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Aussitôt que l’expédition fut décidée, le maréchal fit occuper la petite île ou plutôt le rocher d’Harshgoun, situé à la hauteur de Tlemcen; on espérait de là pouvoir aisément faire passer des secours aux défenseurs de cette ville, les alliés des français. La possession de cette île, dominant l’embouchure et la plage de la Tafna, presque sur l’extrême limite des possessions, facilitait d’ailleurs la surveillance des côtes, et devait assurer les bénéfices du commerce en temps de paix ou prévenir la contrebande en cas de guerre. Les Arabes en jugèrent ainsi; car, dès qu’ils apprirent notre installation, une partie de ceux qui assiégeaient le mechouar se portèrent sur la côte en face de l’île.
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Enfin, dans les premiers jours de novembre 1835 la plus grande partie des forces destinées à entrer en campagne se trouva réunie à Oran; c’était le 11e et le 47e de ligne, le 2e et le 17e légers, une compagnie de mineurs, trois compagnies de sapeurs, huit obusiers et une batterie de campagne. Le 21 novembre, le maréchal, qui devait commander en personne l’expédition, arriva, escorté d’un bataillon de zouaves et de trois compagnies d’élite prises dans le 10e léger, le 13e et le 63e de ligne; parmi les officiers généraux qui l’accompagnaient on remarqua surtout le duc d’Orléans, qui lui aussi, sensible au désastre de la Macta, avait voulu prendre part à l’expédition destinée à le venger.
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L’armée, forte de onze mille hommes, quitta Oran le 25 novembre; elle devait se porter sur Mascara, capitale de l’émir, en chasser ses partisans, et y proclamer un bey vassal de la France. La saison était bien avancée pour ouvrir une campagne; cependant, par un bonheur inouï, le soleil répandit sur les troupes, pendant plusieurs jours, ses rayons bienfaisants. On traversa les plaines, les forêts, les gorges de montagne sans rencontrer d’ennemi, ou du moins sans être inquiété par lui. Le temps était parfaitement beau; l’armée, bien pourvue de vivres et de munitions, ne demandait qu’à combattre.
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Le 1er décembre, au pied des montagnes de l’Atlas, qui bordent la Sig, on rencontra enfin la cavalerie de l’émir; une lutte ardente s’engage. La journée du 3 fut plus vive encore, l’armée, ayant traversé la Sig sur des ponts de chevalets, s’élança au pas de course vers le bois de l’Habrah, occupé par l’ennemi, et engagea une lutte corps à corps, dans laquelle le duc d’Orléans se distingua par son intrépidité. L’action, commencée au point du jour, se prolongea jusqu’à midi. Le maréchal fit alors exécuter un changement de direction à droite, et se porta vers les montagnes. Appuyée par l’infanterie et dirigée par le duc d’Orléans, l’artillerie prit ensuite position sur un rideau plus élevé, mais dominant la vallée qui sépare les montagnes. Là, par un feu bien nourri, sur un terrain favorable au tir à ricochets, elle fit éprouver de grandes pertes à l’ennemi. Ce mouvement hardi, vigoureusement exécuté, éloigna la cavalerie arabe et permit à l’armée de reprendre paisiblement sa marche. Cependant, à la hauteur de quatre marabouts de Sidi Embarack, ayant rencontré un profond ravin qui traverse l’étroite vallée où elle devait s’engager, la colonne fut accueillie par un feu très vif de mousqueterie suivi d’horribles clameurs: c’était l’infanterie d’Abd-el-Kader, qui, embusquée sur les bords de ce ravin, prenait l’offensive. Quelques pièces de canon placées sur le premier mamelon de droite appuyaient cette attaque, tandis qu’à la gauche un feu bien nourri et plus meurtrier prenait en flanc les français.
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La position formidable des Arabes n’arrêta pas les soldats. Voir l’ennemi, s’élancer au pas de course, l’aborder à la baïonnette, fut l’affaire d’un instant. Une mêlée sanglante s’engagea. Victorieux à notre gauche, où nous étions parvenus à faire taire l’artillerie arabe, nous éprouvâmes à notre droite une résistance des plus opiniâtres. Des obus y furent lancés et ne produisirent aucun résultat. Alors le prince royal, n’écoutant que son courage, prend le parti d’enlever lui-même cette importante position: il jette la troisième compagnie du 17e léger en tirailleurs dans les bois, tandis que lui-même, à la tête de deux compagnies des bataillons d’Afrique, aborde intrépidement l’ennemi, qui l’attendaient de pied ferme; les Arabes opposent la baïonnette à nos baïonnettes, mais enfin, cédant à la supériorité, ils perdent du terrain et s’enfuient en désordre dans le désert.
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Le lendemain de cette brillante affaire, les quatre brigades passèrent l’Habrah sur un pont de chevalets, et se mirent en marche dans le même ordre que la veille. Après avoir suivi quelque temps la direction de l’est, le maréchal fit tourner brusquement à droite, entra dans les montagnes et prit la route de Mascara. Cette route parfaitement tracée, et unie en certains endroits, est coupée sur d’autres points par des ravins profonds et escarpés. Toute l’armée s’y engagea et prit ses bivouacs à Aïn-Kebira, sans avoir été inquiétée. Le 6, elle continua sa marche parle village d’el-Bordj; elle s’attendait à y être attaqué dans la journée, mais on n’y trouva qu’un juif de Mascara, qui apprit au maréchal qu’Abd-el-Kader avait abandonné la ville avec toute la population musulmane, et qu’il n’y restait que les Juifs. A cette nouvelle, le maréchal fit presser le pas aux auxiliaires zmelas et douers, et lui-même suivit à petite distance cette espèce d’avant-garde. Le quartier général arriva ainsi à l’entrée de la nuit presque seul à Mascara; les brigades ne le rejoignirent que deux heures après. L’état-major, les zouaves, l’artillerie et quelques compagnies s’établirent dans la ville; le reste occupa les faubourgs. Le maréchal et le prince royal logèrent dans la maison même d’Abd-el-Kader.
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Mascara est une ancienne ville arabe, située sur le versant méridional de la chaîne de montagnes désignées sous le nom de Chareb-el-Rih, qui fait partie du petit Atlas. On n’a que des données fort incertaines sur son origine. Selon les traditions locales, elle aurait été construite par les Berbères, sur les ruines d’une cité romaine qui comprenait l’enceinte actuelle de la ville, plus une grande portion de terrain entre Rekoub-Ismaël et la plaine de Gherys. L’étymologie du mot Mascara, soit qu’elle vienne de ommn’asker (la mère des soldats), soit de m’asker (lieu où se rassemblent les soldats), désigne donc une population guerrière, caractère qui semble justifié par le nom de Castra Nova que les Romains avaient donné à cette localité.
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Mascara se divise en quatre parties bien distinctes Mascara proprement dit, Rekoub-Ismaël, Baba Ali et Aïn-Beïda. Ces trois dernières parties peuvent être regardées comme les faubourgs de la ville, qui se trouve à leur centre sur la rive gauche de l’Oued-Toudman. Mascara est entourée de murailles qui représentent assez exactement un carré, à chacun des angles duquel, sont des tours surmontées d’une plate-forme propre à recevoir une ou deux pièces d’artillerie. Mascara n’a que deux portes : l’une à l’ouest et l’autre à l’est. Trois rues principales établissent une communication entre ces deux portes, ou contournent le mur d’enceinte dans presque toute son étendue; ces rues donnent accès à deux places où sont concentrés les principaux édifices de la ville : le marché aux grains, la mosquée, deux fondouks et le palais du bey Mohammed-el-Kébir, aujourd’hui en ruines.
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Sous la domination turque, Mascara fut la résidence des beys jusqu’au moment où les Espagnols évacuèrent Oran. Elle était florissante alors; mais dès que le siège du beylick fut transporté dans cette dernière ville, sa prospérité déclina rapidement. En 1830, Mascara ne contenait plus qu’une population misérable et des maisons délabrées. A l’avènement d’Abd-el-Kader, elle devint la capitale et la place d’armes des Arabes; des ateliers de tonte espèce s’y étaient formés, et un grand nombre d’ouvriers y avaient été réunis. A l'approche des Français tout fut détruit ou dispersé; cependant l’armée trouva encore dans les magasins des approvisionnements considérables, les jardins qui entourent la ville lui fournirent des légumes en abondance.
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Déconcerté par deux défaites successives, Abd-El-Kader ne songea même pas à défendre Mascara; il s’était retiré à la hâte sur Cachero, à trois lieues au sud, avec la population fugitive. De son côté, le maréchal Clausel ne sut pas profiter de la panique que l'arrivée soudaine des Français dans la capitale de l’émir avait jetée parmi ses adhérents: après une inspection rapide de la place, il ordonna la retraite, sans s’occuper de l’investiture du bey Ibrahim, qui avait semblé être le but principal de cette prise d’armes. En séjournant à Mascara, Clausel aurait pu recevoir les députations d’un grand nombre de tribus qui se disaient mécontentes de l’émir, maintenant qu’elles le voyaient vaincu; il aurait pu les rallier autour d’Ibrahim; mais la politique du maréchal avait changé tout à coup, et la retraite dut s’opérer. L’armée française évacua Mascara le 9 décembre; aussitôt après, un vaste incendie dévora toutes les constructions, tous les matériaux qu’y avait réunis l’émir. Pendant plusieurs heures, d’épais tourbillons de fumée enveloppèrent les troupes comme pour leur reprocher l’acte de barbarie qu’elles venaient d’accomplir ; expiation que les cris des malheureux Juifs entraînés par les Français hors de leur ville rendaient plus poignante encore. Le 12, l’armée arriva à Mostaganem sans avoir eu d’autre obstacle à surmonter que la boue et la pluie. Au milieu des campements humides qu’elle dut supporter, le prince royal fut atteint d’une de ces fièvres chaudes dont les ravages sont si rapides, et le 18 il quitta l’Afrique, laissant de touchants adieux à ses compagnons d’armes : « Je ne puis m’éloigner du corps expéditionnaire, écrivit-il au maréchal, sans demander au digne chef qui l’a conduit à la victoire d’être mon interprète auprès de mes camarades. Veuillez, en leur transmettant mes adieux, leur dire que je m’estime heureux d’avoir été témoin de leur courage dans les combats, de leur patience dans les fatigues. »
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La prise de Mascara venait de détruire le prestige dont l’émir avait pu paraître environné jusque-là; elle avait détaché de son parti quelques hommes influents, notamment son aga, El-Mezary, neveu de ce Mustapha Ben Ismaël . Cet indigène consentit à servir comme khalifat (lieutenant) sous les ordres du caïd Ibrahim, institué bey de Mostaganem, dont la capitale, quelque temps demeurée déserte, se repeupla et reprit ses rapports avec les tribus environnantes. Les Arabes ralliés furent raffermis dans leur dévouement, et ceux de leurs compagnons qui s’étaient détachés d’eux vinrent les rejoindre au service de la même cause.
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