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Voilà donc une armée française campée sur cette terre d’Afrique ou tant de nations différentes sont venues tour à tour imposer leurs lois! Les pieds de ses soldats foulent déjà le territoire de cette Mauritanie césarienne, si florissante sous le règne semi-romain de Juba II et maintenant déserte, inculte, barbare! La France est-elle donc destinée à raviver, à féconder les germes de civilisation que la société antique avait déposés et si heureusement développés en Afrique ? Le christianisme, sous sa domination, y relèvera-t-il ses autels? Ces siéges épiscopaux qui furent une des gloires de la primitive église, retrouveront-ils des pasteurs aussi fervents, aussi éclairés que ceux dont l’histoire nous a transmis les noms ? Sous notre influence, le sol africain va-t-il de nouveau se couvrir de riches moissons ? Ces villes magnifiques, dont il ne reste plus que des ruines, verront-elles encore la foule se presser dans leurs murailles ? L’intérieur du pays sera-t-il bientôt sillonné de routes semblables à ces larges voies romaines dont la description nous a valu presque une histoire ? Enfin, les côtes d’Afrique, aujourd’hui si rapprochées de la France par la vapeur, auront-elles le pouvoir d’attirer vers elles, comme au siècle d’Auguste, l’élite de ses citoyens ? A toutes ces questions, l’avenir se chargera de répondre.
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Dès le premier jour cette plage de Sidi Ferruch, si morne, si déserte, a changé d’aspect le sol est déblayé de ses broussailles; des cabanes de feuillage s’improvisent; les tentes se dressent; les ambulances s’établissent; chaque corps, chaque service administratif forme un quartier distinct; on creuse des puits, on construit des fours pour l’alimentation de l’armée. Bientôt une imprimerie, s’organise et lance par milliers des proclamations écrites dans les divers dialectes usités en Algérie. Quarante bataillons français s’agitent dans cet étroit espace, impatients des retards qui les y retiennent; les accents du clairon et le bruit du tambour se mêlent aux chants des soldats; les charpentiers et les forgerons établissent leurs ateliers, tandis que les cantinières et les restaurateurs fournissent à tous des provisions en abondance. Les voitures n’étaient pas connues dans la régence; elles circulent déjà dans le camp, et les officiers du génie tracent des routes. Lorsque les feux des bivouacs et les ombres de la nuit eurent donné du relief à toutes ces constructions improvisées, on eût dit, des hauteurs de Sidi Ferruch ou de la pleine mer, comme une immense ville sortie tout à coup du sein des flots.
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Le 15, le débarquement du matériel continua toutes les voitures de l’artillerie de campagne et quelques pièces de siége, deux cents chevaux, une quantité considérable d’outils et une partie de l’approvisionnement de vivres furent mis à terre. Pendant ce temps, les troupes de la première division soutenaient une vive fusillade contre les Arabes, et les soldats de tranchée travaillaient aux fortifications qui devaient mettre la presqu’île de Sidi Ferruch à l’abri de toute attaque. L’achèvement de ces travaux était indispensable pour que l’armée pût songer à se porter en avant. Aussi l’amiral Duperré, désireux de seconder les intentions du général en chef, et voulant lui laisser toute son infanterie disponible, offrit-il de faire garder le camp par trois mille hommes de marine, utile coopération qui fut acceptée avec empressement, et qui établit un lien de plus entre les armées de terre et de mer.
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Le 16, au lever du soleil, le temps était calme; mais bientôt après on vit tomber des gouttes d’eau d’une grosseur extraordinaire. Ce phénomène, assez fréquent dans les contrées équinoxiales, était le signe précurseur d’une violente tempête. Tout à coup un impétueux vent d’ouest s’élève, l’air s’obscurcit, les éclats du tonnerre se succèdent avec une effrayante rapidité, et les rafales deviennent de plus en plus terribles. Le débarquement est suspendu; chaque bâtiment est obligé de songer à sa propre sûreté; presque tous mouillent une deuxième ancre, parce qu’étant très près les uns des autres ils courent risque de s’aborder. La gabare la Cigogne, trop rapprochée de terre, talonne à chaque coup de mer qu’elle reçoit, et finit par perdre son gouvernail. Partout régnait une vive anxiété. L’armée n’avait que cinq jours de vivres et une petite quantité de munitions on craignit de voir se renouveler les désastres qui accablèrent l’expédition de Charles-Quint. Enfin, à onze heures, le temps s’éclaircit, le vent passe du N.-O. à l’E., et dissipe toutes les alarmes. Les manœuvres ordonnées par l’amiral Duperré, et habilement exécutées par chaque commandant, sauvèrent la flotte. Le danger fut si grand, que l’amiral écrivit en France que si la tempête eût duré deux heures de plus, il n’aurait pas répondu des bâtiments. Après midi, la plage se couvre de nouveau de travailleurs, et la baie de chaloupes et de chalands; on met à terre des chevaux, du fourrage, des caissons, et bientôt à l’horizon se montre la deuxième division du convoi, portant le régiment de cavalerie et une partie des chevaux d’artillerie; mais l’ouragan la disperse, et elle est obligée de gagner le large. Cette journée fut affreuse; cependant les troupes soutinrent avec un calme admirable les attaques répétées de l’ennemi.
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Pendant ces premières journées, entièrement consacrées à asseoir le camp et à concentrer toutes les ressources, il n’y eut que des combats d’escarmouche et des fusillades d’avant-postes. Mais au milieu de ces engagements sans importance s’accomplirent quelques scènes pleines d’intérêt que nous croyons devoir rapporter, parce qu’elles ont une empreinte de couleur locale utile à recueillir dès nos premiers pas en Algérie
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Les longs fusils des Arabes portent plus loin que les nôtres; aussi, dans les engagements de tirailleurs avions-nous rarement l’avantage, et l’ennemi en profitait pour couper les têtes de nos malheureux soldats restés sur place, morts ou blessés. Cependant des bruits sinistres sur notre férocité avaient été répandus dans tous les douars; on nous représentait comme égorgeant sans pitié nos prisonniers, et nous repaissant de leurs chairs palpitantes. Ce fut sous ces impressions qu’un cheik, un vieillard, se présenta dans la journée du 16 aux avant-postes de la brigade du général Berthier. Le malheureux ayant appris que son fils avait été blessé et amené prisonnier dans le camp français, venait le réclamer, ou du moins savoir ce qu’il était devenu. La douleur paternelle lui avait inspiré cette généreuse résolution et lui donnait le courage d’affronter le feu de nos sentinelles et l’effroi que nous lui inspirions. Dès qu’il fut en présence du général en chef, il s’écria en se prosternant « Par la face de ton fils, je te demande le mien; rends-le-moi ! » M. de Bourmont ne comprenait pas; les interprètes lui expliquèrent le sens de ces paroles: le fils de ce cheik était aux ambulances, très grièvement blessé et sur le point de subir l’amputation d’une jambe.
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On conduisit le vieillard près du jeune malade. L’entrevue de ces deux hommes fut touchante; le père promenait des regards inquiets sur son fils, pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, et le fils, ivre de joie, portait respectueusement la main de son père à ses lèvres et la baisait avec effusion. Lorsque le cheik eut reconnu la gravité de la blessure on lui dit que les chirurgiens avaient jugé l’amputation indispensable : « Par Allah! s’écria-t-il aussitôt, qu’il n’en soit pas ainsi; je le défends. Le corps que nous tenons de Dieu ne nous appartient pas plus que la vie qu’il nous a donnée; nous ne pouvons disposer ni de l’une ni de l’autre. Couper une partie de notre corps, c’est un sacrilège dont notre vie ne saurait dépendre; Dieu n’a donné aux hommes ni le droit de l’abréger, ni le pouvoir de la prolonger. » La volonté du vieillard fut respectée, et son fils, à quelques jours de là, expiait dans d’horribles souffrances les déplorables erreurs du fatalisme.
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Le lendemain, un autre Arabe, d’un âge aussi avancé que le premier, mais encore plein de force et de vigueur, se présenta aux avant-postes, il était à jeun et paraissait épuisé de fatigue. « Dieu est grand, disait-il à chaque instant; c’est Dieu qui l’a voulu ; que la volonté de Dieu soit faite. » On lui demanda ce qu’il désirait : « J’ai, répondit-il, une mission divine à remplir; je veux parler à votre chef. » On lui présenta d’abord des oranges et quelques citrons; il les saisit avec avidité et les mangea. Un officier supérieur ayant tiré sa bourse pour la lui donner, il la repoussa avec indignation, en faisant le geste d’un homme qui lui-même serait disposé à donner de l’argent et non à en recevoir. Conduit enfin devant le général en chef, il s’exprima sans contrainte : « Quoique vêtu de ces habits en haillons, dit-il, je suis Cheick d’une nombreuse tribu, et c’est de ma propre volonté que je viens vers toi. J’ai voulu voir de près les étrangers qui envahissent notre pays, et connaître leurs sentiments à l’égard des Turcs et des Arabes. » Le général lui fit répondre que son désir était de rétablir la paix entre les Français et les Arabes, et de les délivrer du joug des Turcs qui les opprimaient. Le vieillard parut satisfait de cette réponse, et ajouta que puisqu’il en était ainsi, il espérait déterminer bientôt sa tribu à traiter avec les Français. Puis il demanda à retourner parmi les siens : « Car je ne suis pas votre prisonnier, disait-il à tous ceux qui l’approchaient ; je suis venu de mon plein gré au milieu de vous. » On lui représenta que son retour allait l’exposer à de grands dangers; mais ces paroles ne l’effrayèrent point. « Je suis déjà vieux, la conservation de ma vie est sans importance; j’ai reçu des Français une généreuse hospitalité, je veux leur prouver mon dévouement et ma reconnaissance. » M. de Bourmont consentit à le laisser partir; mais on sut plus tard que, trahi par des Arabes à qui il s’était confié, il avait été conduit à Alger, et que le dey lui avait fait trancher la tête sous ses yeux.
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Toutes ces scènes d’abnégation et de dévouement exaltèrent au plus haut degré l’imagination d’un de nos interprètes, si bien que le jour même où le vieux marabout quittait le camp français, George Garoué, syrien de naissance, autrefois trésorier du pacha de Damas, et parti de Paris en qualité d’interprète attaché à l’état-major de l’armée, vint demander au général en chef la permission de faire auprès des Arabes une démarche semblable à celle qui venait d’être faite auprès de nous. « Les Français, dit-il, ont été calomniés dans l’esprit des tribus; on les leur a dépeints comme les ennemis jurés de leur patrie et de l’islamisme. Il faut donc les détromper, et amener les Arabes à faire cause commune avec nous, à servir les intérêts de la France contre les Turcs, leurs oppresseurs. Élevé parmi les Arabes, je connais leur langue, leurs mœurs, leurs usages; je parviendrai à les persuader.
— Mais vous êtes fou, lui dit-on, c’est la mort que vous demandez, malheureux!
— Qu’importe, si cette mort vous épargne des milliers de soldats ? Je suis vieux, ma vie est peu de chose, et ce sera pour moi une occasion de payer ma dette à ma patrie adoptive, à la France hospitalière, où fugitif et sans ressources, j’ai trouvé protection, sympathie, assistance. » Il partit pour accomplir sa périlleuse mission; et plus tard on apprit que sa tête avait grossi le nombre de celles qui, durant le siége d’Alger, furent exposées sous le porche de la Casbah.
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La journée du 18 fut sans orage, et le débarquement continua; mais des émissaires secrets, arrivés au quartier général, apportèrent la nouvelle que les Algériens se disposaient à une attaque décisive pour le lendemain. Ils attribuaient notre apparente inaction à la crainte que leur armée nous inspirait, et se flattaient de nous jeter à la mer. Cependant tout le monde, dans le camp français, était prêt à bien recevoir l’ennemi.
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A six kilomètres environ de la presqu’île de Sidi Ferruch s’élève un plateau d’un assez grand développement, couvert d’une végétation active, et où se trouvent plusieurs sources dont les eaux réunies forment un ruisseau qui se dirige vers la baie orientale. De temps immémorial, les bergers arabes avaient choisi cette espèce d’oasis pour y établir leur douar à la belle saison. En 1808, le capitaine Boutin reconnut cet emplacement, et lui donna le nom de tentes; mais par suite de la confusion que présentaient les cartes géographiques de la régence à l’époque de l’expédition de 1830, nous avons donné à ce même plateau le nom de Staouëli, qui lui est resté. C’est là que devait s’effectuer la réunion des forces algériennes, sous les ordres d’Ibrahim, aga des janissaires et gendre du dey. Les beys de Constantine et de Titery s’y trouvaient en personne à la tête de leurs troupes; le califat de la province d’Oran remplaçait son chef, cassé par l’Age; enfin, plusieurs cheicks kabyles, sous les ordres du fameux Ben-Zamoun, s’y étaient rendus avec les contingents de leurs tribus. Ces forces réunies s’élevaient de 25,000 à 30,000 hommes, y compris 3,000 Turcs de la milice d’Alger. Une grande partie des Arabes et des Kabyles étaient montés. Le camp d’Ibrahim Aga présentait la forme d’un croissant, et avait sa droite appuyée sur la Madiffla, torrent qui se change en fleuve dans les temps d’orage. En avant du plateau et sur une hauteur assez rapide, les Algériens avaient construit une redoute armée de pièces de gros calibre et occupée par de forts détachements; enfin, sur les ondulations du terrain qui précédaient cette redoute, ils avaient disposé en tirailleurs des milliers d’Arabes, chargés d’inquiéter les avant-postes français.
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