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M.De Bourmont était à peine établi avec son état-major dans le fort de l’Empereur, qu’un parlementaire, envoyé par le dey, se présenta aux avant-postes. C’était Sidi Mustapha, premier secrétaire de Hussein. Le général en chef le reçut au milieu même des décombres. En arrivant auprès de lui, l’envoyé turc se prosterna, à la manière orientale, mais M. de Bourmont le releva avec bonté, et un interprète fut chargé de traduire ces paroles.
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« O invincible tête des armées du plus grand sultan de notre siècle ! Lui dit-il, Dieu est pour toi et pour tes drapeaux; mais la clémence de Dieu commande la modération après la victoire. La prudence humaine la conseille comme le moyen le plus sûr de désarmer tout à fait l’ennemi vaincu. Hussein Pacha baise la poussière de tes pieds, et se repent d’avoir rompu ses anciennes relations avec le grand et puissant Melek Charal (le roi Charles X). Il reconnaît aujourd’hui que, quand les Algériens sont en guerre avec le roi de France, ils ne doivent pas faire la prière du soir, avant d’avoir obtenu la paix. Il fait amende honorable pour l’insulte commise sur la personne de son consul: il renonce, malgré la pauvreté de son trésor, à ses anciennes créances sur la France; bien plus, il paiera tous les frais de la guerre. Moyennant ces satisfactions, notre maître espère que tu lui laisseras la vie sauve, le trône d’Alger, et que, de plus, tu retireras ton armée de la terre d’Afrique et tes vaisseaux de ses côtes. »
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Ce langage fut loin de satisfaire le général en chef: « Monsieur Bracewithz, dit-il en s’adressant à son interprète, recommandez à ce parlementaire de rapporter fidèlement à son maître la réponse que je vais faire a ses propositions: « Le sort de la ville d’Alger et de la Casbah est dans mes mains, car je suis maître du fort l’Empereur et de toutes les positions voisines. En quelques heures, les cent pièces de canon de l’armée française et celles que j’ai enlevées aux Algériens auront fait de la Casbah et de la ville un monceau de ruines; et alors Hussein Pacha et les Algériens auront le sort des populations et des troupes qui se trouvent dans les villes prises d’assaut. Si Hussein veut avoir la vie sauve, pour lui, les Turcs et les habitants de la ville, qu’ils se rendent tous à merci, et remettent sur-le-champ aux troupes françaises la Casbah, tous les forts de la ville et les forts extérieurs. »
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En entendant cette fatale réponse, une tristesse profonde se répandit sur la mâle et belle figure de l’envoyé du dey. Il parut consterné, et déclara que sa bouche n’oserait jamais transmettre à Hussein Pacha de si dures conditions. Il fallut pour le décider que M. de Bourmont les fit rédiger et apposât son cachet sur cette pièce officielle.
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Les diplomates d’Algerie se bornèrent pas à cette seule tentative pour sauver leur ville de la domination française. En même temps que Sidi Mustapha se rendait auprès du général en chef de l’armée de terre, le ministre de la marine du pacha arrivait en parlementaire à bord du vaisseau la Provence, pour demander à l’amiral la cessation des hostilités. Le dey faisait dire par son envoyé que « de même que le magnanime empereur de Russie s’était arrêté aux portes de Constantinople, de même les généraux français s’arrêteraient aux portes d’Alger.» L’amiral Duperré le renvoya, en l’engageant à s’adresser au général en chef ; il lui remit toutefois la note suivante: « L’amiral soussigné, commandant en chef l’armée navale de S. M. très chrétienne, en réponse aux communications qui lui ont été faites au nom du dey d’Alger, et qui n’ont que trop longtemps suspendu le cours des hostilités, déclare que tant que le pavillon de la régence flottera sur les forts et la ville d’Alger, il ne peut plus recevoir aucune communication, et se considère toujours comme en état de guerre.» En se retirant, le parlementaire se dirigeait vers un brick anglais qui était mouillé en rade, l’amiral lui envoya aussitôt un canot avec un de ses officiers pour le sommer de rentrer en ligne directe dans le port, ce qu'il exécuta sur-le-champ.
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De leur côté, les janissaires, qui depuis le commencement de la campagne s’étaient montrés très irrités contre Hussein, voulaient en ce moment suprême le sacrifier, afin de s’assurer la possession du beylick Ils s’étaient en conséquence réunis en divan extraordinaire, et avaient résolu d’envoyer un parlementaire au général en chef pour lui faire part du résultat de leurs délibérations. Cet envoyé fut admis comme le précédent :
« Salut et gloire au grand sultan et Padischah Charal (Charles X). le glorieux, le sublime, et secouru de Dieu, et à son selictar (général) redoutable, illustre et fidèle Contidi. — Les grands rois qui ont d’immenses domaines ne font pas la guerre pour y ajouter des provinces pauvres et éloignées. Les rois possesseurs d'immenses trésors dédaignent de les grossir d’un peu d’or. Mais, fiers et implacables, ils ne posent les armes que quand le sang de leur ennemi a coulé, que quand ils y ont lavé l’insulte qui fut la première cause de la guerre. Apprends donc, ô vaillant général, que l’insulte faite au grand Melek Charal est la faute personnelle de Hussein Pacha. L’argent qu’il réclamait de lui et de son consul, au lieu d’être la propriété du beylick et celle de ses frères et enfants, les miliciens turcs, était sa propriété unique et celle de quelques chiens de Juifs qui lui avaient prêté leurs ruses et leurs noms dans cette affaire. Le glorieux Melek Charal a eu raison de refuser de payer, et il doit vouloir la mort de l’insolent qui osa insulter son ambassadeur. Plusieurs fois déjà nos frères ont essayé de se révolter, à cause de cette offense, contre Hussein, qui, en la commettant, s’est montré traître à ses devoirs et à son pays; nous avons enfin réussi, nous le tenons prisonnier dans son palais. Que ta bouche laisse tomber une seule parole, et nous allons t’envoyer sa tête en réparation de ses méfaits. Nous espérons que cette satisfaction fera cesser la guerre, et que ton armée se retirera.
Nous nous empresserons d’élever au pouvoir suprême un autre pacha, qui recherchera et cultivera, par tous les moyens possibles, l’amitié et les bonnes grâces de Melek Charal, et protégera les consuls, les marchands et les vaisseaux dans nos ports. En attendant. »
« Assez ! Assez ! s’écria le général en chef, dont l’indignation ne pouvait plus se contenir. Interprète, dites à cet homme de porter mes ordres à ses frères ignorants et féroces. Dites-lui bien que j’entends que ce divan extraordinaire de la milice algérienne cesse à l’instant même ses délibérations. Jusqu’à ce que je commande dans la Casbah, Hussein est leur souverain, et ils lui doivent soumission et obéissance. Ma volonté est de ne traiter qu’avec lui seul. Les membres de ce divan me répondront sur leur tête de la moindre attaque dirigée contre la Casbah, la ville ou la personne du dey. Qu’ils sachent que l’armée française n’est pas venue ici pour faire assassiner un homme, mais pour vaincre glorieusement un ennemi. »
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Le député de la milice, qui avait compté pleinement sur le succès de sa mission, éprouva plus d’étonnement encore que de peine, en entendant ces menaces. Il ne comprenait pas que M. de Bourmont pût refuser une occasion si belle de se défaire du dey. De retour aux casernes, où l’attendait le divan extraordinaire, il rapporta les paroles du général en chef; elles y causèrent une vive explosion. On en vint aux résolutions les plus extrêmes. « Mort à Hussein ! » s’écrièrent à la fois plusieurs voix, auxquelles toutes les autres répondirent à l’unisson « A nous sa tête, et l’or de la Casbah ! »
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Sidi Mustapha avait demandé deux heures pour rapporter la réponse du dey; il retourna au quartier général avant qu’elles fussent écoulées, accompagné du consul et du vice consul anglais, pour demander que le général voulût bien adoucir les conditions qu’il tenait à imposer. Le consul anglais dit à M. de Bourmont que ce n’était pas comme agent du gouvernement britannique qu’il se présentait; que le dey, avec lequel il avait eu des relations amicales, l’avait fait presser de se rendre auprès de lui; qu’en cédant à ses instances, il avait été déterminé surtout par le désir d’arrêter l’effusion du sang; que la chute de la place était inévitable; que Hussein Pacha lui-même ne l’ignorait pas; mais que son exaltation religieuse le disposait à se porter aux dernières extrémités; et que si on lui imposait des conditions trop dures, il pourrait fort bien faire sauter la Casbah, comme il avait fait sauter le château de l’Empereur. M. de Bourmont l’écouta sans lui répondre. A ces parlementaires s’étaient joints encore deux autres personnages, dont le concours contribua à rendre plus faciles les préliminaires de la capitulation. C’étaient deux Maures, les plus riches d’Alger, qui avaient voulu se rendre auprès du général en chef pour le supplier de faire suspendre le feu que nos batteries dirigeaient contre la ville. Cette grâce leur fut accordée immédiatement. L’un de ces Maures, Sidi-Abou-Derbah, qui depuis fut syndic d’Alger, parlait très bien le français. Sa position l’avait mis à même d’étudier et de bien comprendre la situation des deux partis, et sa qualité de Maure lui donnait une espèce de neutralité; car au fond la guerre n’existait qu’entre les Français et les Turcs. Aussi son intervention aplanit-elle bien des difficultés.
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Sidi-Abou-Derbah fit aisément comprendre à M. de Bourmont qu’il fallait abandonner cette demande de reddition à merci; car elle n’était propre qu’à exaspérer des hommes barbares qui, n’ayant jamais épargné un ennemi vaincu, verraient toujours dans cette clause la mort en perspective. En effet, les premières conditions dictées par M. de Bourmont avaient causé une grande fermentation dans Alger, ainsi qu’à la Casbah. On ne se faisait point une juste idée de ce que le général entendait par ces mots « se rendre à discrétion; » on pensait que les Français avaient l’intention de se livrer aux actes les plus barbares: de là ces accès de rage et de fureur. Il était donc indispensable de rassurer les esprits, de développer les articles de la capitulation, et de les faire expliquer au divan par un interprète de l’armée.
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M. de Bourmont assembla son conseil, et avec le concours des généraux Desprez, Berthezène, d’Escars, Valazé, La lutte, Tholosé, etc., il rédigea une nouvelle convention, en ayant soin d’adoucir les conditions qui avaient jeté tant d’alarme parmi la population et la milice algériennes; puis il remit cette pièce, revêtue de sa signature, aux envoyés d’Hussein, en les faisant accompagner de M. Bracewithz, l’un des principaux interprètes de l’armée.
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La mission de M. Bracewithz n’était pas sans danger. Le récit que nous en a laissé ce fonctionnaire, prouve assez que ses appréhensions n’étaient pas sans fondement. Les longs r apports que M. Bracewithz avait entretenus avec les Orientaux, car il avait été premier interprète de Bonaparte à la campagne d’Égypte, lui avaient appris tout ce qu’un parlementaire peut redouter de la colère des Turcs, lorsqu’il est porteur de dépêches contraires à leurs idées ou à leurs intérêts. Nous consignons donc ici cette relation, non-seulement parce qu’elle renferme de curieux détails, mais encore parce qu’elle consacre le dernier acte politique que le gouvernement de l’odjak accomplit à Alger.
« En arrivant à la Porte Neuve, qu’on n’ouvrit qu’après beaucoup de difficultés, je me trouvai, dit M. Bracewithz, au milieu d’une troupe de janissaires en fureur; ceux qui me précédaient avaient peine à faire écarter devant moi la foule de Maures, de Juifs et d’Arabes qui se pressaient à nos côtés, pendant que je montais la rampe étroite qui conduit à la Casbah. Je n’entendis que des cris d’effroi, de menace et d’imprécation qui retentissaient au loin, et qui augmentaient à mesure que nous approchions de la place. Ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes aux remparts de la citadelle. Sidi Mustapha, qui marchait devant moi, s’en fit ouvrir les portes, et elles furent, après notre entrée, aussitôt refermées sur les flots de la populace qui les assiégeait. La cour du divan où je fus conduit était remplie de janissaires; Hussein était assis à sa place accoutumée. il avait, debout autour de lui, ses ministres et quelques consuls étrangers. L’irritation était violente ; le dey seul me parut calme, mais triste. Il imposa silence de la main, et tout aussitôt me fit signe de m’approcher, avec une expression très prononcée d’anxiété et d’impatience. J’avais à la main les conditions écrites sous la dictée de M. de Bourmont. Après avoir salué le dey et lui avoir adressé quelques mots respectueux sur la mission dont j’étais chargé, je lus en arabe les articles suivants, avec un ton de voix que je m’efforçai de rendre le plus rassuré possible:
1° L’armée française prendra possession de la ville d’Alger, de la Casbah, et de tous les forts qui en dépendent, ainsi que de toutes les propriétés publiques, demain 5 juillet 1830 à dix heures du malin, heure française.
Les premiers mots de cet article excitèrent une rumeur sourde, qui augmenta quand je prononçai les mots à dix heures du matin. Un geste du dey réprima ce mouvement. Je continuai :
2° La religion et les coutumes des Algériens seront respectées aucun militaire de l’armée ne pourra entrer dans les mosquées. Cet article excita une satisfaction générale; le dey regarda toutes les personnes qui l’entouraient, comme pour jouir de leur approbation, et me fit signe de continuer.
3° Le dey et les Turcs devront quitter Alger dans le plus bref délai. A ces mots, un cri de rage retentit de toutes parts; le dey pâlit, se leva, et jeta autour de lui des regards inquiets. On n’entendait que ces mots, répétés avec fureur par tous les janissaires : El mout! El mout ! (La mort ! La mort !) Je me retournai au bruit des yatagans et des poignards qu’on tirait des fourreaux, et je vis leurs lames briller au-dessus de ma tête. Je m’efforçai de conserver une contenance ferme, et je regardai fixement le dey. Il comprit l’expression de mon regard, et prévoyant les malheurs qui allaient en résulter, il descendit de son divan, s’avança d’un air furieux vers cette multitude effrénée, ordonna le silence d’une voix forte, et me fit signe de continuer.
Ce ne fut pas sans peine que je fis entendre la suite de l’article, qui ramena un peu de calme. On leur garantit la conservation de leurs richesses personnelles ; ils seront libres de choisir le lieu de leur retraite.
Des groupes se formèrent à l’instant dans la cour du divan; des discussions vives et animées avaient lieu entre les officiers turcs ; les plus jeunes demandaient à défendre la ville. Ce ne fut pas sans peine que l’ordre fut rétabli, et que l’aga, les membres les plus influents du divan et le dey lui-même leur persuadèrent que la défense était impossible, et qu’elle ne pourrait amener que la destruction totale d’Alger, et le massacre de la population. Le dey donna l’ordre de faire évacuer les galeries de la Casbah, et je restai seul avec lui et ses ministres. L’altération de ses traits était visible. Sidi Mustapha lui montra alors la minute de la convention que le général en chef nous avait remise, et dont presque tous les articles lui étaient personnels et réglaient ses affaires particulières. Elle devait être échangée et ratifiée le lendemain matin, avant dix heures. Cette convention fut l’objet d’un long débat entre le dey et ses ministres; ils montrèrent, dans la discussion des articles et dans le choix des mots, toute la défiance et la finesse qui caractérisent les Turcs dans leurs transactions. On peut apercevoir, en la lisant, les précautions qu’ils prirent pour s’assurer toutes les garanties désirables ; les mots et les choses y sont répétés à dessein et avec affectation; et toutes ces répétitions, qui ne changeaient rien au sens, étaient demandées, exigées ou sollicitées avec les plus vives instances de la part des membres du divan.
Sidi Mustapha copia en langue arabe cette convention, et la remit au dey avec le double en langue française que j’avais apporté. Comme je n’avais pas mission de traiter, mais de traduire et d’expliquer, je demandai à retourner vers le général en chef, pour lui rendre compte de l’adhésion du dey, et de la promesse que l’échange des ratifications serait fait le lendemain de grand matin. Hussein me parut très satisfait de la conclusion de cette affaire. Pendant que ses ministres s’entretenaient entre eux sur les moyens à prendre pour l’exécution de la capitulation, le dey se fit apporter par un esclave noir un grand bol en cristal rempli de limonade à la glace. Après en avoir bu, il me le présenta, et je bus après lui. Je pris congé. Il m’adressa quelques paroles affectueuses, et me fit reconduire jusqu’aux portes de la Casbah par le bachi-chiaouh, et par Sidi Mustapha, son secrétaire. Ce dernier m’accompagna avec quelques janissaires jusqu’en dehors de la Porte Neuve, à peu de distance de nos avant-postes. »
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Ainsi, en vingt jours, l’armée française avait défait l’ennemi dans deux batailles décisives, et l’avait repoussé dans une multitude d’engagements partiels; elle avait investi une place de très grande étendue, exécuté tous les travaux de siége, pris une citadelle importante, et, pour récompense de tant de travaux si vaillamment accomplis, elle allait entrer victorieuse dans une ville qui jusque-là avait passé pour imprenable !
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Voici le texte de l’acte officiel qui consacra la prise de possession d'Alger :
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CONVENTION ENTRE LE GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE FRANCAISE ET SON ALTESSE LE DEY D'ALGER.
Le fort de la Casbah, tous les autres forts qui dépendent d’Alger et le port de cette ville seront remis aux troupes françaises ce matin, à dix heures (heure française). Le général en chef de l’armée française s’engage envers S. A. le dey d’Alger à lui laisser la liberté et la possession de ce qui lui appartient personnellement. Le dey sera libre de se retirer avec sa famille et ce qui lui appartient dans le lieu qu’il fixera, et tant qu’il restera à Alger il y sera, lui et toute sa famille, sous la protection du général en chef de l’armée française; une garde garantira la sûreté de sa personne et celle de sa famille. Le général en chef assure à tous les soldats de la milice les mêmes avantages et la même protection. L’exercice de la religion mahométane restera libre; la liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leur commerce et leur industrie, ne recevront aucune atteinte; leurs femmes seront respectées, le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. L’échange de cette convention sera fait avant dix heures, ce matin, et les troupes françaises entreront aussitôt après dans la Casbah, et successivement dans tous les autres forts de la ville et de la Marine. »
COMTE DE BOURMONT.
Au camp, devant Alger le 4 juillet 1850.
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Cette convention fut ratifiée en entier par Hussein Pacha. Le dey obtint seulement un sursis de deux heures.
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