. . . du tiers-monde
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Sartre écrivit «Orphée noir»(1), préface pour l’Anthologie de la nouvelle poésie noire et malgache d’expression française à la demande de son auteur Léopold Sédar Senghor en 1948. C’est un long texte d’une quarantaine de pages dans lequel l’auteur déroule plus avant la réflexion sur l’originalité de la nouvelle poésie noire qu’il avait déjà amorcée dans les pages du numéro inaugural de Présence Africaine (1947). Qualifiant la poésie africaine de «seule grande poésie révolutionnaire» de notre époque, le philosophe préfacier s’attache à analyser la démarche quasi-orphique des poètes noirs qui doivent plonger dans les profondeurs de leur mémoire communautaire et historique pour renouer avec leur identité-Eurydice entravée par des siècles d’esclavage et de colonisation. Mais comme pour ce faire ils n’ont paradoxalement que la langue de l’esclavagiste et du colonisateur à leur disposition, les poètes noirs concassent, rompent, détruisent cette langue blanche, «à chair de poule, pâle et froide» pour mieux la re-féconder avec «le feu de leurs ciels et de leurs cœurs», explique Sartre. Et c’est à cette originalité qu’il invite ses contemporains à venir goûter, citant abondamment les poètes de l’Anthologie : Aimé Césaire, Senghor, David Diop, Etienne Lero, Rabearivelo, Damas ou Brierre.
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Une analyse critique du phénomène de la négritude
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Et ils vinrent nombreux. Le témoignage enthousiaste de l’intellectuel français le plus réputé de l’époque contribua, comme l’on pouvait s’y attendre, à rendre célèbre l’Anthologie de Senghor comme les poètes qu’elle réunissait dans ses pages. Mais si la préface de Sartre a fait date dans l’histoire de la littérature africaine, c’est aussi parce qu’elle propose une analyse critique du phénomène de la négritude. En la définissant comme «le temps faible d’une progression dialectique», soit comme un racisme anti-raciste condamné à disparaître lors de l’avènement de la société sans races et sans classes qui est le temps final du processus dialectique hégélien, Sartre a inscrit le mouvement de la négritude dans une histoire universelle. Mais paradoxalement, cette approche novatrice du fait littéraire africain, considéré jusque-là comme un objet d’étude ethnologique plutôt que littéraire, ne fit pas que des heureux parmi les intellectuels africains. On reprocha au philosophe français d’assimiler à tort lutte des classes et lutte des races, nègre et prolétaire. «Si le prolétaire combat pour l’abolition de l’idée même de classe, écrit Lilyan Kesteloot résumant le débat, le nègre lutte pour la reconnaissance de sa race. Il ne vise pas, en fait, une société sans races, mais bien sans ‘privilèges ethniques’, c’est-à-dire sans racisme.»(2)
Sartre et Fanon
Les critiques à l’égard de ses positions dogmatiques sur la négritude n’ont pas bien entendu empêché Jean-Paul Sartre de continuer à s’intéresser au problème de l’inégalité des races et du colonialisme. Ses nombreuses interventions sur la situation dans les colonies françaises, notamment dans les colonnes de sa revue Les Temps modernes qui, dès 1946, condamne la guerre d’Indochine et sera tout au long des années qui ont suivi le fer de lance de la campagne des intellectuels français contre la guerre et la torture en Algérie, révèlent la passion que ces problèmes lui inspiraient. Formée et informée par le cas de l’oppression des Noirs aux Etats-Unis, aux Antilles ou en Afrique, la pensée de Sartre sur la violence coloniale s’est radicalisée au contact des penseurs de la jeune génération, notamment de Frantz Fanon dont il découvre les oeuvres à la fin des années cinquante. Sartre rencontre Fanon à Rome pendant l’été 1961 et écrit dans la foulée la célèbre préface au dernier livre du psychologue antillais intitulé Les Damnés de la terre(3).
Ce texte polémique qui fait l’apologie de la violence dans laquelle l’«indigène» puise son humanisme et par laquelle il récupère son droit trop longtemps confisqué à la parole autonome, constitue un tournant dans l’itinéraire intellectuel et politique de Sartre. En apportant sa caution au concept «fanonien» de la «révolution» comme seul moyen pour le colonisé de sortir de l’aliénation dans laquelle le système colonial l’enferme, le philosophe français s’éloigne aussi de l’idée de la libération par la culture et la littérature prédominante dans ses textes sur la négritude. L’intérêt de cette préface réside enfin dans l’abandon par Sartre du couple blanc-noir, remplacé désormais par la dialectique Occident-Tiers Monde qui, à partir de la publication des Damnés de la terre, deviendra la grille de lecture privilégiée des analystes politiques du monde entier. Ce nouveau paradigme n’a pas peu contribué à populariser la légende de Sartre, prophète du tiers-monde.
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(1) Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, réunie par Léopold Sédar Senghor, PUF, 1948
(2) Les écrivains noirs de langue française, naissance d’une littérature. Université Libre de Bruxelles, 1961
(3) Lire Sartre: un penseur pour le XXIe siècle (collection «Découvertes», Gallimard), par Annie Cohen-Solal.
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T.C.
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