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Maïssa Bey explore dans son dernier roman trente ans de
l’histoire de son pays (1962-1992). A travers les voix
alternées de Ali et de Lilas, leurs espoirs déçus, elle
dépeint une société dont les blessures sont encore à
cicatriser.
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Bleu
Blanc Vert
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L U I
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Les
enfants que je croise dans les escaliers chaque matin en
allant accompagner Alya à l’école sont tous remarquablement
bien vêtus. Chaudement en hiver, plus légèrement à la belle
saison, mais toujours très proprement. Garçons et filles
portent le tablier obligatoire dans toutes les écoles et au
collège. Pourtant, beaucoup de familles qui habitent dans
l’immeuble vivent modestement. Mais, pour tout le monde ici,
l’habillement des enfants et l’achat des fournitures à
chaque rentrée scolaire font partie des priorités, quelles
que soient les conditions de vie.
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Dès sept
heures du matin, leur cartable à la main, accompagnés de
leur mère ou plus rarement de leur père, mais le plus
souvent seuls, des enfants de tous âges sortent des
appartements, les uns après les autres. Les portes claquent.
On s’interpelle, on se salue, on s’attend pour faire le
chemin ensemble. Ils sont nombreux, très nombreux, et très
bruyants. Ils dévalent les marches en courant comme s’ils
étaient pressés d’arriver à l’école. En sortant de chaque
immeuble, de chaque maison, ils envahissent la rue et
s’égaillent en bandes joyeuses et colorées. Comme la double
vacation des locaux a été instaurée dans chaque école en
raison du sureffectif, des enfants se croisent dans la rue à
toute heure. Quand les uns rentrent chez eux, les autres
prennent le chemin inverse et les remplacent sur les mêmes
bancs. Tous les enfants vont à l’école. Chaque fois que,
tenant Alya par la main, je prends le même chemin qu’eux, je
me souviens de la phrase inscrite sur une banderole
suspendue à l’entrée de notre collège, au-dessous du drapeau,
lors de la première rentrée scolaire après l’Indépendance :
« L’école pour tous, et tous à l’école ». J’ai retrouvé
dernièrement une de mes photos de classe datant du temps où
j’étais en primaire. Ma mère l’a gardée dans une petite
valise en carton et l’en a retirée pour la montrer à Alya.
On y voit, en compagnie de notre instituteur en blouse grise,
monsieur Francastel, les élèves alignés sur deux rangs,
figés devant l’objectif. Les plus petits devant. Une ardoise
portée par l’un d’entre nous, le meilleur élève sans doute,
mentionne, dans une écriture soignée, la classe et l’année
scolaire. Ecole mixte de garçons, appellation réservée aux
écoles autres que les écoles indigènes.
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Cours
élémentaire deuxième année. Année scolaire 1958-1959. Dans
notre village, il n’y avait qu’une seule école de garçons.
Et une école de filles, mitoyenne à la nôtre. Sur la photo,
Arabes et Français se côtoient. En proportions inégales.
Nous étions neuf Arabes à aller plus ou moins régulièrement
en classe. Les Français étaient au nombre de vingt-trois.
Immédiatement reconnaissables. Pas seulement à leur type
européen. A leurs vêtements surtout. La différence saute aux
yeux tant elle est criante. Reconnaissables aussi à leur
façon de fixer l’objectif. Une sorte d’assurance, de naturel
qui contraste avec les attitudes guindées et les sourcils
froncés de mes coreligionnaires. Des coreligionnaires dont
bien peu ont réussi à franchir le cap de l’entrée en sixième.
La plupart n’ont même pas passé leur certificat d’études,
orientation la plus fréquente pour les indigènes que nous
étions et qui représentait pour les familles une promotion
considérable. Je me souviens aussi qu’aucun enfant des
douars environnants, enclavés, ne fréquentait l’école.
Isolement, éloignement, ignorance, misère et surtout
indifférence des parents, mais aussi des autorités
coloniales qui ne faisaient rien pour répandre ou encourager
l’instruction laïque et obligatoire selon les lois de la
République française, en vigueur sur tous les territoires
français. Et cela donne aujourd’hui un taux considérable
d’illettrés, et plus particulièrement de femmes totalement
analphabètes. Car il était bien entendu hors de question,
dans toutes les zones rurales, d’envoyer les filles à
l’école. La misère n’était pas seule en cause. Ma mère fait
partie de cette catégorie. Et avec elle la plupart des
femmes de son âge. Elle a tout de même appris, grâce à la
mère de Lilas, à signer de son nom les documents qui la
concernent. Ecriture tremblée, malhabile, et qui m’émeut
profondément, comme m’émeuvent les pages d’écriture que
rapporte Alya de l’école et qu’elle exhibe fièrement pour
nous donner à constater ses progrès. Alya sait déjà
reconnaître les lettres, et déchiffre même quelques mots. En
arabe bien sûr. Depuis l’application de la réforme
instituant l’école fondamentale, l’apprentissage du français
ne commence qu’en quatrième année de primaire. Il y a
quelques années, juste après l’Indépendance, les enfants qui
entraient à l’école apprenaient les deux langues dès la
première année. Et à ce propos, la mère de Lilas m’a raconté
qu’à cette époque-là, les parents se plaignaient des
difficultés qu’avaient leurs enfants dans leur apprentissage,
parce que le matin, en cours d’arabe, on leur demandait
d’écrire de droite à gauche et le soir, pour l’apprentissage
du français, ils devaient écrire de gauche à droite.
Beaucoup d’enfants ne s’y retrouvaient plus ! Alya a, elle
aussi, été désorientée les premiers jours. Pas pour les
mêmes raisons. L’arabe que parle la maîtresse d’école n’est
pas tout à fait le même que celui qu’elle connaît et parle
couramment. Les mots pour dire les choses les plus usuelles
sont tout autres que ceux qu’on emploie quotidiennement. Il
a fallu lui expliquer pourquoi. Lui expliquer la différence
entre langage parlé et langue écrite. Mais alors, a-t-elle
rétorqué du haut de ses six ans, cet arabe-là, celui qu’on
apprend à l’école, c’est seulement pour l’école, on ne peut
pas le parler à la maison ? Lilas et moi avons dû nous y
prendre autrement. Sans pour autant la convaincre, malgré
nos efforts conjugués. Comment expliquer à une enfant le
métissage, le brassage et l’interpénétration des langues
dans un pays qui a subi autant d’occupations étrangères que
le nôtre ? Il aurait fallu pour cela examiner avec elle
l’origine des centaines de mots qui sont aujourd’hui
totalement intégrés dans le corps de cette langue dite
dialectale, la langue du peuple, objet de mépris et de rejet
de la part de ceux qui prônent, avec une véhémence de plus
en plus grande, le retour aux seules sources de la
personnalité, de l’identité algérienne : l’arabité et
l’islam, à l’exclusion de toute autre composante.
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Ceux-là
sont de plus en plus nombreux, de plus en plus visibles. Et
parce qu’ils se sentent totalement soutenus par les lois qui
se succèdent sur la généralisation de l’arabisation, il
arrive qu’ils se fassent menaçants. J’ai même été traitée de
renégate par l’un de mes jeunes confrères, parce que je
m’insurgeais contre l’obligation de plaider en arabe
classique sur injonction d’un juge arabophone qui ne
supportait pas mon intervention dans une langue qu’il a
qualifiée d’arabe francisé. Il est vrai qu’il m’arrive
souvent, comme bon nombre de confrères de mon âge et qui ont
eu le même parcours universitaire que le mien, de commencer
mes plaidoiries par les formules convenues en arabe, mais de
les terminer en français, seule langue dans laquelle il
m’est possible d’exposer clairement les faits et de me
référer à la loi. Le magistrat m’a menacée de poursuites
pour outrage parce que j’ai aussitôt répondu que je n’étais
pas directement impliquée dans l’histoire de l’Algérie, et
que je n’étais pour rien dans la colonisation française.
Tout se passe aujourd’hui comme si nous devions payer le
prix de cette colonisation dont nous représentons, bien
malgré nous, une séquelle. Quand je suis entré à l’école,
l’arabe y était totalement prohibé. Aucun des instituteurs
que j’ai eus, tous d’origine européenne comme on disait
avant, n’en connaissait le moindre mot, mis à part ceux qui
sont passés dans l’usage courant et se sont installés dans
les dictionnaires français. Fissa, maboul, smala, chouïa,
yaouled, et d’autres du même acabit, mots qui en disent long
sur la teneur de la communication qui s’était établie. Nos
maîtres étaient pourtant tous nés dans le pays et côtoyaient
depuis toujours cette autre catégorie de la population, très
proche mais souvent tenue à l’écart. Moi-même je n’ai
commencé à apprendre à lire et à écrire l’arabe qu’au moment
de mon admission au collège, juste après l’Indépendance.
Avec des professeurs égyptiens inénarrables, qui passaient
eux aussi leur temps à nous reprocher, dans des diatribes
que nous laissions filer au-dessus de nos têtes, d’avoir un
esprit et des comportements incompatibles avec notre culture
arabo-musulmane. Le tout agrémenté de prêches dont je
retrouve la substance et la violence un peu partout autour
de moi aujourd’hui. Je me souviens plus particulièrement de
l’un d’entre eux, un professeur de littérature que nous
avions surnommé Abou d’souffle :), parce qu’il arrivait
toujours en cours suant et soufflant à cause de sa
corpulence. Il avait, dès la première heure, exigé que nous
commencions nos devoirs par la formule sacrée : « Au nom de
Dieu, Miséricordieux et Tout-Puissant », qu’il écrivait
lui-même en haut du tableau avant d’entamer chacun de ses
cours. Jusqu’au jour où l’un d’entre nous, qui avait médité
son coup, s’était levé et lui avait exposé d’un ton très
sérieux, pendant que toute la classe se retenait pour ne pas
exploser de rire, que cette exigence était une hérésie, un
acte sacrilège, parce que, de toute façon, les copies
finiraient dans une poubelle. Il en était resté muet. Nous
n’avons pas retenu grand-chose de la littérature et de la
poésie arabes. A cette époque-là, bien que la visite de leur
président, Gamal Abdel-Nasser, allié inconditionnel de la
Révolution algérienne, ait été célébrée comme un événement
grandiose par une foule innombrable massée dans les rues
pour l’acclamer, nous ne prenions pas au sérieux ces
coopérants venus du Moyen-Orient avec une mission sacrée :
nous faire réintégrer le bercail de la Oumma Islamiya, la
communauté des fidèles, au sein de la grande nation arabe.
Nous avions d’autres préoccupations. Les filles. Le
football. La musique. Mais aussi, très tôt, la politique,
omniprésente dans chaque instant de notre vie avec les
slogans qui fleurissaient au coin de chaque rue et au
fronton de chaque édifice, et les discours qui nous
confortaient dans notre exaltation d’adolescents résolument
engagés dans la voie de la modernité et du développement,
persuadés que nous étions alors de porter le flambeau des
peuples en lutte et de révolutionner le monde. Aujourd’hui,
au bout de quelques semaines d’école, Alya a déjà appris les
premiers versets du Coran. Avant même d’apprendre à lire.
Des versets que l’institutrice ne se donne même pas la peine
d’expliquer aux élèves. Elle les récite à sa grand-mère qui,
elle, n’en connaît que ce qui lui est nécessaire pour faire
la prière. Alya est ravie d’en imposer ainsi à son aïeule,
mais elle préfère de loin les contes que celle-ci a
retrouvés pour elle dans un coin de sa mémoire, ces
histoires peuplées de personnages fabuleux, ogres, fées et
sorcières, qui lui permettent chaque soir d’entrer dans un
monde .merveilleux, juste avant qu’elle ne s’endorme.
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Maïssa
Bey
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Née en
1950, Maïssa Bey est une écrivaine de langue française dont
l’écriture s’attache à explorer l’histoire tourmentée de son
pays, à narrer la condition de ses femmes, leurs rêves et
leurs luttes. Dans Au commencement était la mer (Marsa,
1996), l’héroïne Nadia est confrontée à son frère islamiste
en pleine guerre civile. Cette fille-là (L’Aube, 2001) conte
les devenirs de femmes en proie aux interdits d’une société
machiste. Dans Entendez-vous dans les montagnes (Barzakh,
2007, réédition), récit autobiographique, la narratrice rend
hommage à son père mort sous la torture en 1957. Surtout ne
te retourne pas (L’Aube/Barzakh, 2005) est un roman inspiré
du tremblement de terre de 2003. Elle est lauréate du Prix
de la Société des gens de lettres pour Nouvelles d’Algérie (Grasset,
1999) et du Prix des Libraires algériens (2005) pour
l’ensemble de son œuvre.
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Barzakh
Al-Ahram hebdo
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