Devoir de mémoire - Histoire d’un parjure
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Mais l’argument est infiniment plus dangereux pour le peuple
algérien: cette offense signifie que livré à lui-même comme il l’était
avant nos bienfaits, il dégénère en une poussière de tribus en voie
d’extinction de « hordes errantes de barbares fainéants et fantastiques
parasites accaparant un pays fertile devenu inculte et désert, où
trouveraient place huit à dix millions de chrétiens. « Quel service à
rendre à l’Europe et à l’Afrique que de « régénérer ce pays, de le
déblayer de ses populations indigènes, décombres qui l’obstruent! »
Ainsi parlait en 1832 un des hommes du maréchal Clauzel, Armand Hain,
fondateur de la société coloniale d’Alger. L’Aperçu sur la régence,
étude « statistique » sur le pays à conquérir, rédigée au moment de
l’invasion par le ministère de la Guerre et distribuée à tous les
officiers de l’expédition d’Alger pour leur donner une juste idée de
leur conquête et l’enseigner à leurs troupes, tente de nous expliquer
pourquoi cette « vaste et nouvelle Amérique », comme disait Bugeaud,
n’a pas même un million d’habitants ». Les femmes, livrées par la
paresse des Arabes, qui passent toute leur vie à fumer..., à la
turpitude de moeurs extrêmement relâchées... et, par leur saleté, à la
gale et toutes sortes de maladies de peau..., pratiquement de nombreux
avortements pour ne pas avoir trop d’enfants..., lesquels d’ailleurs,
nus jusqu’à huit ans, et ensuite ouverts de haillons, dorment sur des
tas de feuilles sèches..., et sont accrochés le jour au dos de leur
mère, qui leur donne le sein par dessus l’épaule ». Mais soyons justes:
« Les femmes les plus riches portent des caleçons ou des capuchons à
pompons... Ces ornements sont quelquefois en or... C’est une souillure
de porter le Coran au-dessous de la ceinture... Les femmes n’ont pas de
religion. Beaucoup doutent qu’elles aient une âme... On leur fait
croire qu’elles ne sont faites que pour la reproduction. Ce qui, le
climat aidant, les dispose nécessairement au plaisir » (clin d’oeil au
troupier). « L’élection du dey donne toujours lieu à un massacre. Car
tel est le résultat inévitable de l’élection populaire » (clin d’oeil
aux absolutistes).
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Voilà la littérature officielle dont on nourrissait l’élite
de l’armée d’Afrique. Le vocabulaire se fera ensuite moins naïf, mais
il se trouvera encore des généraux de la conquête, comme le général
Petiet, pour écrire que « les kabyles, qui ont la peau presque noire,
portent des mocassins faits de lambeaux de peaux de chèvres encore
chaudes, des caleçons turcs et des bonnets grecs ». Dès le premier jour
installés dans l’erreur, ils n’en sont jamais sortis.
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Ce qui est ici en jeu est d’une telle gravité que nous ne
pouvions que nous taire devant l’histoire et recueillir la réponse
qu’elle va donner aux trois questions qui lui sont posées. Et d’abord,
est-il permis de tenir Sidi Hamdan Khodja pour un témoin digne de foi?
Fils de l’ancien Makataji (le premier secrétaire d’Etat chargé de la
comptabilité et de la correspondance diplomatique de la régence), neveu
de l’Amin Essekka (directeur de la Monnaie), professeur de droit à la
zaouia d’Alger, parlant le turc, le français et l’anglais, Hamdan avait
voyagé en Orient, en Angleterre et en France (son fils était élevé dans
un collège parisien). Confident du dey Hussein, fondé de pouvoir de ses
filles, conseiller et ami des beys d’Oran et de Constantine, tenant par
sa mère aux grandes familles arabes du pays, ayant voyagé par tout le
royaume et pouvant l’apprécier avec le recul nécessaire, nul n’était
mieux placé que lui pour nous en donner une évaluation motivée. Non
seulement son Miroir mais tous ses actes le montrent sincère ami de la
France. Le consul d’Angleterre ne s’y trompait pas et lui battait froid.
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Ce fut Hamdan qui décida le dey de traiter avec Bourmont. Au
péril de sa vie, il mena les négociations avec le bey de Constantine
que lui avait confiées le duc de Rovigo. « Je m’étais félicité,
écrivait-il, de voir mon pays se placer sous le protectorat de la
France ». Si les forcenés de l’Algérie française, comme Clauzel et
Gentry de Bussy (qui était, à Alger, les yeux et les oreilles du roi),
le haïssaient, même des fervents de la conquête, comme le général
Pellissier (« c’est un homme d’esprit, plus éclaire que ne le sont les
Maures »), le général d’Armandy (« ses idées m’ont toujours paru très
raisonnables »), le général Valazé (« cet esprit délié nous propose une
organisation municipale très bien conçue ») ne lui refusaient pas leur
estime. Le duc de Rovigo, qui l’avait beaucoup pratiqué, écrivait dans
un rapport au ministère: « C’est l’homme le plus intelligent de ce
pays, le plus habile et le plus justement vénéré. Et il est
foncièrement honnête, ce qui est fort rare. » Notre premier gouverneur
civil, le baron Pichon, qui ne cessa d’être en désaccord avec Rovigo,
pour une fois le rencontre: « C’est le plus notable de ces Maures
capables... qui sont l’aristocratie et la force morale de la nation
algérienne, et qui ont les connaissances étendues et approfondies de ce
pays. » En 1834, dans un message au Parlement, le docteur Barrachin,
intendant civil, c’est-à-dire préfet d’Oran, déclarait: « Je dois
signaler à votre attention tout ce que dit Sidi Hamdan dans son ouvrage
sur ce pays qu’il connaît mieux que personne. »
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Ce que dit Le Miroir sur les exactions et les cruautés de
l’occupation, sur l’état et la population de la Régence, déchaîna la
colère des Algéristes. Le maréchal Clauzel, qui se sentait
particulièrement visé, fit publier dans L’Observateur des Tribunaux une
réfutation qui est un modèle de stupidité et de goujaterie, à la mesure
du personnage. Son argument le plus décisif fut qu’un des fils d’Hamdan
avait contracté la syphilis et qu’il avait en main le mémoire du
médecin qu’il l’avait constatée. Son journal, l’Afrique française,
écrivit que « la finesse et la bonhomie de cet Hamdan..., le premier à
oser s’attaquer corps à corps à l’administration coloniale... n’étaient
que duplicité ». La vérité est que tous les rapports des prédécesseurs
et des successeurs de Clauzel - comme les procès-verbaux de la
commission - non seulement confirment les thèses du Miroir, mais encore
en soulignent la modération. Dès lors, Hamdan était perdu. « Il est
devenu un point de mire, dira Pichon, et je doute qu’il puisse tenir
longtemps ». « Ce brave homme, ajoute le général d’Aubignosc, lutte
contre une injustice qui le ruine. L’odieux l’emporte sur l’absurde
dans ces trames honteuses »
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Les gens du roi étaient sans merci pour ceux qui discutaient
leur pré carré. Pourtant, le Miroir est le seul livre sur l’Algérie que
mentionnera la commission d’Afrique, qui non seulement se gardera bien
d’en contester la démonstration ou d’en discuter les chiffres, mais
permettra de redresser les abus qu’il signale. Lorsque Sidi Hamdan,
comparaissant devant elle le 23 janvier 1834, lui remettra un mémoire,
nous donne la mesure de
la pertinence politique et de la pénétration de cet esprit éminent, son
président, le duc Decazes, lui dira: « La commission examinera la
justice de vos réclamations et il y sera fait droit. Avez-vous d’autres
faits à nous exposer? » Mais Hamdan répondra qu’il s’en tient à ses
écrits. Il n’est pas, en effet, de documents plus convaincants.
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Pichon avait vu juste. Hamdan ne put tenir. Ruiné, menacé, sa
famille persécutée, son neveu disparu à Bône en quelque « corvée de
bois », il dut se réfugier en Turquie en mai 1836. « Je ne rentrerai
dans mon pays, dit-il, que lorsque je pourrai espérer des tribunaux
indépendants des garanties suffisantes ». Il mourut en exil. Il est
certain qu’Hamdan ne pouvait donner qu’une évaluation sincère et
raisonnable de la population algérienne de 1830. Il connaissait les
méthodes de recensement européennes. Pourquoi n’aurait-il menti que sur
ce point précis, et risqué le discrédit de l’avenir par un chiffre
fantaisiste? Comment pouvait-il prévoir en effet que le premier
recensement valable ne devait avoir lieu que quarante ans plus tard? Le
Miroir nous décrit sa méthode d’enquête: parcourant le royaume, il
s’adressait aux collecteurs d’impôts des villes, villages et tribus,
calculant le nombre de feux, la moyenne des âmes par foyer, recoupant
les indications d’un village par celles des villages voisins. A la même
époque, les évaluations françaises, aussi arbitraires que
tendancieuses, varieraient de quatre cent mille à quatre millions! Les
causes de cette imprécision étaient multiples. Tout recensement était
impossible pour le conquérant dans un pays en pleine guerre dont il
n’avait pénétré que les marges. Pour des raisons fiscales, religieuses,
politiques et militaires, les notables refusaient tout renseignement et
brouillaient les cartes à plaisir. (Il en était de même au Maroc, où il
fallut attendre 1936 pour pouvoir faire un recensement complet), les
Maghrébins donnent toujours, pour le nombre d’habitants, le nombre de
combattants ou le nombre de fusils ou de cavaliers, souvent très
différents du nombre d’hommes adultes, ou encore le nombre de quanouns
(feux) et de mesbah (lampes); mais jamais le nombre d’âmes. Ainsi
procèdent El Bekri, El Idrissi, Marmol ou Léon l’Africain. Quand le bey
de Constantine dit qu’il peut lever un million de combattants, cela
signifie que sa province comprend environ cinq millions d’âmes. « La
première difficulté de notre administration en Algérie, écrivait Le
Moniteur, est l’absence de tout dénombrement, qui répugne aux
Musulmans. En Europe, les habitations sont dans les lieux ouverts. Ici,
elles sont cachées! » En 1850, la commission d’investigation
scientifique (colonel Cartette) déclare - après vingt ans de présence -
que le chiffre n’est pas connu: « Ce n’est que depuis quelques années
qu’on fait quelques recherches. Mais, avouons-le, les résultats
présentent des lacunes considérables ».
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Tailliart, l’auteur des bibliographies algériennes, pourra
dire qu’ « en 1830, l’ignorance des choses et gens de la Régence était
à peu près absolue ». Nous avions, il est vrai, détruit en 1830 toutes
les archives de la Cassauba. Longtemps, du reste, on ne connut que
quelques points de la côte que l’on prenait pour la partie la plus
peuplée. Le général de Mirbeck, en 1847, dira ce que disait aussi
Bugeaud: « La population peut y être évaluée à la moyenne des
départements de France ». Avant 1830, la pleine de Seybouse nourrissait
plus de quarante tribus, nous apprend Monck d’Uzer. En 1844, les seuls
Kabyles du Djurdjura pouvaient, selon le général de Bellonnet, mettre
en ligne cent mille fantassins. La densité de la Kabylie varie de 80 à
200 au kilomètre carré. La commission scientifique de 1844 n’en
reconnaîtra que 42, alors qu’en 1871, après l’effroyable saignée des
quatre guerres kabyles, on en trouvait encore 72!
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Le chiffre de dix millions donné par Hamdan répond à la
capacité démographique du pays. La Régence au dire de tous les auteurs,
était le plus fertile, le mieux cultivé et le plus vaste des trois
royaumes (Cf. Algier, Leipzig 1808). La fertilité de l’Algérie, de ce
grenier du monde romain, de cette chrétienté de 350 évêchés, était
légendaire chez les anciens. Clauzel lui-même conviendra qu’elle
comprenait déjà, si l’on en croit les auteurs, dix millions
d‘habitants. Cette fertilité nous surprend dès le débarquement de 1830.
Les journaux de l’époque s’en émerveillent: « Cela rappelle les
contrées les plus fertiles et les mieux cultivées d’Europe », claironne
Le National. Plus sobre est le rapport Valazé: « Le pays nous paraît
riche, cultivé, couvert de bestiaux, de maisons et de jardins oignés ».
Il est difficile de se figurer les milliers de maisons de campagne qui
couvrent ce beau pays, écrira de son côté Montagne. C’est un coup
d’oeil qu’on ne retrouve nulle part ailleurs sauf dans les environs e
Marseille, beaucoup moins étendus, agréables et fertiles. » Débarquant
à Bougie, la commission constate que « la plaine est très riche de
toutes sortes de cultures ». La province d’Oran? « Pays d’une admirable
fertilité », dira Tocqueville. C’est ce qu’avait déjà dit Piscatory, le
secrétaire de la commission de 1833, à la tribune de la Chambre: « La
riche et fertile province d’Oran est habitée par une population
nombreuse et bien plus civilisée qu’on ne croit ». La région de Bône? «
Troupeaux à immenses vergers de toutes beauté », dit Monck d’Uer en
1830 . (Le Colonel de Saint-Sauveur conviendra qu’elle produisait
beaucoup plus du temps des Turcs ».) Blida? « Les plantations font de
ce territoire un paradis terrestre » (général de Bartillat, juillet
1830). Le colonel suisse Saladin prétendra qu’il « n’a rien vu de
comparable en Europe à la région de Blida », après avoir été frappé de
« la richesse des environs de Tlemcen ». La Kabylie? « Le pays est
superbe, dira le maréchal de Saint-Arnaud, un des plus riches que j’aie
jamais vus ». Il ajoutera: « nous avons tout pillé, tout brûlé ». Je
voudrais citer, pour finir, un précieux témoignage: le prince allemand
Pukler-Muskau et l’explorateur belge Haukman purent accomplir en 1835
un périple de huit jours à travers les parties de la Mitidja et du
petit Atlas restées insoumises et cela juste avant que notre conquête
n’en bouleversât l’aspect. Drouet d’Erlon, le général en chef, leur
avait prêté son officier d’ordonnance - l’oeil et l’oreille du maître.
Au retour, celui-ci fit son rapport, dont voici quelques extraits: «
Tout le territoire jusqu’aux montagnes est partout cultivé en céréales.
Jardins plantés de superbes orangers ». Puis, pour le petit Atlas: «
Cette partie de l’Atlas est couverte de cultures, de villages répandus
dans les vallées et sur les flancs des montagnes. On ne peut s’empêcher
de penser que ces vallées ignorées recèlent encore des vérités et que
cette terre eut sa période de gloire ».
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Ils gravissent alors le mont Hammel pour dominer le panorama:
« Une vallée dont la beauté surpasse tout ce qu’on a vu s’étend de
l’Atlas à la mer. Une végétation brillante couvre partout le sol sur
lequel on voit de toutes parts de nombreux troupeaux ». Ils
redescendent ensuite vers Matifou: « La contrée qui entoure la Rassauta
est sans contre dit la plus belle et la plus féconde de toute la
Mitidja ». Ils rentrent enfin dans la zone soumise: « Aux approches de
Maison Carrée, la scène change subitement d’aspect. C’est une zone
d’une affreuse stérilité ». Mostaganem? Voici le premier rapport de
Gentry de Bussy, ultra entre les ultras: « pays couvert d’arbres
fruitiers de toutes espèces. Jardins cultivés jusqu’à la mer, grande
variété de légumes grâce à un système d’irrigation si bien entendu par
les Maures ». Second rapport: « Depuis l’occupation, le pays n’offre
plus que sécheresse et nudité ». On saisit alors l’aère saveur de cette
remarque du Moniteur se plaignant de « l’état négligé d’un pays qu’on a
voulu nous présenter comme en plein rapport. Evidemment, nous avons
bien éclairci un peu la campagne... » Cet « éclairci » est à retenir.
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En 1840 nos services donnaient au Maroc huit millions
d’habitants. Le chiffre est incertain; mais il est vraisemblable. Le
recensement de 1936 donnera sept millions après trente ans d’une guerre
nationale très meurtrière. Or, la surface « utile » de la Régence était
d’environ un tiers supérieure à celle du Maroc, où on ne trouve aucune
région d’un peuplement comparable à celui de la Kabylie. Ces chiffres
justifient donc les estimations d’Hamdan. Le premier recensement
complet de l’Algérie, nous le savons, est e 1872. Ceux de 1866, 1861 et
1856 commencent à pouvoir être utilisés pour la région d’Oran, qui fut
accessible, connue et dénombrée par les Bureaux arabes beaucoup plus
tôt que celle d’Alger-Constantine. En revanche, les chiffres concernant
cette dernière sont fantaisistes. On s’en rend compte en constatant que
la diminution pour la province d’Oran, de 1866 à 1872, est beaucoup
plus forte que pour celles d’Alger et Constantine, qui pourtant avaient
seules souffert de l’effroyable guerre kabyle de 1871. En leur
appliquant le même taux de diminution que pour celle d’Oran (évaluation
certainement au dessous de la réalité), on arrive à un chiffre total
minimum de 2.900.000 musulmans pour 1866: 1865, les services de
Napoléon III donnaient d’ailleurs le chiffre de trois millions. Le taux
de décroissance, relevé pour ces six années et appliqué sur quarante
ans (de 1831 à 1871), justifie lui aussi les chiffres d’Hamdan.
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Si toute évaluation d’ensemble tirée des recensements
antérieurs à 1872 est sans valeur statistique, des indices certains et
des indications monographiques nous donnent quelques précieuses
certitudes. Les constantes ethniques d’abord. Les études de 1860 à 1880
menées par le colonel Warnier et le général Faidherbe donnent environ
70 à 75% de Berbères; 25 à 30% d’Arabes et de Maures, les Maures étant
fixés à 5% environ. En 1838, Guilbert donne, d’après les indications de
l’état-major, 430.000 Maures, ce qui correspondrait donc à un total de
8.600.000 habitants. Baudicour, en 1853, donne 1.600.000 Arabes et
Maures, ce qui correspondrait à un total de 5.300.000. En 1865, le
nombre officiel des Maures est de 145.000, soit un total de 2.900.000
Algériens.
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Ensuite, les constantes géographiques. La population
musulmane de la province d’Oran fait un peu moins du sixième du total
algérien, celle de Constantine environ la moitié, celle du Sud et du
Sahara algérien environ le dixième. D’après le recensement de 1865, la
province d’Oran devait compter environ 700.000 Musulmans, ce qui
correspondrait à un total de 4.500.000. En 1841 les travaux de
Lamoricière évaluent la densité minimum de la province d’Oran (qui
faisait alors 116.000 kilomètres carré) de 12 à 13 par kilomètre carré,
ce qui donnerait un total de 7.700.000 habitants pour l’Algérie. E,
1844, la commission scientifique cite le chiffre de 700.000 pour l Sud
et le Sahara, ce qui donnerait, pour cette année, un total de
7.000.000. Le bey de Constantine donnait, en 1831, le chiffre de
5.000.000 environ pour sa province. Ce qui confirme exactement les
chiffres d’Hamdan.
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Autres indices constants en milieu maghrébin: le nombre des
tribus, et celui des chevaux. Le décompte complet des tribus ne fut
connu qu’en 1869: Il donna 659 tribus ou restes de tribu. (En 1830, nos
services n’en dénombraient que 120!) La tribu maghrébine est en moyenne
de 15 à 20.000 âmes (au Maroc, en 1936, 330 tribus pour sept millions
d’âmes). Cet indice justifie donc à son tour les chiffres d’Hamdan.
L’indice constant des chevaux, en milieux maghrébin non mécanisé -
Bugeaud le confirme - est d’un cheval pour 25 à 30 habitants. (Il était
environ de 1 pour 30 dans le Maroc de 1930). Lamoricière décompte
80.000 chevaux pour la seule province d’Oran en 1941. Ce qui donne au
total 400.000 chevaux pour les trois provinces, donc au moins dix
millions d’âmes. A partir de 1840, un fait capital se produit: la
guerre totale, pénétrant l’intérieur du pays, bouleverse les idées
reçues. La fiction du million d’Algériens apparaît de plus en plus
difficile à maintenir. Dès lors, Bugeaud lui-même citera le chiffre de
huit millions. En 1844, le général de Bellonnet, spécialiste des
questions algériennes et rapporteur du budget de l’Algérie, déclare à
la Chambre que la population « sur laquelle on n’a eu jusqu’ici que des
notions inexactes », doit être évaluée à environ sept millions d’âmes.
A la chambre, personne, pas même les algéristes, ne discutera ce
chiffre. Telle était aussi l’évaluation du ministre de la Guerre, le
maréchal Soult, d’après les renseignements de son ministère. A la même
époque, d’ailleurs, dans ses rapports aux sociétés missionnaires,
l’évêque d’Alger la fixe à six millions. Très attentif à la Kabylie
qu’il rêvait de convertir, il en savait l’importance.
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Or, il se trouve que tous ces chiffres, calculés sur des
indices constants et sûrs, se trouvent à peu près sur la courbe tracée,
du chiffre de 2.100.000 pour 1872 à celui de 10.000.000 pour 1830 (
chiffre confirmé, nous l’avons vu par le nombre de chevaux, de tribus,
et l’évaluation du bey de Constantine), soit: 2.900.000 à 3.000.000
pour 1866, 2.900.000 à 3.000.000 pour 1865, 4.500.000 pour 1855,
5.300.000 pour 1853, 7.000.000 pour 1844 (chiffre confirmé par le
gouvernement français - et à 20% près - par l’évêché d’Alger),
7.700.000 en 1841, 8.000.000 en 1840, 8.600.000 en 1838.
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Le mouvement de la population urbaine, plus visible, donne
les chiffres plus éloquents encore. Notre occupation amènera en effet
un bouleversement complet de la bourgeoisie et de l’artisanat
algériens. Je ne ferai état que de chiffres confirmés. Alger, qui
comptait plus de 100.000 habitants en 1730, et 70.000 avant la
déclaration de guerre de 1827, tombait à 12.000 en 1833. Constantine
tombait de 45.000 à 12.000. Bône de 4.000 à 2.000. Oran, qui avait
compté jusqu’à 20.000 âmes, tomba de 10.000 à 2.000, Mostaganem de
15.000 à un millier. De petites villes comme Djidjelli, Ténès, Arzew,
Cherchell, Koléa, qui comptaient de 2.000 et 3.000 habitants en 1830,
n’en ont plus, quatre ou cinq ans après, que quelques centaines. Les
populations de villes comme Laghouat, Stoar, Collo, Mazagran, Matamore,
Bougie et Sétif, disparaissaient presque entièrement. Il y eut des
années d’exodes massifs: 1830, 1832, 1854, 1860, 1870. La famine, la
maladie, le désespoir, les massacres firent le reste. Le communiqué
officiel annonçant l’émigration de 20.000 Algériens vaut d’être cité: «
La population des villes s’est singulièrement modifiées. Trouver des
émigrations si minimes et une des plus douces récompenses que nous
ayons recueillies de la justice du régime auquel nous avons soumis les
indigènes. Mais les vides ont été comblés par les Européens, dont les
flots sont destinés à se répandre pour éclairer cette vaste partie du
monde ». (Le Moniteur algérien du 14 janvier 1833). Les premiers flots
qui se répandirent furent en fait « les flots de sang » du peuple
algérien, pour reprendre l’expression même de notre commission
d’enquête.
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Les raisons de ce déguisement délibéré de la démographie
algérienne sont faciles à comprendre. Jamais une opinion française
éclairée n’aurait acceptée l’impossible, l’inhumaine entreprise qui
consistait à coloniser un territoire aussi peuplé, à refouler ou
exterminer une population aussi nombreuse. On comprend mieux la fureur
des maniaques de l’Algérie française devant le Miroir, l’écrasement de
son auteur, en même temps que leur obstination de cent trente ans à
maintenir ce chiffre de deux millions, malgré toutes les évidences.
Clauzel, « dont l’ignorance des populations d’Alger, dit d’Aubignosc,
était extrême », ne cache pas la raison de sa colère: « Hamdan, dit-il,
par ses mensonges statistiques, fait obstacle à la colonisation du pays
». Il mentira effrontément en disant que Thomas Shaw (qui fait
justement autorité) donne le chiffre de deux millions. il invoque
l’Américain Shaler, dont le livre était un pamphlet destiné à pousser
l’anglais vers la conquête de l’Algérie, pour l’éloigner des Amériques
- vieux stratagème yankee. Pour Shaler, l’Algérie est un pays aussi
fertile que « désert parfait », habité par quelques bergers. il avoue
d’ailleurs ne rien connaître à la géographie du pays et s’en rapporter
à Shaw. Sur quoi, il nous dit que la Régence ne copte pas un million
d’âmes, laissant le lecteur supposer que telle est l’opinion de Shaw.
On ne peut être plus malhonnête: Shaw était très pertinent pour
chiffrer la population totale d’un pays dont il n’avait vu qu’une
faible partie, de ce « vaste et fertile royaume, le plus considérable
d’Afrique, écrit-il, aux plaines magnifiques et aux vallées couvertes
de maisons et de jardins. » Le seul chiffre qu’il nous donne est celui
de 117.000 âmes pour la ville d’Alger, où il séjournera près de cinq
ans.
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Armand Hain nous précise les raisons de Clauzel: « Pourquoi
laisser aux mains de quelques rebelles un pays aussi vaste et fertile
qui, lorsqu’il sera nôtre de toutes parts, contiendra huit à dix
millions d’Européens? « Nombreuses seront les réflexions de ce genre.
On comprend pourquoi Guilbert, en 1838, doit déplorer que «
l’Administration garde un silence absolu sur la population des
territoires militaires », et pourquoi Joly s’exclamera en 1844, à la
Chambre: « On nous dit depuis 1830 qu’il n’y a que 1.500.000 habitants,
et maintenant on vient nous déclarer qu’il n’y eut a plus de sept
millions! »
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