Devoir de mémoire - Histoire d’un parjure
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Le journal londonien Globe and Traveller écrivait
déjà en 1830: « L’Algérie n’est pas un pays dépeuplé où puisse se
fonder une colonie. Ce ne sera jamais qu’une source de faiblesse, et
non de force. Les Français sont fous ». C’est bien que pensaient les
Algériens, qui n’arrivaient pas à y croire. Emile de Girardin, cet
officieux coryphée de l’empire libéral, reconnaît en 1860 « qu’on
colonise un territoire où les indigènes sont exterminés et ont disparu,
non un territoire où ils sont en si grand nombre qu’il est impossible
de les exterminer ou de les chasser. » Or, ajoute-t-il, et l’aveu est
terrible: « Ce n’est qu’en 1847, après seize ans d’occupation, que le
chiffre des indigènes, évalué de cinq à sept millions, ne dépassait pas
deux millions et demi. »
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Donc, tenons ferme au mensonge! On verra en 1843
nos services s’accrocher à leurs deux millions tout en donnant le
chiffre de 800.000 pour le Sud et le Sahara! Lamoricière, que ses
travaux sur l’Oranie amenaient en 1840 aux conclusions démographiques
que l’on sait, n’en maintiendra pas moins à la Chambre, en 1848,
chiffre de 1.500.000. (Il avouera pourtant qu’il était de 2.500.000 à
son arrivée, soit, une diminution de 40%). La commission scientifique
reconnaîtra en 1845 que l’Algérie comptait au moins 10.000 noirs -
alors que nos statistiques ‘en tenaient au chiffre de 1217 - mais se
gardera bien de se demander pourquoi les chiffres blancs ne seraient
pas tout aussi faux que les noirs. Finalement, quelques années plus
tard, on donnera le chiffre de 70.000 nègres (Vian, 1865)! Et l’on
trouvait huit millions de Marocains au moment où on n’admettait qu’un
ou deux millions d’algériens! Ou bien l’état-major était incapable de
voir ces anomalies, ou bien il les masquait. Dans les deux cas, c’est
bien fâcheux. Les aveux du général Bellonnet et du maréchal Soult
soulevèrent d’abord un tollé dans le clan Bugeaud. Puis on prit parti
d’en hausser les épaules. « Erreur déplorable de la part d’un homme
sérieux », écrira le secrétaire de Bugeaud. Bellonnet fut renvoyé à ses
haras. On nomma l’année suivante un rapporteur plus docile et moins
intempestif. Soucieux de réparer ce fâcheux impair, Bugeaud monta
lui-même quelque mois plus tard à la tribune de la Chambre pour la
rassurer: l’Algérie ne comptait que quatre millions d’habitants.
Certes, avec Bugeaud, le génocide allait bon train. Mais de ses huit
millions de 1840 à ses quatre millions de 1845, la vantardise est un
peu grosse. Personne ne montre mieux cette obstination dans la mauvaise
foi que le président de cette commission d’investigation scientifique
qui, pendant vingt ans et plus, fut la seule source de la science
officielle, le général Bory de Saint-Vincent. En mai 1841, il accorde
400.000 habitants à l’Algérie. A la fin de la même année, ces 400.000
sont devenus 1.200.000. « Je maintiens et je soutiendrai quand il
faudra, écrit-il, que l’Algérie toute entière ne compte pas 1.200.000
âmes, dont la moitié pour la Constantine. Mettez donc 300.000 femelles,
200.000 enfants et vieillards, et 100.000 adultes éparpillés sur une
surface égale à celle de la France. Et c’est de ces moustiques mal
armés, inconstants, lâches et malpropres que la France ne peut venir à
bout... avec ses 800.000 soldats? Ce sont ces misérables dont la rage
de faire des bulletins a fait quelque chose d’apparent que l’on ne
saurait réduire! « Et le personnage de s’en prendre au « lamentable
Vallée » qui n’a pas encore su liquider ces moustiques.
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On continue cependant d’esquiver la vérité.
Laissons là le chiffre récent de M. Boyer-Banse (1.500.000). Mais les
plus récentes études (Annales, septembre 1960), s’appuient encore sur
celle de M. Yacomo (Revue africaine, 1954). Que nous dit-elle? Après
avoir cité plusieurs dizaines de chiffres aussi arbitraires les uns que
les autres, elle suppose que le point X - la vérité - tombe entre le
chiffre de Bory (400.000) et celui d’Hamdan, tous deux aussi trompeurs.
Les allégations d’Hamdan sont très fantaisistes, affirme-t-elle. Mais,
de cette « fantaisie », il ne donne que deux preuves: l’affaire du noir
animal, dont cependant conviennent tant d’auteurs et parmi les moins
suspects, et cette phrase du Miroir: « Les Bédouins mettent en pièces
et dévorent même quelquefois les Français faits prisonniers ». Or, ces
lignes ne sont pas d’Hamdan, dont le chapitre sur les Bédouins est au
contraire d’une remarquable objectivité, mais sont extraites d’un
rapport du docteur Secaud, cité dans les pièces annexes du Miroir!
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M. Yacomo conclura, après de vaines spéculations
sur des recensements très incomplets, que la population est passée de
trois à deux millions entre 1830 et 1870, ce qui représente, nous le
verrons, un pourcentage réel de destruction déjà considérable. Les
raisons qu’il en donne valent d’être citées: le typhus de 1842, une
épidémie de variole de 1834 à 1837, le choléra de 1849-1851 (40.000
victimes, dit-il), la famine de 1850, la disparition de 3.500 Turcs,
dont le résultat fut de jeter les tribus les unes contre les autres, et
enfin - on ne peut pas ne pas en parler - les expéditions militaires, «
au moins » aussi coûteuses pour les indigènes que pour les Français. Il
cite aussi quatorze notables « coupés en morceaux » par les Oulad Sidi
Arab - exemple désormais classique, avec les prisonniers
d’Abd-el-Kader, de la sauvagerie algérienne...
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Quant à Vian qui, en 1863, admet que la population
a diminué de moitié depuis 1830, voici ses raisons: « Trente ans de
guerre ont pu y contribuer... mais le prix élevé des denrées l’oblige à
quitter les villes. Elle quitte la ville pour la campagne, ce qui est
un bien... Pourquoi dire qu’elle émigre dans le Sud? « Pourquoi, en
effet, quand le refoulement devient villégiature?
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Le « trou », qui révéla le premier des recensements
exacts, entre les chiffres de 1866 et de 1872, risquait de susciter des
questions embarrassantes. On le « boucha » avec la famine et l’épidémie
de 1868, dont les chiffres furent enflés à plaisir. On alla jusqu’à
800.000 morts! En réalité, et le colonel Villot, chef des bureaux
arabes, est formel dans sa déclaration à la commission d’enquête, « il
y eut 60 à 70.000 victimes... et encore, ajoute-t-il, ces chiffres sont
au-dessus de la réalité. » Le nombre des Juifs (qui souffraient de
cette calamité autant sinon plus, que les Musulmans, car si quelques
familles juives citadines étaient très prospères, les Juifs des mellahs
de l’intérieur étaient plus misérables encore que les Arabes des
tribus), accusera même une augmentation de 1866 à 1872. Du reste les
chiffres des morts devraient, eux aussi, être mis à notre charge: si
les Français prétendaient que ces famines et ces épidémies - elles
allaient toujours de concert - étaient dues aux sauterelles, ou à « la
paresse et la superstition d’une population vicieuse et dégradée »,
elles frappaient en réalité des tribus parvenues au dernier degré de la
misère dont on avait saccagé les abris et les sources de vie. c’est
bien pourquoi elles se multiplièrent en 1834, 1837, 1842, 1848, 1851,
1868, 1893 t les années suivantes. Esquer prétendra qu’elles étaient la
marque de l’ancienne Régence. Elles furent bien davantage celle de
notre occupation: la peste de 1817-1818, restée légendaire dans les
annales de la Régence, n’avait fait, d’après les calculs du
médecin-colonel Guyon en 1839, que 13.000 victimes...
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Les causes premières de ce « trou » furent les
terribles répressions qui se succédèrent de 1866 à 1870 et la quatrième
guerre kabyle de 1871. Les représailles de 1872 furent effroyables. On
n’en donnerait les chiffres. Mis la tuerie fut le fait de Thiers et de
ses officiers versaillais, et nous pouvons leur faire confiance: ces
gens là étaient des spécialistes. Encore deux ou trois choléras de ce
genre et le peuple algérien serait devenu ce qu’est devenu la nation
apache ou iroquoise: un figurant de western ou un échantillon pour
Musée de l’Homme. Le vrai choléra de l’Algérie, ce fut cette pratique
de l’extermination qui fit rage quarante ans durant. Si les indigènes
se soulevèrent en 1871, c’est non pas par antisémitisme comme on l’a
prétendu, mais surtout, comme ils l’ont dit à la commission d’enquête,
parce qu’ils se crurent livrés aux racistes forcenés qui sévissaient
alors dans la colonie européenne, et craignirent de voir la liquidation
- que certains réclamaient ouvertement - des quelques débris qui
restaient de leur nation.
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Le comte de Hon, rapporteur de la commission d’enquête en 1869, reconnaîtra que « c’est le régime auquel les indigènes sont soumis qui les fait périr ».. Pourquoi les Arabes dépérissent? Tant que rien n’a été changé à la constitution des Arabes, ils ont pu, par les produits de la terre, subvenir à leurs besoins... Ce peuple étant devenu un peuple Khamès sans terre et sans silos, ajoute-t-il, les hommes, femmes et enfants sont allés mourir de faim autour des centres de colonisation. ils sont morts sans se plaindre... »
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Ce refoulement vers le désert, cher à Rovigo,
manifestait ainsi toute sa meurtrière puissance. Pourtant Napoléon III
osera la justifier en disant que « chez les population indigènes la
misère augmente en raison de leur rapprochement des grands centres
européens. Les tribus sahariennes sont riches. Les Arabes du Tell sont
ruinés. » De cette misère, ce faux libéral était le premier coupable.
Son Sénatus-consulte, dit le Hon, « cherchait d’abord à désagréger les
tribus, et à mobiliser la propriété, les premières tribus à délimiter
étant choisies parmi les plus rapprochées de nos centres... Une fois
que la terre sera sortie des principes du communisme, il suffira de la
mettre en état de produire... Comment apprendre aux Arabes ce qu’ils ne
savent pas, quand on est en contact avec une société avilie et
abâtardie...
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Le Hon souligne que le rendement des cultures dans
les territoires de refoulement était le 5 pour 1 au lieu de 15 pour 1
dans les territoires d’origine. Il décrit les méthodes employées par
les colons: « Ils tendent des pièges aux Arabes ignorants de nos
règlements de police, dit-il et les amendes leur permettent de « faire
saisir les terres et les troupeaux qu’ils convoitent ». Le préfet Du
Bouzet décrira à la commission de 1872 d’autres moyens plus expéditifs
encore. Le maréchal Randon, interprète du monarque, précise son
programme: « Refouler les arabes et s’emparer de leurs terres suivant
la méthode yankee; le moyen d’y arriver n’était pas encore trouvé...
car il n’y a aucune analogie entre le nombre et le courage de nos
indigènes et des Peaux-Rouges...: on compte aux Etats-Unis soixante
Européens pour un Peau-Rouge, en Algérie vingt Arabes pour un Chrétien
». Pourtant, ajoute-t-il, « j’entrepris cette oeuvre avec ardeur... :
le cantonnement des tribus, c’est-à-dire le partage du territoire entre
les indigènes et les Européens ».
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M. de Vaulx, premier président de la Cour impériale
d’Alger, fera en 1862 cette noble déclaration: « ... Il est évident que
l’Arabe n’a aucun droit sur la terre, il a posé sa tente selon sa
fantaisie... Il s’agit d’une grande oeuvre d’humanité, non pas d’une
confiscation. Il faut des terres à distribuer... Autrefois ce même
territoire, quoique occupé par une population nombreuse, suffisait à
nourrir l’Italie. Il pourrait contenir vingt millions d’hommes. Il n’en
renferme que trois millions... » Nobles soucis!
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Les colons jugeant que ce refoulement et ce
cantonnement ont menés trop prudemment, adressent au Parlement une
Pétition, l’appuyant sur trois textes officiels que je citerai après
eux. Le premier est de Bugeaud (10 avril 1847): « Lorsque les
circonstances permettent de resserrer une tribu qui n’a d’autres titres
qu’une longue jouissance, on peut se dispenser de lui donner des
indemnités pour ce territoire qu’on lui prend ». Le deuxième est du
gouverneur général Charon (15 juin 1849): « Procéder au recensement des
tribus trop au large, à leur établissement sur d’autres points si elles
doivent être complètement refoulées; en ce cas, elles ne peuvent se
plaindre ». Le troisième est du maréchal Vaillant (30 avril 1857): «
Les arabes occupent une étendue du pays de beaucoup supérieure à leurs
besoins. La preuve en résulte des chiffres suivants: 550.000 habitants
dans la province d’Alger, 800.000 dans celle de Constantine. » Tel fut
le constant et généreux « libéralisme » de la politique impériale. Les
famines n’étaient dues qu’aux sauterelles et aux vices de ces Arabes, «
tellement avares, disait Bérard, qu’ils préféraient mourir de faim
accroupis sur leurs trésors ». Seule la subversion laissait entendre
que, depuis vingt ans, le peuple algérien était peu à peu refoulé dans
la géhenne des famines chroniques. On s’émut de celle de 1868 parce
qu’elle permettait de « justifier » les inquiétantes révélations du
premier recensement complet.
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Exsangue, trop faible pour rester dans la guerre,
cette nation va lentement resurgir de son agonie. Non que toute
résistance soit abandonnée les statistiques de 1880 font encore état ce
cinq mille attentats. Elle se poursuivra dans les combats du Sahara et
des confins, dans les insurrections: il y aura trois soulèvements pour
la seule période de 1875 à 1880, et ils se succéderont, sporadiques,
jusqu’à ceux de 1916, 1934 et 1945. La résistance se réfugie au coeur
des villages et des foyers. La plus féconde, la plus indomptable, parce
que la plus secrète et participant à toutes les fibres de l’être et de
l’enfant, sera celle des femmes et des mères, vestales de cet éternel «
esprit numide », que Frantz Fanon a si bien su analyser dans son An V
de la Révolution algérienne. Ce qui sauva le peuple algérien en 1872,
ce fut précisément son épuisement, qui semblait le rendre à jamais
inoffensif. Un journal algérien de l’époque auquel était reproché sa
haine de l’arabe, pouvait alors répondre en toute quiétude et bonne
conscience: « Pourquoi en voudrions-nous aux indigènes, puisqu’il n’y
en a plus? « Et Verne écrivait en 1869: « La population arabe est
condamnée à disparaître dans un court espace de temps ».
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Mais, justement, on commençait à s’apercevoir que cet arabe avait après tout ses bons côtés.
Les régiments de Turcos, qui furent presque complètement exterminés
dans la guerre franco-allemande en 1870, avaient montré, après les
guerres de Crimée et du Mexique, le prix de cette réserve de matériel
humain. La colonisation algérienne (surtout la viticulture qui, grâce
au phylloxera qui sévissait en France, devint la grande industrie du
pays), un peu plus tard l’industrie du pays), un peu plus tard
l’industrie française, trouvaient là une couveuse de main-d’oeuvre au
rabais. De la tribune du Parlement on entendait alors des représentants
de colons s’exprimer ainsi: « Seuls les indigènes pourront nous
permettre l’exploitation intensive de notre Algérie. Mais pour les
prendre à notre service avec sécurité, il faut une accommodation.
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La « machine agricole et industrielle » dont rêvait
Laurence en 1835 se réalisait enfin. A un rythme d’accroissement moyen
(qui va s’accélérer à partir de 1930) d’un million tous les quinze ans,
faisant preuve d’une prolifique vitalité, d’une résistance biologique
surprenante, le peuple algérien était près de retrouver en 1954, à la
veille de la guerre, son chiffre de 1830. Il se chargeait ainsi, par la
pratique, de confirmer une fois de plus le chiffre de Sidi Hamdan et
l’ampleur du génocide.
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