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Quoique vaincu, Abd-el-Kader n’était pas subjugué : réfugié chez les tribus amies, il semblait n’attendre que le moment de la retraite des Français pour reparaître. Bientôt, en effet, il s’avança du côté de Tlemcen, dans l’espoir de paralyser, par la prise de cette ville, l’effet moral qu’avait produit la destruction de Mascara. Le moment était donc venu de prêter aux Koulouglis l’assistance qui, jusque-là, leur avait manqué; mais la nécessité de se procurer dans le pays même tous les moyens de transport auxquels le ministère n’avait pas songé, ou plutôt qu’il avait refusés, fit perdre encore trois semaines, l’émir en profita pour écraser les gens d’Angad qui venaient de se déclarer en faveur des Français et s’approchaient de Tlemcen pour débloquer le Mechouar.
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Enfin, le 8 janvier 1836, le maréchal sortit d’Oran à la tête du même corps d’armée qui avait fait l’expédition de Mascara, mais réduit à sept mille cinq cents hommes, car le ministère avait eu déjà la précaution de faire rentrer un régiment en France. Les généraux d’Arlanges et Perregaux accompagnaient le maréchal. Le jour de son départ l’armée fit halte à Bridja, et le 9, sur les bords de l’Oued-Malah ou Rio Salado, dans le même lieu où Barberousse fut tué par les Espagnols en 1517; elle arriva sur l’Oued-Senan le 10, et y passa la nuit. Le 11, elle bivouaqua à Aïn-el-Bridja où l’on voit beaucoup de ruines romaines; le 12, elle campa sur les bords de l’Aamiguer, à deux heures de marche de Tlemcen. Malgré tous ses efforts pour soulever les tribus, Abd-el-Kader, n’ayant pu réunir assez de troupes pour nous attendre, s’éloigna de nuit, après avoir, enjoint à toute la population maure de le suivre. Ces malheureux s’étaient laissé persuader que les troupes françaises ne resteraient pas au delà de trois jours, et qu’après une absence passagère ils rentreraient dans leurs foyers.
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Les Koulouglis du Mechouar reçurent les soldats comme des libérateurs; on ne trouva dans la ville que de pauvres Juifs ; le reste de la population était campé à deux lieues au delà sur le plateau d’Aouchba. Le maréchal fit poursuivre l’ennemi dans sa retraite par deux de ses brigades auxquelles il adjoignit les Turcs et les Koulouglis de Mustapha Ben Ismaël, quatre cents cavaliers douers et zmelas commandés par El-Mezary, et quatre cents cavaliers du désert d’Angad, auxiliaires nouveaux que leur haine contre Abd-el-Kader avait amenés dans les rangs français. L’émir abandonna son camp et ses bagages, et se déroba encore une fois par la fuite à une poursuite si active; nos auxiliaires musulmans atteignirent cependant son infanterie et la mirent en déroute complète. La cavalerie ennemie avait la première faibli, et se tint hors de portée; l’émir lui-même, longtemps et vivement poursuivi par quelques-uns de alliés indigènes, ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval : il alla demander asile aux Beni Amer, suivi seulement de cinq ou six de ses principaux officiers. Ben-Nouna, ancien caïd de Tlemcen, s’était, avec bon nombre de Maures, réfugié dans les montagnes de Beni Ismaël, chez les Kabyles qui habitent la rive gauche de la Tafna. Là, ils cherchaient à organiser de nouveaux rassemblements; mais, vivement poursuivis par les brigades, ils finirent par abandonner cette position. Le 17, les troupes françaises rentrèrent à Tlemcen, amenant avec elles deux mille individus de tout sexe et de tout âge parmi lesquels on comptait cependant moins d’hommes que d’enfants.
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Depuis Oran, l’armée n’avait parcouru qu’un pays triste et monotone; aussi fut-elle agréablement surprise à l’aspect délicieux des environs de Tlemcen. Dans aucune partie de la régence, la végétation ne se présente avec autant de force et de fraîcheur. La ville est abritée au sud par le Djebel-Tierné et le Haniff, qui s’élèvent de plus de six cents mètres au-dessus du niveau de la mer. L’obstacle que ces montagnes opposent au vent du désert, et l’élévation de la plaine où est situé Tlemcen, modifient la température du climat et y entretiennent une constante salubrité.
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Tlemcen faisait autrefois partie de la Mauritanie césarienne. Les Romains s’y établirent et la nommèrent Tremis ou Tremici colonia; on y retrouve encore quelques traces de leur séjour. Les Maures en firent la capitale du royaume de Tlemcen, qui, au commencement du
XVIe siècle, reconnut un moment la domination espagnole. Plus tard, les
Turcs s’en emparèrent, et le dey Hassan la détruisit en partie en 1670. Cette ville perdit alors beaucoup de son importance; son enceinte se rétrécit, sa population diminua, et rien dans ses monuments ne rappelle aujourd’hui son antique splendeur. Ainsi que beaucoup de villes arabes, trois de ses côtés se terminent à des ravins escarpés qui en rendent l’accès difficile; on ne pouvait l’aborder que par sa partie sud-ouest, où la plaine se rattache aux hauteurs voisines. En partant de Biskerich, vieux fort en ruines, elle longe le ravin très encaissé d’El-Kalah que l’on traverse sur deux ponts de pierre, et descend jusqu’à un escarpement qui domine le plateau inférieur. Dans cette partie se trouve la porte de Daoudi, par laquelle on entre en venant d’Oran et de Mascara. Tout auprès, s’élève un minaret construit avec des pierres qui paraissent être les débris d’un monument romain. Immédiatement au dehors est le marabout très révéré de Daoudi, entouré de cimetières. A partir de Daoudi, l’enceinte suit l’escarpement, de l’est à l’ouest, jusqu’à la porte Sour-el-Hamman. Entre ces deux points, l’ancienne muraille, qui se confond un instant avec la nouvelle, est percée de quelques portes; la plus commode est celle de Bab-el-Kernadi; les autres sont d’un accès peu facile, à cause de la pente du terrain. De Sour-el-Hamman, le reste de l’enceinte, décrivant un arc de cercle, passe dans le vallon qui sépare Tlemcen des montagnes, en suit le thalweg et va rejoindre le ravin d’El-Kalah à trois cents mètres au-dessus de Biskerich. Le contour total a cinq mille mètres de développement. L’enceinte nouvelle est plus petite, et embrasse à peine le tiers de l’espace enfermé par l’ancienne elle s’est arrêtée, vers l’est, à un léger escarpement qui la protège.
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La ville de Tlemcen est mal percée, les rues en sont étroites; mais elles offrent souvent de délicieuses tonnelles couvertes de treilles et rafraîchies par de nombreuses fontaines ; les maisons sont construites en briques ou en moellons non recrépis, ni blanchis; elles n’ont qu’un seul étage, et se terminent en terrasse; quelques-unes, comme à Alger, communiquent par des voûtes jetées d’un côté de la rue à l’autre, ce qui lui donne un aspect triste et sombre. Tlemcen possède un assez grand nombre de mosquées, la plupart très petites; la principale est au centre de la ville; c’est le plus grand édifice qu’elle renferme; le minaret en est assez remarquable. La Caserie est en face, au nord de la grande mosquée; c’est un bazar percé de plusieurs doubles rangées de boutiques et presque exclusivement réservé au marché des haïks. Les larges créneaux qui couronnent su haute muraille annoncent que ce lieu eut autrefois une autre destination. La citadelle de Tlemcen, ce fameux Mechouar qui pendant cinq années tint en échec le pouvoir naissant d’Abd-el-Kader, est située au sud. il s’y trouvait quinze cents Turcs ou Koulouglis, femmes, enfants, vieillards; mais sur ces quinze cents individus, quatre cent vingt seulement portaient les armes. La population de la ville proprement dite pouvait être, avant notre entrée, de quatre à cinq mille âmes, y compris huit cents Juifs.
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La vue du beau pays que l’armée venait de parcourir, l’importance de cette situation comme poste militaire, décidèrent le maréchal à occuper Tlemcen; et pour que cette occupation ne fût point onéreuse à la France, il frappa une contribution de cent cinquante mille francs sur les habitants. Malheureusement l’exécution de cette mesure énergique fut abandonnée aux mains de financiers juifs et maures, qui, trouvant là une excellente occasion de s’enrichir, se livrèrent à toutes sortes d’extorsions. Ces traitants de nouvelle espèce purent d’autant plus facilement se livrer à de coupables manœuvres, que le maréchal les laissa pour ainsi dire maîtres de la place; car il se porta presque aussitôt avec le gros de l’armée sur la Tafna, où il voulait établir une communication entre Tlemcen et l’île d’Harshgoun, située à l’embouchure de cette rivière.
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Malgré ses précédents échecs, Abd-el-Kader résolut d’empêcher cette reconnaissance. Déjà de nouveaux contingents s’étaient réunis autour de lui, et avec leur concours il espérait triompher. Les bords de la Tafna furent aussi funestes à l’émir que l’avaient été ceux du Sig. Deux fois il voulut mesurer ses forces avec celles françaises, deux fois il fut battu. Cependant le maréchal, jugeant qu’il avait trop peu de monde pour établir un poste suffisant à l’embouchure de la Tafna, se contenta d’en explorer le cours et rentra à Tlemcen.
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De violentes récriminations contre les percepteurs de la contribution de guerre l’y attendaient, la bastonnade, la prison, des menaces de mort avaient été tour à tour employées contre les malheureux contribuables. Vainement ceux-ci dépêchèrent-ils deux envoyés pour exposer au maréchal leur situation, ils étaient restés sans réponse. Une fois arrivé à Tlemcen, le maréchal ne put s'empêcher d’examiner attentivement ces réclamations: les plaignants avaient livré leurs bijoux, vendu leurs meubles, engagé leurs propriétés, et cependant la contribution n’avait encore produit que quatre-vingt-quatorze mille francs! Afin d’arrêter le cours de ces honteuses malversations, la levée de la contribution fut suspendue, et on finit même par y renoncer complètement. Cette affaire a été singulièrement envenimée en France par l’exagération des partis et la haine des inimitiés personnelles; bornons-nous à dire qu’en s’écartant des règles tracées par les lois militaires pour la levée des contributions de guerre, le comte Clausel prêta le flanc à toutes ces attaques. Ses Explications n’ont servi qu’à démontrer les irrégularités du mode de perception qu’il avait adopté.
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Après avoir consacré quelques jours à ce déplorable incident, le maréchal institua un nouveau bey à Tlemcen, fit approvisionner le Mechouar, et confia à l’intrépide capitaine Cavaignac le commandement d’un bataillon français laissé dans la place pour maintenir à la fois les habitants et repousser l’ennemi. Le 7 février, l’armée se mit en route pour Oran. Ce départ précipité était une faute grave; il eût fallu d’abord s’assurer l’alliance des tribus voisines de Tlemcen: les Beni-Oznid, les Krossel, les Houassan lui avaient offert leur concours, ainsi que les gens d’Angad; mais les uns et les autres furent maladroitement repoussés.
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Aussitôt qu’Abd-el-Kader apprit le mouvement de retraite des colonnes françaises, il se rua contre elles avec des forces aussi considérables que les jours précédents. Grâce à l’existence toute guerrière des Arabes, l’émir trouvait des soldats partout où son pouvoir, et, à défaut, son commandement était accepté; si les trourpes qui accouraient à sa voix se dissipaient devant l'armée française, elles se reformaient immédiatement et nous les retrouvions ailleurs. Voilà ce qui a toujours donné à la guerre d’Algérie un caractère exceptionnel dont on n’a pas d’abord assez tenu compte. Les razzias françaises tant vantées n’ont presque toujours produit que des résultats éphémères ; la guerre permanente et de position pouvait seule triompher de l’opiniâtreté arabe. L’armée française rencontra de nouveau l’émir vers les sources de l’Oued-el-Malah (Rio Salado) ; mais les quatre mille cavaliers qu’il y avait rassemblés n’essayèrent même pas de disputer le passage de la troupe française, et elle rentra dans ses quartiers sans être de nouveau inquiétée. Vers la fin de février, le maréchal retourna à Alger, d’où il était absent depuis trois mois, et le général d’Arlanges continua à commander dans la province d’Oran; on renforça même sa division d’une nouvelle brigade sous les ordres du général Perrégaux.
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Les deux expéditions de Mascara et de Tlemcen, si elles n’avaient pas détruit la puissance d’Abd-el-Kader, raffermissaient du moins la domination française dans une partie de la province. Toutefois les résultats restaient incomplets ; on ne pouvait compter sur la soumission absolue des tribus qu’autant que le pouvoir de l’émir serait abattu sans retour. Le gouverneur général regardait donc comme indispensable la conservation, dans la province d’Oran, de forces imposantes, et insistait vivement auprès du ministère sur les périls d’un trop subit affaiblissement. Souvent même, il employa à de courtes expéditions les troupes qui, rappelées en France, étaient obligées de différer leur embarquement à cause de l’état de la mer ou dans l’attente des bâtiments de transport. Mais les crédits étaient limités, les prescriptions financières impérieuses...
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