur répondeur. Nous laissâmes un message qui fit son effet : deux heures plus tard déboula chez nous son frère Saïd, l'air affolé et abusant de ces tics qui tiennent à la fois du jésuitisme et du manque d'assurance :
– Abdelaziz Bouteflika m'envoie vous dire qu'il n'est pas signataire de cette mise au point et que ce n'est pas dans ses habitudes d'intervenir avec vulgarité dans le débat politique. Il vous prie de ne pas publier ce texte.
La mise au point ne fut ainsi, jamais rendu publique bien que j'avais le fort pressentiment que Bouteflika en était bien l'auteur. Cela n'empêcha pas ce dernier, devenu président, de fustiger, entre autres reproches, cette presse qui ne « vérifie jamais ses sources. » Quant à son frère Saïd, devenu puissant personnage politique à l'ombre de son aîné, il perdit ses tics embarrassés au profit de ceux, plus cyniques, des bourreaux et de l'intrigant.
Nous eûmes raison d'avoir peur : Bouteflika exécutera avec cynisme une incroyable politique de félonie. Il fit approuver par deux référendums, en 1999 et en 2005, la « réconciliation nationale » avec les intégristes qui venaient pourtant d'assassiner des dizaines de milliers de citoyens. Vaincus militairement, les islamistes relevèrent alors la tête et se mirent, dès le printemps de l'année 2006, à revendiquer le pouvoir. Nous allions commémorer le douzième anniversaire de la disparition de Saïd Mekbel.
Jusqu'à son ultime édition, le Matin dénonça cette infâme capitulation que le président Bouteflika exigeait d'un pays fatigué. C'est cette ligne anti-intégriste qui précipita notre perte. C'est cela plus un certain héritage filial d'Alger républicain qui nous commandait de nous faire la voix de ceux qui n'en avaient pas, les jeunes condamnés au chômage, les travailleurs méprisés, les populations dépouillées de leur avenir, les femmes spoliées de leurs droits. C'est cela, plus la défense de nos cadres, médecins, enseignants, souvent persécutés, parfois emprisonnés et brisés, toujours humiliés, poussés à l'exil et à l'abandon d'un pays privé alors de sa matière grise, de ses chercheurs, de ses scientifiques. C'est tout cela, ajouté aux dénonciations de tortures pratiquées honteusement sur des Algériens, au soutien du journal à la révolte kabyle de 2001, aux enquêtes sur les malversations financières et sur les connivences louches qui mettaient en cause le cercle présidentiel, c'est tout cela que le journal a payé de sa vie. Alors, oui, pour tout cela, nous fûmes, pour les notables des régimes qui se sont succédé depuis 1991, civils ou militaires, le vilain petit canard à écorcher vif. Notre première suspension, nous la connûmes à l'âge de dix mois ! Elle dura deux mois et faillit nous emporter. Un chef du gouvernement très ombrageux et assez imbu de sa personne, Belaïd Abdesslam, un dinosaure du parti unique nous punissait pour avoir donné une information vraie …mais embarrassante pour le pouvoir : l'arrestation du chef du Groupe islamiste armé (GIA), Chebouti. Nous étions encore assez naïfs pour ignorer qu'il en coûtait parfois davantage, pour un journaliste libre, de publier une information vraie que de donner une nouvelle fausse. Depuis, l'énigme est restée entière : plus personne n'entendit parler de Chebouti. Qui était-il ? C'est à ces mystères qu'on reconnaît la brillante complexité de la politique algérienne.
Nous connûmes ensuite quatre autres suspensions dont la dernière, en 2004, fut fatale.
A quoi devons-nous d'avoir subi, plus que d'autres, l'acharnement des puissants ? Nous n'étions pas plus courageux que nos confrères mais sans doute moins prudents et peut-être, je dois le dire, plus à l'écoute du malheur qui frappait notre peuple.
Oh, bien sûr, je ne nie pas l'impulsivité ni peut-être même une certaine fatuité dans l'exercice du métier. Nous avons livré bataille, à mains nues, à de puissants généraux, comme Mohamed Betchine, richissime et redoutable notable du régime, qui avait mis à profit son amitié avec le président Zéroual pour mettre le pays en coupe réglée, favorisant le népotisme, la rapine et le passe-droit. Son journal m'ayant attaqué en des termes blessants, je ripostai par un article d'août 1998 qui reste à ce jour le plus provocateur qu'ait publié le Matin et rageusement intitulé « Rentrez vos chiens, M. Betchine! » Le brûlot fit si grand effet auprès des cercles algérois qu'il suscita une espèce de crainte sourde chez les journalistes du Matin : à quelle sauce l'ogre allait-il nous manger ? L'audace nous coûtera très cher, en effet : d'abord une amende de deux milliards de centimes qu'une juge complaisante nous condamna à payer, ensuite une suspension de deux mois qui faillit nous asphyxier.
Nous avons toujours versé la rançon de l'imprudence mais aussi, il faut le dire, un certain tribut à la lucidité. Car, enfin, pourquoi ce combat que nous livrâmes contre le régime d'Abdelaziz Bouteflika a-t-il toujours paru un combat solitaire ? Sans doute parce que l'on ne s'est jamais vraiment laissé prendre à l'image factice d'un homme dont le portrait, en apparence, tranchait avec celui, rugueux,de ses prédécesseurs, tous militaires à l'exception de l'éphémère Boudiaf. Bouteflika se présentait, il est vrai, comme un civil plutôt instruit et courtois, ouvert, du moins le laissait-il entendre, sur la civilisation universelle. Il eut, au surplus, le talent d'emporter d'emblée la sympathie des foules en parlant de politique avec un accent populiste et débonnaire. Dans un pays où, par tradition hypocrite, les hommes politiques sont sérieux à l'excès, les gens saluèrent avec enthousiasme l'arrivée de la frivolité au pouvoir. Puis, très vite, les Algériens découvrirent derrière ses accents railleurs, l'homme méprisant, froid et calculateur qui se révéla dans les épreuves terribles que vécut son peuple.
C'est ainsi que j'eus l'idée d'écrire un livre démystificateur, Bouteflika une imposture algérienne (1), le livre que le président ne m'a jamais pardonné et qui, autant que les écrits du Matin, est à l'origine de la terrible répression qui s'abattit sur ma modeste personne. Je voulais, à travers cette biographie sans complaisance, montrer que, oui,d'une certaine façon, Bouteflika était en rupture avec les colonels qui l'avaient précédé au gouvernail algérien : il y avait chez Boumediène, Chadli ou Zéroual, des filons telluriques faciles à détecter, marqués du signe d'une certaine grandeur que seule offre la vie de guerrier. Ils furent des dirigeants intraitables, impénétrables, arrogants, totalitaires et souvent impitoyables, qui semblaient obéir à une force désolée et implacable mais qui, en même temps, par soumission assumée à une espèce de puritanisme militaire, préservaient le pouvoir des rodomontades dégradantes, du manquement à la parole et de la fatuité. Bouteflika, lui, est resté jusqu'au bout l'enfant adultérin d'un système grabataire et d'une démocratie violée que je décris dans mon livre Bouteflika, une imposture algérienne. Relisant dans ma cellule d'El-Harrach un écrit de Neruda sur le dictateur chilien Gonzalez Videla, je tombe sur l'image que je cherchais, celle qui va comme un gant aux despotes vaniteux : « A l'échelle des sauriens géants que sont les grands caudillos latino-américains, les dimensions de Videla ne dépassent pas celles d'un lézard venimeux. »
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« Ici, avec nous, ouallah ! il ne t'arrivera rien. » Le serment de l'adolescent, tout le monde l'a tenu en prison. J'ai vérifié, durant les longs mois qui suivirent, la réalité de cette sympathie active dont m'ont témoigné, sans relâche, mes compagnons de détention. Je n'ai pas, ne fût-ce qu'un seul jour, souffert du froid, de la faim ou de la fatigue. Il s'est toujours trouvé une main pour m'épargner l'épreuve et l'abaissement que les commanditaires politiques de mon incarcération entendaient me faire subir. Les besognes de la prison, ingrates mais nécessaires, m'étaient carrément prohibées : mes compagnons de cellule m'interdisaient de faire la vaisselle, de préparer les repas, de nettoyer le « gourbi » ou même de laver mon propre linge ! J'avais un bizarre statut d'invité dans une salle où les détenus s'affairaient pourtant du matin au soir pour maintenir les lieux dans une relative propreté. Ce privilège généreusement accordé par mes compagnons, contre lequel je ne pouvais rien, m'a souvent indisposé. Pour être, cependant, tout à fait honnête, j'avoue y avoir trouvé quelques accommodements avec le côté flemmard de ma nature, n'ayant jamais manifesté de grand enthousiasme pour les tâches domestiques. C'est ainsi que Zaouèche fut pendant un an et demi mon assistant ménager attitré. Il s'occupait de mes repas, souvent de ma lessive et parfois du rangement de mes affaires, ce qui me laissait du temps pour lire ou pour rêvasser et, quand l'inspiration était au rendez-vous, pour écrire. Si j'ai pu rédiger mes poèmes de prison, accumuler de précieuses notes pour l'ouvrage présent et produire des écrits à l'intention de mes amis qui militaient à l'extérieur, c'est grâce à Zaouèche et à mes autres compagnons de cellule. Son départ me laissa dans une sorte de vide insoupçonnable que je ne pus combler qu'avec l'arrivée providentielle de Guelti, un inoubliable boute-en-train, par ailleurs maniaque de la propreté et spécialiste de la salade de pomme de terre qu'il avait toutefois la manie d'assaisonner avec du mauvais vinaigre. Guelti témoigna d'une prévenance exceptionnelle à mon endroit, me déchargeant, autant que le fit Zaouèche, des petites et grandes obligations ménagères.
Mes amis m'entourèrent d'une sollicitude si rare que je n'ai pas souvenir d'en avoir rencontré de semblable en dehors de ma prime enfance. Ils domestiquèrent même la maladie dont je souffrais, et à laquelle, sur ordre des autorités, l'administration pénitentiaire hésitait à apporter les soins spécialisés. Mes voisins de cellule remplacèrent tous les médecins de la planète ! Que de soirs, mon bras engourdi par la douleur a dû s'en remettre aux massages apaisants de Mosta ou aux herbes miraculeuses du « docteur », surnom donné à M'hamed depuis qu'il s'était mis en tête de travailler à l'infirmerie. Et que de fois je dus aux mains expertes d'un vieux détenu, Lahbib, kinésithérapeute dans une ancienne vie et assistant occasionnel du médecin, de voir mon dos se redresser comme par enchantement. Le résultat faisait d'ailleurs rougir de fierté Lahbib qui se piquait d'avoir été le disciple du kiné d'Alain Delon !
« Ils veulent te détruire. Mais ici, avec nous, ouallah il ne t'arrivera rien. Compte sur nous », avait promis l'adolescent. Sans doute voulait-il signifier que tout le monde, ici, avait deviné les desseins funestes du pouvoir : m'affaiblir, voire m'assassiner en prison de façon passive, en laissant évoluer la maladie jusqu'au stade final. Ce que les détenus n'auront pas laissé faire. Ce n'était pas de la compassion mais un acte politique mûrement réfléchi et méthodiquement assumé. Mon emprisonnement était devenu, à mon insu, un enjeu de réputation entre mes associés d'infortune et mes bourreaux. Par ce combat inégal et non déclaré, mes codétenus signifiaient à mes geôliers politiques qu'ils s'acharneraient à déjouer les funestes objectifs rattachés à ma détention, qu'ils étaient garants de ma santé et de mon moral et que je ne sortirais de prison ni brisé ni affaibli. Ils ont interposé entre moi et mes persécuteurs une magnifique cordillère humaine érigée à la gloire de la fraternité et de la dignité. C'eût été leur défaite et un peu leur déshonneur que, sous leurs yeux, un journaliste arrêté pour ses idées cédât, sous le poids de l'épreuve carcérale, à la repentance ou, pis, au désaveu de ses propres opinions. Je me souviens, en ces derniers mois d'emprisonnement, de l'ardeur touchante que mettaient les deux sportifs de la salle, Mus et Moha, à organiser à mon intention des séances de remise en forme auxquelles, je dois l'avouer, otage de ma paresse, je me prêtais d'assez mauvaise grâce. « Mais tu sors bientôt, Ami Moh, et il faut que tu affiches l'allure d'un homme en forme. On va leur montrer que tu es toujours le même », insistaient-ils avec une heureuse opiniâtreté qui eut raison de ma mauvaise volonté et aussi, heureusement, de ma bedaine.
De cette solidarité spontanée, j'ai tiré la clé d'un vieux mystère : la vieille impuissance de la prison à avilir les détenus d'opinion. Le fait qu'ils en ressortent toujours intacts, du plus célèbre comme Nelson Mandela aux plus anonymes, m'a toujours intrigué. Je n'avais pas conscience que l'explication se trouvait, au-delà de la foi, dans cette complicité massive de leurs codétenus qui les préservait des outrages de la peine. Les Algériens appellent cet orgueil têtu le nif, un terme intraduisible situé entre la fierté sourcilleuse et un défi obstiné à l'indignité. Dans le cas de mes amis de prison, c'était le nif , plus autre chose. Cette bravade, patiente et admirable, lancée aux lois de l'oppression, c'était leur part d'un combat, mon combat, celui que j'avais jusque-là mené sans eux et qui, désormais, et pour toujours, sera l'enfant rescapé de ces hommes d'El-Harrach qui l'ont nourri de leur chair et de la force de leur désespoir.
Jamais plus il ne sera une goutte d'encre qui ne perlera de ma plume sans devoir sa liberté à ces platanes anonymes de la générosité humaine.
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J'ai souvent entendu agoniser le Matin. Je ne l'ai pas vu mourir. J'étais en prison, depuis un mois déjà, quand j'appris sa disparition, décidée par le régime du président Bouteflika au milieu des larmes des lecteurs amputés d'une espérance, des pleurs hébétés des employés dépossédés de leur âme et de leur gagne-pain, de la solitude impuissante des journalistes orphelins d'un idéal. Le journal n'avait que treize ans mais sa décapitation fut d'une sauvagerie inouïe : sa parution interdite, ses biens saisis, l'immeuble qui l'abritait vendu aux enchères, ses travailleurs largués à la rue, son directeur jeté en prison. Le pouvoir algérien s'inspirait, sans même s'en apercevoir, des méthodes coloniales : il liquidait le Matin avec le même acharnement qu'avaient utilisé Lacoste et Massu pour interdire, en 1955, Alger républicain : saisie des biens, prison pour son directeur, Henri Alleg, arrêté en juin 1957 et sauvagement torturé par les parachutistes du général Massu. Alleg qui ébranlera la France par son livre saisissant, La question, un des témoignages les plus insupportables sur la torture qu'un homme ait jamais écrit.
Bouteflika prolongeait par l'ère du pénitencier la période de la terreur islamiste. Il s'adonnait, en fait, à une répression planifiée, et notre tort fut de ne l'avoir pas compris assez tôt. Bouteflika s'acharnait sur la presse libre autant parce qu'elle le dérangeait que parce qu'il la considérait comme une dangereuse intruse qui s'était indûment emparée d'un pouvoir régalien, celui de s'adresser au peuple et dont lui, Bouteflika, en sa qualité de créature de l'état putschiste aux commandes depuis l'indépendance, pense qu'il relève exclusivement de la prérogative du pouvoir central. Il s'en prenait donc à la presse libre moins pour la mater que pour l'éliminer. Il s'en prenait à la presse libre pour lui reprendre, enfin, ce privilège qu'elle avait chipé aux monarques : publier des journaux. A sa façon, il se sentait le justicier d'un État absolutiste malmené, dix ans plus tôt, par les gamins d'octobre 1988 et qui avait dû concéder à la société, dans le sang, le droit au pluralisme. Presse libres, syndicats autonomes, partis d'opposition : Bouteflika n'aime pas ces butins du sang. Ces contre-pouvoirs arrachés à trente années de dictature ont, pour lui, les allures suspectes de sordides accouchements; des machins bâtards issus de l'aventurisme roturier; des prérogatives sacrées volées à l'état et redistribuées à une population immature. Lui le rejeton du pouvoir absolu qui règne en maître sur l'Algérie depuis quarante ans, est effaré, à son retour au pouvoir en 1999, par l'érosion de la puissance du contrôle étatique sur le citoyen. « J'ai laissé le pouvoir de Franco, je retrouve celui de la reine d'Angleterre » aimait-il à répéter, sans rire, aux journalistes étrangers. Il veut revenir au système unique, à la presse unique, au syndicat unique, par la terreur, par le chantage de la prison, la pression du juge ou la torture. Redresser le tort causé à l'état algérien par la machination d'octobre 1988; lui redonner ce que la rue lui a arraché. Et il le dit publiquement : « Le peuple algérien n'a formulé aucune demande démocratique. On a décidé pour lui. »
Tout est dit. Bouteflika vient de délégitimer le processus pluraliste en marche depuis octobre 1988. Il ne reste plus qu'à l'abolir.
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« Ils m'ont forcé à ouvrir la bouche et …». Le vieil Algérois s'interrompt.
Qu'est-ce qui nous a pris de parler de torture ? On savait, au moins depuis Nuremberg, qu'elle outrageait davantage le bourreau qui s'y abaissait que la victime qui la subissait. On savait, et comment ne pas le savoir, que les puissants de ce monde n'aimaient pas qu'on leur rappelle cette balafre indigne gravée à jamais sur leur front.
« Ils m'ont forcé à ouvrir la bouche et …ont uriné dedans. » L'homme baisse la tête comme s'il venait de revivre l'insoutenable offense devant Saida, notre journaliste. L'affront, qui remonte pourtant à trente-trois ans, le mortifie toujours. La ride hideuse de la torture ne s'efface pas avec l'âge, ni même avec le temps. Quelques semaines plus tard, en mai 2004, face à une autre de nos journalistes, un groupe de jeunes qui venaient d'être fraîchement suppliciés par les gendarmes de leur pays, souffrirent à aller au bout de leur bouleversant témoignage. « Ils nous ont alignés après nous avoir déshabillés. Ils nous ont ensuite demandé de nous pencher vers l'avant... ». Les jeunes s'arrêtent : « Vous nous avez compris, nous n'avons pas besoin de vous expliquer... » L'un des adolescents pleure, sans doute brisé pour la vie. « Puis ils ont menacé de s'en prendre à nos mères, à nos sœurs, à nos femmes. J'ignore ce qui s'est passé ensuite. Les femmes ont peur de parler. »
Fallait-il oser publier ces témoignages ? Nous sortions à peine d'une élection présidentielle que le président Bouteflika venait de remporter pour la seconde fois et l'Algérie s'était replongée dans la peur des campagnes revanchardes. Oui, qu'est-ce qui nous pris de parler de torture ? Je savais que nous serions, une fois de plus, les seuls à rapporter ces récits déchirants, qu'ils nous vaudraient la colère du régime Mais comment tourner le dos à de si abominables vérités et surtout, comment pourrait-on regarder notre métier après avoir abandonné ces gens dans leur détresse ? Je donnai à chaque fois mon accord. Le lecteur, ahuri, découvrit le lendemain dans Le Matin une impensable infamie commise près de chez lui.
Nous sommes en Algérie de 2004, pays de bourreaux insoupçonnables, d'adolescents qui hurlent en silence, de mineurs qui se détestent déjà et de dévots qui regardent ailleurs.
Le vieil Algérois s'appelle Mahfoud Saâdaoui. Il porte péniblement les signes de l'avanie que les hommes du ministre de l'Intérieur, Nourredine Zerhouni, dit Yazid, lui infligèrent en 1971 pour le contraindre à céder son magasin. L'épouse du ministre le convoitait pour en faire une pharmacie, le propriétaire, bravant la dictature, s'y était opposé et Zerhouni, qui était l'un des principaux chefs de la Sécurité militaire sortit alors des arguments convaincants pour faire plier le boutiquier. L'affaire, une fois révélée par le Matin, fit grand bruit à Alger.
Les adolescents, eux, venaient de T'kout, une petite ville de l'est algérien, au sud de Batna, où la population assume son originalité berbère et parle la langue chaouie. Ici comme à Beni-Douala, un jeune homme, Chouaïb Argabi, venait d'être abattu froidement par les gardes communaux; comme à Beni-Douala, le forfait avait suscité la colère d'une population déjà irritée par sa propre misère. Car comme Beni-Douala, T'kout porte un dénuement qu'elle cache, elle aussi, du regard des hommes en le perchant au sommet d'une montagne rocheuse, sur ces splendides gorges, les gorges de Taghit, du haut des balcons du Roufi, où gît une parcelle d'histoire que les bassins romains de Chennaoura vous racontent à l'ombre du mont Hmar Khaddou, ce mont où il ne pousse jamais rien. T'kout, comme Beni- Douala, est trop pauvre pour s'accommoder du déshonneur, trop fière pour l'ignorer, trop cicatrisée pour l'oublier. T'kout cumule l'orgueil berbère et la témérité des Aurès : le premier coup de feu de la révolution de Novembre 1954 a été tiré à quelques centaines de mètres de là.
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Comment faire taire un journal incommode sans se salir les mains ? La réponse, par les temps qui courent, n'est pas aisée. Il faut conduire la besogne en évitant de ressembler aux dictateurs détestables qui peuplent le tiers-monde et dont le président Bouteflika, souverain « éclairé », s’était engagé maintes fois devant la presse occidentale à se démarquer. Aussi, avant d’être contraint, sous le poids des évènements, de se dédire et de m’emprisonner puis de liquider brutalement le journal en juillet 2004, Bouteflika pensait-il résoudre cette embarrassante question par l’arme classique de la duplicité : pousser le Matin à la faillite financière sans avoir l’air de s’y mêler et « neutraliser » son directeur sans y toucher.
L’homme censé savoir « juguler » les opposants sans compromettre les régimes s’appelle Nourredine Yazid Zerhouni, l'homme que le citoyen Saâdaoui accuse de tortures. Ancien chef de la police politique sous Houari Boumédiene, dans les années soixante, quand les adversaires politiques se faisaient liquider « proprement » dans des accidents d’hélicoptères ou dans les hôtels de Madrid ou de Francfort, Zerhouni s'était taillé la réputation de spécialiste des coups tordus et de l’espionnage façon barbouzes. Occupant, ce qui ne gâchait rien, dans le gouvernement Bouteflika, le poste très pratique de ministre de l’Intérieur, il avait la main mise sur ces corps redoutables de l’intrigue que sont la police et les renseignements généraux. Ses services vont penser, d’emblée, à deux subterfuges ordinaires pour me « neutraliser » : l’assassinat maquillé en accident et la fabrication de dossiers compromettants qui m’auraient entraîné en prison ou, tout au moins, discrédité et réduit au silence. Divers témoignages très crédibles confirment que les freins de ma voiture devaient être triturés dans le but de lâcher en pleine autoroute, mais qu'une baraka providentielle ou un désaccord de dernière minute au sein de la police m’avaient permis d’en réchapper. Alors que je venais d’entrer en prison, deux policiers en civil, par remords tardifs ou par sympathie spontanée, se présentèrent à la rédaction du journal en qualité de membres illustres de l’équipe chargée d’intervenir sur ma voiture. Ils donnèrent des détails sur la machination qui devait faire capoter ma voiture et firent étalage d'une science insoupçonnable dans l'art de faire déraper un opposant sur une autoroute. Allez savoir pourquoi, avec de tels virtuoses de la mécanique, les voitures de la police tombent si souvent en panne dans les rues d’Alger !
En même temps que trafiquer mes freins, les barbouzes de Zerhouni pensèrent à fabriquer des dossiers compromettants sur moi. La chose paraissait moins problématique et, en tout cas, plus en rapport avec les compétences du personnage. Il s’y employèrent avec leur meilleur savoir-faire : la filature. L’objectif recherché, somme toute assez coutumier des mœurs policières, était d’établir des preuves irréfutables sur ma mauvaise moralité : flagrant délit d’adultère ou d’ivresse au volant, enrichissement suspect, abus de biens sociaux, fraude fiscale… Je fus d’abord fiché à l’aéroport où mes mouvements étaient systématiquement signalés. J’en fus assez rapidement informé par des amis mais j’étais loin de me douter que cette formalité allait me coûter, plus tard, assez cher. Je savais aussi que j’étais suivi matin et soir par des flics dont la discrétion n’était pas la principale vertu, qui me collaient au train dans le moindre restaurant ou qui me devançaient, l’air satisfait d'eux-mêmes, au moindre de mes rendez-vous. Quinze ans après la chute du mur de Berlin, le régime algérien se plaisait à perpétuer, avec panache, toutes les belles traditions de la police soviétique !
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( A suivre : second extrait)
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