.
La conférence de Cordoue sur l'islamophobie
.
« L'homo islamus »
.
La conférence internationale qui s’est tenue à Cordoue les 9 et 10 octobre derniers et consacrée à la délicate question de la « discrimination et l’intolérance envers les musulmans » a été une opportunité pour approfondir la réflexion sur l’Islam et la citoyenneté et la contribution de l’Islam à l’édification d’une société juste, ouverte, en un mot « moderne » (avec tout ce que ce mot comporte comme nuances prêtant à polémique).
.
Comment séparer le « message éternel » de l’Islam de son contenu « historique », comprendre : celui de la « oumma » (communauté) à laquelle il est souvent identifié ? Comment faut-il appréhender le musulman : en tant qu’individu, en tant que citoyen, ou bien en tant que fidèle ? Faut-il traiter l’Islam en tant que culte ou bien en tant que culture ? Quel est, en définitive, le contenu ontologique, anthropologique, sociologique et politique de « l’homo islamicus » ? « La théorie du clash des civilisations partage avec la théorie du dialogue des civilisations un point commun : les deux associent l’identité religieuse et l’identité culturelle. Si bien que le thème de l’islamophobie met dans le même sac des discriminations ethniques et des discriminations religieuses », souligne d’emblée Olivier Roy, directeur du CNRS, dans une communication intitulée : « Dialogue des civilisations, liberté religieuse et citoyenneté ». « L’identité religieuse et l’indentité culturelle ne correspondent pas forcément l’une à l’autre », ajoute-t-il avant de préciser : « Il faut œuvrer pour que l’Islam soit reconnu en Occident comme une religion universaliste comme l’est le christianisme et non comme la marque identitaire d’une minorité ethnique ». « La liberté religieuse, qui est un droit individuel, est un principe fondamental qui ne doit pas être confondu avec le droit des minorités ou toute approche collective. L’intégration de l’Islam en Europe se fera par le fait de reconnaître chaque musulman comme citoyen de plein droit d’une part, et d’autre part, de donner toute sa place à l’Islam comme religion », conclut-il. Le sociologue d’origine algérienne et député de Trieste, Khaled Fouad Allam, se désole presque de constater que justement il y a une « ethnicisation » des rapports entre l’Occident et le monde musulman. « L’on assiste aujourd’hui à la naissance de frontières symboliques : des frontières ethniques, linguistiques et religieuses », note-t-il. « Il y a un changement de paradigme politique depuis la chute du mur de Berlin. On est passés d’un paradigme abstrait vers un paradigme basé sur une approche ethnique. » Il en veut pour preuve la guerre en Yougoslavie, les conflits qui déchirent la région des Grands Lacs ou encore « les affrontements entre fondamentalisme musulman et fondamentalisme hindou ». Et de s’interroger : « La grande question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment musulmans, juifs, athées, comment cette hétérogénéité de cultures différentes, est traduite au niveau politique ? » En d’autres termes : comment construire une citoyenneté qui tienne compte de cette diversité « ethnique » tout en sauvegardant la cohésion sociale des sociétés contemporaines. Khaled Allam évoquera ainsi l’expérience faite en Italie d’une « Charte des valeurs de la citoyenneté et de l’intégration » qui œuvre à la création d’un espace citoyen ouvert à tout ce spectre multiculturel « plutôt que de s’enfermer dans une charte centrée exclusivement sur l’exceptionnalité musulmane ». Au-delà des représentations à propos de l’Islam et des musulmans, le sociologue pose le problème de la représentativité des musulmans dans le champ politique occidental. « La citoyenneté passe par l’existence au niveau politique », insiste-t-il. La question de la « participation » des musulmans au sein de leurs sociétés se fait ainsi cruciale.
.
.
« Citizen muslim »
.
Dans ce sens, le conférencier cite un exemple lourd de sens : le patrimoine de l’Islam en Europe comme l’Alhambra à Grenade ou la Mezquita à Cordoue. Ces monuments ne sont pas les objets exotiques ayant échu fortuitement sur le sol européen, suggère Khaled Allam, mais des monuments attestant de la « contribution des civilisations de l’Islam au patrimoine européen ». Des contributions qui doivent être suivies de participation citoyenne active dans l’espace public occidental. Cela ne risque-t-il pas d’accentuer la phobie du citoyen lambda européen formaté par un discours public présentant les musulmans comme « le cancer de l’Europe » en agitant le spectre d’une « Euro-Arabie » et la menace de la destruction de la civilisation occidentale de l’intérieur comme le dit Hisham Hellyer, chercheur à l’université de Warwick ? L’enjeu est donc de sortir des paradigmes sécuritaires et leur propagande alarmiste pour aller vers un vrai dialogue interculturel en laissant (si possible) tous les poncifs au vestiaire. Ces réflexions, on le voit bien, s’attardent beaucoup plus sur l’intégration du musulman, du « citizen muslim », à la citoyenneté européenne. Qu’en est-il de ce côté-ci de la Méditerranée ? Sous nos cieux, il faut bien constater que l’enjeu majeur consiste à oser une réforme du corpus des textes de l’Islam pour en faire un levain de progrès avec, à la clé, une réflexion hardie sur la sécularisation de la vie publique en repensant la place du Sacré dans la Cité. Le hic, c’est aussi de débarrasser le citoyen musulman d’une trop forte emprise de la pensée eschatologique en libérant le « Moi musulman » d’un Surmoi patriarcal omniprésent et oppressant. Par ailleurs, il s’agit de prémunir les jeunes d’un certain nihilisme millénariste. « Il faut admettre qu’il existe une tendance néo-religieuse radicale qui tend à endoctriner les plus jeunes dans le sens d’un Islam qui n’est guère valide historiquement. Nous avons la chance d’avoir une histoire de coexistence pacifique et fructueuse avec les sociétés hôtes, de la Chine à Tombouctou. En Europe, l’Islam a mille ans d’âge. Nous devons donc éduquer nos jeunes en leur inculquant les valeurs qui ont rendu cette coexistence possible », souligne le docteur Hisham Hellyer en rappelant la symbolique de Cordoue, la ville multiconfessionnelle par excellence. En somme, il s’agit de réactiver « l’Islam des lumières » comme dirait Malek Chebel, contre la conception « djihadiste » qui remporte un franc succès auprès de jeunes guérilléros survoltés qui troquent la parole d’Ibn Rochd contre celle (jugée plus frontale, plus « sexy « ) de « Ibn Laden » ou d’on ne sait quel obscur « Abou Calypse ». « La génération future nous jugera sur la façon dont nous avons réagi, en ces temps d’adversité, et nous nous devons de leur fournir une alternative à ce monde de peur, et où les terroristes ont gagné par défaut », avertit Hisham Hellyer. Pour sa part, le professeur Mustapha Chérif souligne à juste titre que « les errements des groupes extrémistes minoritaires politico-religieux qui usurpent dramatiquement le nom de l’Islam, l’instrumentalisent et pratiquent la violence aveugle, (…) les régimes archaïques arabes, les pesanteurs de la tradition sclérosée, les clichés au sujet de la femme musulmane, la faiblesse de la pensée et les réactions subjectives, irrationnelles marquées par le ressentiment, ne peuvent justifier les discriminations. Cependant, elles ruinent l’image du monde musulman ». En dernière analyse, le challenge est de réinventer une citoyenneté inspirée des enseignements de Cordoue dont les murs résonnent encore des échanges enjoués d’Ibn Rochd et de Maimonide.
.
.
.
.
.
Mustapha Benfodil
El Watan du 15-10-07
.
.
.
Les commentaires récents