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........Par AHMED BEN BELLA (*)
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Le
9 octobre 1967, dans une petite salle de l'école de La Higuera
(Bolivie), Ernesto Che Guevara, fait prisonnier la veille, était
assassiné. Celui que Jean-Paul Sartre qualifia d'« être humain le plus
complet de notre époque » achevait ainsi une vie de révolutionnaire qui
l'avait conduit, dans l'espoir généreux de soulager les souffrances des
pauvres, de l'Argentine au Guatemala, de Cuba au Congo, et finalement à
la Bolivie. Le président Ahmed Ben Bella l'a souvent rencontré, entre
1962 et 1965, à Alger, qui était alors une terre d'asile pour tous les
anti-impérialistes du monde.
DEPUIS trente ans, Che Guevara
interpelle nos consciences. Par-delà le temps et l'espace, nous
entendons l'appel du « Che » qui nous somme de répondre : oui, seule la
révolution peut parfois faire de l'homme un être de lumière. Cette
lumière, nous l'avons vue irradier son corps nu, étendu quelque part au
fond du Nancahuazu, sur ces photos parues dans les journaux des quatre
coins du monde, alors que le message de son dernier regard continue de
nous atteindre jusqu'au tréfonds de l'âme.
Le « Che » était un
preux, mais un preux conscient, au corps affaibli par l'asthme. Je
l'accompagnais parfois sur les hauteurs de Chréa, au-dessus de la ville
de Blida, lorsque je voyais la crise arriver et qu'elle donnait à son
visage un teint verdâtre. Qui a lu son Journal de Bolivie (1) sait avec
quelle santé délabrée il a dû faire face aux terribles épreuves
physiques et morales qui ont parsemé son chemin.
Il est
impossible de parler du « Che » sans parler de Cuba et des relations
particulières qui nous unissaient tant son histoire, sa vie, sont liées
à ce pays qui fut sa seconde patrie avant qu'il ne se tourne vers là où
l'appelait la révolution. Je fis la connaissance d'Ernesto Che Guevara
à la veille de la crise internationale de l'automne 1962 liée à
l'affaire des fusées et au blocus de Cuba décrété par les Etats-Unis.
L'Algérie venait d'accéder à l'indépendance, son premier gouvernement
venait d'être constitué et, en tant que chef de ce gouvernement, je
devais assister, en ce mois de septembre 1962, à New York, à la session
de l'ONU pour la levée symbolique du drapeau algérien au-dessus du
siège des Nations unies ; cérémonie qui consacrait la victoire de notre
lutte de libération nationale et l'entrée de l'Algérie dans le concert
des nations libres. Le bureau politique du FLN avait décidé que ce
voyage aux Nations unies devait être suivi d'une visite à Cuba. Plus
que d'une visite, il s'agissait surtout d'un acte de foi marquant nos
engagements politiques. L'Algérie souhaitait souligner publiquement sa
totale solidarité avec la révolution cubaine, particulièrement en ces
moments difficiles de son histoire. Invité le 15 octobre 1962 au matin
à la Maison Blanche, j'eus de franches et chaudes discussions avec le
président John Fitzgerald Kennedy à propos de Cuba. A la question
directe que je lui posai : « Allez-vous vers une confrontation avec
Cuba ? », il ne laissa planer aucun doute sur ses intentions réelles et
me répondit : « Non, s'il n'existe pas de fusées soviétiques ; oui,
dans le cas contraire. » Kennedy tenta de me dissuader avec insistance
de me rendre à Cuba par un vol direct à partir de New York ; allant
même jusqu'à évoquer l'éventualité d'une attaque de l'avion des forces
aériennes de Cuba qui devait me transporter par l'opposition cubaine
installée à Miami. A ces menaces à peine voilées, je lui rétorquai que
j'étais un fellaga et que les menaces des harkis algériens ou cubains
ne m'intimidaient pas.
Notre arrivée à Cuba, le 16 octobre, se
déroula dans une liesse populaire indescriptible. Le programme
prévoyait des discussions politiques au siège du parti à La Havane dès
l'arrivée de notre délégation. Mais les choses se déroulèrent tout
autrement. A peine nos valises déposées dans le lieu où nous devions
séjourner, bousculant le protocole, nous nous mîmes à discuter à bâtons
rompus avec Fidel, Che Guevara, Raul Castro et les autres dirigeants
qui nous accompagnaient. Nous restâmes là à parler des heures et des
heures durant. Bien entendu, je rapportai aux dirigeants cubains
l'impression que m'avait laissée mon entrevue avec le président
Kennedy. A la fin de ces débats passionnés, menés autour de tables que
nous avions poussées bout à bout, nous nous aperçûmes que nous avions
pratiquement épuisé le programme des questions que nous devions étudier
et que notre rencontre au siège du parti n'avait plus d'objet. Et, d'un
commun accord, nous décidâmes de passer directement au programme des
visites que nous devions faire à travers le pays. Cette anecdote donne
une idée des rapports totalement dénués de protocole qui devaient
ainsi, et dès le début, être la caractéristique essentielle, la norme
des liens unissant la révolution cubaine et la révolution algérienne,
et des liens personnels qui m'ont lié à Fidel Castro et à Che Guevara.
Cette solidarité se confirmera d'une manière spectaculaire lors de la
première alerte grave qui menaça la révolution algérienne avec
l'affaire de Tindouf en octobre 1963. Notre jeune armée, tout juste
sortie d'une lutte de libération, qui ne possédait encore ni couverture
aérienne — puisque nous n'avions pas un seul avion — ni forces
mécanisées, fut attaquée par les forces armées marocaines sur le
terrain qui lui était le plus défavorable. Elle ne pouvait y utiliser
les seules méthodes qu'elle connaissait et qu'elle avait éprouvées lors
de notre lutte de libération : c'est-à-dire la guerre de guérilla. Le
désert et ses vastes étendues dénudées étaient loin des montagnes des
Aurès, du Djurdjura, de la presqu'île de Collo ou de Tlemcen qui
avaient été son milieu naturel et dont elle connaissait toutes les
ressources et tous les secrets. Nos ennemis avaient décidé qu'il
fallait briser l'élan de la révolution algérienne avant qu'elle
devienne trop forte et entraîne tout sur son passage. Le président
égyptien Nasser nous dépêcha très rapidement la couverture aérienne qui
nous faisait défaut, et Fidel Castro, Che Guevara, Raul Castro et les
dirigeants cubains nous envoyèrent un bataillon de vingt-deux blindés
et plusieurs centaines de soldats (2) qui furent dirigés vers Bedeau,
au sud de Sidi Bel Abbès où je leur rendis visite, et qui étaient prêts
à entrer en lice si cette guerre des sables s'était poursuivie.
Ces
chars possédaient un dispositif infrarouge leur permettant d'intervenir
de nuit ; ils avaient été livrés à Cuba par les Soviétiques à la
condition expresse de n'être mis en aucun cas entre les mains de pays
tiers, y compris les Etats communistes, comme la Bulgarie. Malgré ces
restrictions de Moscou, et passant par-dessus les tabous, les Cubains
n'hésitèrent pas à envoyer leurs chars au secours de la révolution
algérienne en danger. La main des Etats-Unis était bien évidente
derrière les événements de Tindouf ; nous savions que les hélicoptères
qui transportaient les troupes marocaines étaient pilotés par des
Américains. Ce sont essentiellement les mêmes raisons de solidarité
internationale qui conduiront plus tard les dirigeants cubains à
intervenir au-delà de l'océan Atlantique, en Angola et ailleurs. Les
circonstances qui présidèrent à l'arrivée de ce bataillon blindé
méritent d'être rapportées, car elles illustrent plus que tout autre
commentaire la nature de nos rapports privilégiés avec Cuba. En octobre
1962, lors de ma visite à Cuba, Fidel Castro avait tenu à honorer la
promesse que son pays nous avait faite de fournir une aide de 2
milliards d'anciens francs (3). Compte tenu de la situation économique
de Cuba, elle devait nous être envoyée, non pas en devises, mais en
sucre. Malgré mon refus, car je considérais qu'à ce moment Cuba avait
encore plus besoin de son sucre que nous, il ne voulut rien entendre.
Environ
un an après cette discussion, un navire battant pavillon cubain accosta
au port d'Oran. Avec la cargaison de sucre promis, nous eûmes la
surprise de trouver deux dizaines de chars et des centaines de soldats
cubains accourus à notre secours. C'est sur une feuille arrachée d'un
cahier d'écolier que Raul Castro m'envoyait un bref message pour
annoncer ce geste de solidarité. Bien sûr, nous ne pouvions laisser ce
bateau repartir vide, aussi nous le remplîmes de produits algériens et,
sur le conseil de l'ambassadeur Jorge Serguera, nous y ajoutâmes
quelques chevaux barbes. Ainsi commença entre nos deux pays un troc à
caractère non commercial, placé sous le sceau de la solidarité et qui,
au gré des circonstances (et des contraintes), fut un élément original
de nos relations.
CHE GUEVARA était particulièrement conscient
des restrictions innombrables qui entravent et affaiblissent une
véritable action révolutionnaire, de même que des limites qui affectent
toute expérience, fût-elle la plus révolutionnaire, dès l'instant où
elle est confrontée directement ou indirectement avec les règles
implacables de la loi du marché et de la rationalité mercantile. Il les
dénonça publiquement lors de la Conférence afro-asiatique qui se tint à
Alger en février 1965. En outre, les conditions affligeantes de la
conclusion de l'affaire des fusées installées à Cuba et l'accord passé
entre l'Union soviétique et les Etats-Unis avaient laissé un goût
d'amertume. J'eus d'ailleurs un échange de propos très durs à ce sujet
avec l'ambassadeur soviétique à Alger. Tout cela conjugué avec la
situation qui prévalait en Afrique laissait espérer d'immenses
potentialités révolutionnaires, et avait conduit le « Che » à
considérer que le maillon faible de l'impérialisme se trouvait sur
notre continent et qu'il devait désormais y consacrer ses forces.
J'essayais
de lui faire remarquer que ce n'était peut-être pas la meilleure façon
d'aider à la maturation révolutionnaire qui se développait sur notre
continent. Si une révolution armée peut et doit trouver des soutiens
étrangers, elle doit cependant créer ses propres ressorts internes sur
lesquels s'appuyer. N'empêche, Che Guevara tenait à ce que son
engagement fût total et physique. Il se rendit à Cabinda (Angola) et au
Congo-Brazzaville à plusieurs reprises. Il refusa l'avion particulier
que je voulais mettre à sa disposition pour assurer une plus grande
discrétion à ses déplacements. J'alertai alors les ambassadeurs
d'Algérie dans toute la région pour qu'ils se mettent à sa disposition.
Je le revis à chacun de ses retours d'Afrique noire et nous passions de
longues heures à échanger nos idées. A chaque fois, il revenait
impressionné par la fabuleuse richesse culturelle du continent, mais
peu satisfait de ses rapports avec les partis marxistes des pays qu'il
avait visités et dont les conceptions l'irritaient. Cette expérience de
Cabinda, conjuguée avec celle qu'il fera par la suite avec la guérilla
qui se déroulait dans la région de l'ex-Stanleyville (4), l'avait
beaucoup déçu. Parallèlement à l'action du « Che », nous menions une
autre action pour le sauvetage de la révolution armée de l'ouest du
Zaïre. En accord avec Nyerere, Nasser, Modibo Keita, N'Krumah, Kenyatta
et Sekou Touré, l'Algérie apportait sa contribution en envoyant des
armes via l'Egypte à travers un véritable pont aérien, tandis que
l'Ouganda et le Mali étaient chargés de fournir des cadres militaires.
C'est au Caire, où nous étions réunis sur mon initiative, que nous
avions conçu ce plan de sauvetage et nous commencions à l'appliquer
lorsqu'un appel désespéré nous fut adressé par les dirigeants de la
lutte armée.
Malheureusement, malgré nos efforts, notre action
intervint trop tard et cette révolution fut noyée dans le sang par les
assassins de Patrice Lumumba. Durant l'un de ses séjours à Alger, Che
Guevara me fit part d'une demande de Fidel. Cuba étant sous étroite
surveillance, rien ne pouvait être sérieusement organisé en direction
de l'Amérique latine pour acheminer des armes et des cadres militaires
qui avaient été entraînés à Cuba. L'Algérie pouvait-elle prendre le
relais ? La distance n'était pas un handicap majeur, bien au contraire,
elle pouvait jouer en faveur du secret qui conditionnait le succès même
d'une opération de cette importance. Ma réponse fut bien sûr un « oui »
spontané. Et aussitôt commença la mise en place des structures
d'accueil pour les mouvements révolutionnaires d'Amérique latine,
placées sous le contrôle direct de Che Guevara. Rapidement, les
représentants de tous ces mouvements révolutionnaires se transportèrent
à Alger, où je les rencontrai à maintes reprises en compagnie du « Che
». Un état-major regroupant les mouvements s'établit sur les hauts
d'Alger dans une grande villa entourée de jardins que nous avions,
symboliquement, décidé de leur attribuer. Cette villa Susini avait été
un lieu célèbre, dont le nom est passé à la postérité. Durant la lutte
de libération nationale, elle avait été un centre de torture où de
nombreux résistants et résistantes trouvèrent la mort. Un jour, Che
Guevara me dit : « Ahmed, nous venons d'avoir un coup dur, des hommes
entraînés à la villa Susini se sont fait prendre à la frontière entre
tel et tel pays (je n'ai plus souvenance des noms) et je crains qu'ils
ne parlent sous la torture. » Il s'inquiétait beaucoup et craignait que
le secret du lieu où se préparaient les actions armées ne soit éventé
et que nos ennemis ne s'aperçoivent de la véritable nature des sociétés
d'import- export que nous avions implantées en Amérique du Sud.
Che
Guevara était parti d'Alger lorsque eut lieu le coup d'Etat militaire
du 19 juin 1965 contre lequel, d'ailleurs, il m'avait mis en garde. Son
départ d'Alger, puis sa mort en Bolivie et ma propre disparition
pendant quinze années doivent être étudiés dans le contexte historique
qui marqua le reflux ayant suivi la phase des luttes de libération
victorieuses. Ce reflux qui sonna le glas, après l'assassinat de
Lumumba, des régimes progressistes du tiers-monde et entre autres de
ceux de N'Krumah, de Modibo Keita, Soekarno, Nasser, etc.
CETTE
date du 9 octobre 1967 inscrite en lettres de feu dans nos mémoires
évoque une journée incommensurablement sombre pour le prisonnier
solitaire que j'étais, alors que les radios annonçaient la mort de mon
frère et que les ennemis que nous avions combattus ensemble entonnaient
leur sinistre chant de victoire. Mais plus nous nous éloignons de cette
date, quand s'estompent dans les mémoires les circonstances de la
guérilla qui prit fin ce jour-là dans le Nancahuazu, plus le souvenir
du « Che » est présent dans l'esprit de ceux qui luttent et qui
espèrent. Plus que jamais, il s'insère dans la trame de leur vie
quotidienne. Quelque chose du « Che » reste attaché à leur coeur, à
leur âme, enfoui tel un trésor dans la partie la plus profonde, la plus
secrète et la plus riche de leur être, réchauffant leur courage,
attisant leur énergie. Un jour de mai 1972, le silence opaque de ma
prison jalousement gardée par des centaines de soldats fut brisé par un
grand brouhaha. Ainsi appris-je que, à quelques centaines de mètres
seulement, Fidel était là, visitant une ferme modèle toute proche et
ignorant sans doute que je me trouvais dans cette maison mauresque
isolée sur la colline dont il pouvait apercevoir les toits au-dessus de
la cime des arbres. C'est certainement pour les mêmes raisons de
discrétion que cette même maison avait été naguère choisie par l'armée
colonialiste comme centre de torture. A ce moment, une foule de
souvenirs remonta à mon esprit, une cohorte de visages, tel un film
patiné par le temps, défila dans ma tête, et, jamais depuis que nous
nous étions quittés, Che Guevara ne fut aussi vivant dans ma mémoire.
En vérité, son souvenir ne nous a jamais quittés, mon épouse et moi.
Une grande photo du Che a toujours été épinglée sur les murs de notre
prison et son regard a été le témoin de notre vie quotidienne, de nos
joies et de nos peines. Mais une autre photo, une petite photo découpée
dans un magazine et que j'avais collée sur un carton et protégée d'un
plastique nous a toujours accompagnés dans nos pérégrinations. C'est la
plus chère à nos yeux. Elle se trouve aujourd'hui à Maghnia, mon
village natal, dans la maison de mes vieux parents qui ne sont plus et
où nous avions déposé nos plus précieux souvenirs avant de partir en
exil. C'est la photo d'Ernesto Che Guevara étendu, torse nu et dont le
corps irradie tant de lumière. Tant de lumière et tant d'espoir.
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(1) Ernesto Guevara, Le Journal de Bolivie (préface de François Maspero), La Découverte, Paris, 1995.
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NDLR : ces soldats étaient placés sous les ordres du commandant
Efigenio Ameijeiras, un vétéran du Granma, compagnon de la première
heure de Fidel et du « Che », et ancien chef de la police
révolutionnaire cubaine.
(3) NDLR : correspondant à 20 millions de francs français.
(4) NDLR : actuelle Kisangani, en République démocratique du Congo (ex-Zaïre)
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Ben Bella : Chef historique du Front de libération nationale (FLN)
algérien ; premier président de l'Algérie indépendante (1962) ;
renversé par le colonel Houari Boumediène en juin 1965. Président du
Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA).
http://www.monde-diplomatique.fr/1997/10/BEN_BELLA/9297
http://mai68.org/textes/lecheparbenbella/benbella.htm
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- Trois portraits, trois icônes pour une épopée
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Photo prise par Alberto Diaz Guttierrez, dit Korda, en 1960 à La Havane.et article a été publié pour la première fois dans Le Monde daté du 9 octobre 1997.
La vie du Che en trois photographies. Trois portraits, trois périodes, pour résumer une épopée. Le choix est douloureux tant les images fortes ont accompagné sa vie et façonné le mythe. Le Che au combat, en treillis, à cheval, à l'usine, en ministre, soulevant des sacs de sucre, éclatant de rire, entouré de femmes, jouant au golf, en bête traquée. Le Che avec son béret noir étoilé et fumant le cigare. Le Che photogénique en diable, le cheveu court ou long, le visage aiguisé puis empâté, transformé en vieillard anonyme pour rejoindre clandestinement la Bolivie. Le Che mort, yeux fixant l'objectif, comme s'il voulait, une dernière fois, rappeler qu'il maîtrisait la technique photographique, ayant même "couvert", en 1955, les Jeux panaméricains de Mexico pour l'agence de presse Latina.
Ces trois portraits en noir et blanc ont pour point commun d'avoir complètement échappé à leur auteur. Ils ont été détournés, recadrés, coloriés, peints, associés à des slogans et sont devenus entre propagande, commerce et pièces à conviction autre chose que des objets d'information ou de contemplation.
La première photographie, de loin la plus célèbre, représente un ange révolutionnaire. Elle a été prise par Alberto Diaz Guttierrez, dit Korda. Cet ami de Fidel Castro était l'invité de marque de la première édition, en 1989, de Visa pour l'image, le festival de photojournalisme de Perpignan. On a pu y voir la photo originelle, rectangulaire : sur la droite, des feuilles d'une plante verte. Sur la gauche, un profil anonyme. Le Che porte un blouson gris, la fermeture Eclair tirée, et se dessine sur un fond blanc. Ces détails ont été gommés pour créer un poster vertical et décontextualisé, nappé dans le rouge sang. Korda a souvent raconté les circonstances de la prise de vue, repris par Christophe Loviny dans un petit livre, intitulé Che, la photobiographie : "Le 4 mars 1960, la première cargaison d'armes (belges) que les Cubains ont réussi à acheter malgré les pressions américaines arrive dans le port de La Havane à bord d'un cargo français, La Coubre. Mais une énorme explosion secoue la ville. Attribué par les révolutionnaires à la CIA, l'attentat fait 75 morts parmi les ouvriers du port (...). Le lendemain, lors d'un rassemblement de protestation, Fidel lance le mot d'ordre qui va devenir la devise du nouveau Cuba : "La patrie ou la mort". Au même moment, le photographe du journal Revolucion, Alberto Korda, prend deux photos du Che à la tribune".
© Rene Burri / Magnum PhotosPhoto prise par René Burri à La Havane, 1963.EN TÉMOIN DE LA RÉVOLUTION
Avant la révolution de 1959, Korda était un "photographe bourgeois" qui se consacrait à la mode et la publicité. Il deviendra non pas "un photographe officiel" – il déteste l'expression – mais un témoin de la Révolution. Lors du discours, Korda se trouvait dans la foule, quand il a vu apparaître le Che et l'a pris au téléobjectif. Le cliché deviendra célèbre huit ans plus tard. En 1967, un éditeur italien, Giangiacomo Feltrinelli, débarque à La Havane chez Korda, qui lui donne deux exemplaires du portrait. "C'est cadeau", lui dit-il. Une fortune lui passe sous le nez. Des millions d'exemplaires du poster se sont vendus mais ce révolutionnaire convaincu n'en tient aucune amertune, satisfait de savoir que nombre d'étudiants à travers le monde ont "punaisé" l'affiche dans leur chambre, fascinés par ce visage christique.
Le portrait de Guevara est aujourd'hui partout dans La Havane, notamment place de la Révolution, retravaillé sur du métal, sur plusieurs mètres de haut. Mais aussi affiché sur les murs, dans les maisons, écoles, magasins, usines, bureaux politiques. Dans les boutiques de souvenirs tee-shirts, posters, pins, cartes postales ou sur le billet et la pièce de trois pesos, que les touristes achètent en dollars pour conserver un souvenir. "Le Che est de loin le révolutionnaire le plus présent sur les murs de La Havane", affirme le photographe Jean-Pierre Favreau, qui travaille actuellement sur la capitale cubaine. La deuxième photographie représente le ministre flamboyant de l'industrie et président de la Banque nationale, cohiba en avant, regard de défi, tignasse raccourcie, portant une chemise sombre, ouverte. Il a été pris par le photographe suisse René Burri (agence Magnum) autour du 20 janvier 1963. "Ta photo est la meilleure", a dit Korda à Burri. Réponse : "La tienne est la plus célèbre." En 1963, Burri a été envoyé à La Havane par le magazine américain Look – 7,3 millions d'exemplaires. Il était accompagné d'une journaliste venue interviewer le Che. Burri raconte : "La journaliste était agressive, elle représentait l'Amérique, l'ennemi viscéral. Le Che avait trente-cinq ans et voulait la convaincre. C'était un coq de combat, un tigre en cage, dans un bureau aux volets fermés. Pas une seule fois en deux heures il ne m'a regardé."
- AFPPhoto prise par Freddy Alborta, en 1967, à Vallegrande (Bolivie).
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UNE IMAGE DEVENUE EMBLÈME
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Burri a pu prendre huit pellicules comme s'il n'existait pas. Il publie aujourd'hui Che Guevara avec, en couverture, son fameux portrait, serré sur le visage. Outre les portraits, on y découvre ses reportages à Cuba et celui qu'il a effectué, cet été, sur les traces du guérillero en Bolivie. Là encore, cet emblème a été récupéré par les autorités cubaines comme affiche de propagande, publié en cartes postales, sérigraphié sur des tee-shirts ("J'en ai acheté un 8 dollars à La Havane pour mes enfants"). Burri a même retrouvé son image "imprimée sur des coussins dans des boutiques des Champs-Elysées". Là encore, le contexte – la chemise, le bureau gris aux stores baissés – a été supprimé pour ne conserver qu'un visage conquérant. Et Burri de montrer, à son poignet, une montre Swatch avec son portrait du Che imprimé sur le cadran, à deux nuances près : un béret en plus, le cigare en moins. "Ils ont fait cette montre baptisée Revolucion sans me prévenir ; Cuba en a acheté des milliers d'exemplaires." Vingt ans après la prise de vue, Burri était tombé, à Zurich, sur une affiche délabrée représentant sa photo. Comme pour exorciser une histoire qui lui échappe, il a photographié l'affiche, prenant ainsi un deuxième portrait du Che, celui-là bien à lui.
La troisième photo représente le Che mort, les yeux ouverts, torse nu, allongé sur une civière posée sur une auge de ciment, entouré par des officiers boliviens, des soldats, un agent des services de renseignement américains et des journalistes. La dépouille du Che a été rapatriée en hélicoptère dans la ville de Vallegrande où le reporter indépendant bolivien Freddy Alborta a pris ce cliché. Ce n'est plus une photo mais une pièce à conviction, la preuve de la mort. Ce n'est plus une photo d'Alborta mais une Cène d'un autre genre, une image intemporelle aux multiples interprétations, qui a suscité une littérature abondante, comparée par Susan Sontag, dans Sur la photographie, au Christ mort de Mantegna et à La Leçon d'anatomie de Rembrandt.
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- Michel Guerrin
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