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Al Qaïda frappe au Maghreb : Risques et enjeux.
Trente-trois tués et plus de deux cents blessés, tel a été le sinistre bilan de l’attentat à la voiture piégée qui a visé le 11 avril à Alger le Palais du Gouvernement et un poste de police. La même semaine des kamikazes sont arrêtés au Maroc et certains d’entre eux ont réussi à se faire exploser.
Le Maghreb vit-il de nouveau sous la menace terroriste ? Al Qaïda se redéploie-t-elle dans la région ?
Le jihadisme au Maghreb ne date pas d’aujourd’hui. On a souvent tendance à lier son émergence en Algérie avec l’arrêt du processus électoral en janvier 1992 par l’armée. Processus qui aurait amené pour la première fois dans le Monde arabe un mouvement intégriste (le Front Islamique du Salut d’Abassi Madani) au pouvoir par voie électorale. Ce que l’on ne signale pas suffisamment, c’est la présence en Algérie à ce moment-là de quelques milliers «d’anciens de l’Afghanistan»..
Au commencement était l’Afghanistan
Dans les années 1980, les Américains avaient développé l’idée d’un jihad légitime et positif pour combattre la présence soviétique en Afghanistan. A ce moment-là la CIA, le gouvernement pakistanais et certains régimes arabes ont encouragé l’enrôlement massif de dizaines de milliers de jeunes exaltés arabes pour combattre « l’empire du mal soviétique ». Certains analystes estiment que près de cent mille combattants arabes se sont rendus en Afghanistan, proclamé par les Américains et leurs alliés terre de jihad international. C’est là que d’illustres inconnus, dont Oussama Ben Laden, ont fondé la fameuse Al Qaïda (“base” en arabe) et c’est là que les militants les plus extrémistes de l’islamisme arabe se sont entraînés, avec l’aide d’instructeurs américains et pakistanais, aux techniques de guerre et au maniement des armes les plus sophistiquées…
Des Maghrébins, ce sont les Algériens qui étaient les plus nombreux. Les années 1980 ont coïncidé dans notre région avec la montée d’un intégrisme radical dans le pays central du Maghreb.
Après le retrait sans gloire des troupes soviétiques en 1989 et la chute du gouvernement pro-russe en Afghanistan en 1992, nombreux sont ces «Afghans arabes » qui ont regagné leur pays d’origine sans être inquiétés.
La rupture du processus électoral en Algérie et l’arrestation des principaux dirigeants du FIS n’auraient jamais entraîné une guerre civile, qui a fait plus de 100.000 victimes, n’eût été la présence de ces milliers d’anciens de l’Afghanistan.
Le reflux des jihadistes
Le « maquis » algérien a connu des organisations d’une incroyable cruauté dont notamment le sinistre GIA (Groupe Islamiste Armé).
Seulement aucune de ces organisations ne se réclamait structurellement d’Al Qaïda.
La violence inouïe de ces groupes leur a aliéné définitivement l’essentiel de la population algérienne dès le milieu des années 1990. Le redressement national effectué par le Président Bouteflika a fait le reste. Sa politique de réconciliation nationale, même si elle n’a pas mis fin définitivement au terrorisme, l’a circonscrit dans une large mesure.
Les mouvements radicaux qui aspirent à la prise du pouvoir par la violence sont soumis à une dialectique implacable : leur cohésion est proportionnelle à la faiblesse de l’adversaire. Les groupes jihadistes algériens n’y ont pas échappé. A partir du moment où l’Etat algérien est passé de la défensive à l’offensive, scissions et redditions n’ont fait que s’accélérer. Seuls les plus extrémistes, regroupés autour du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) essayent de faire encore illusion.
L’allégeance du GSPC à Al Qaïda en septembre 2006 est l’indice suprême de son affaiblissement et non l’inverse. C’est, en quelque sorte, un aveu d’impuissance à pouvoir peser sur les équilibres politiques et sécuritaires de l’Algérie.
On est passé du terrorisme massif, qui aspire à prendre, ou au moins à partager le pouvoir, au terrorisme résiduel qui ne peut que réussir quelques coups d’éclat à forte charge symbolique mais sans aucune emprise sur l’appareil de l’Etat.
Le dernier attentat perpétré par le GSPC sous les habits d’Al Qaïda marque un nouveau tournant. Il confirme une scission qu’on soupçonnait dans ses rangs depuis plus d’un an. Le fameux Hassan Hattab, fondateur du GSPC et encore dans le maquis, a envoyé une lettre au Président Bouteflika dans laquelle il condamne cet attentat et proclame sa volonté de rendre les armes.
La réalité de la menace
A combien se monte ce qui reste du GSPC/ Al Qaïda du Maghreb. Difficile à dire mais si l’on croit les spécialistes les plus sérieux, guère plus de quelques centaines de combattants. C’est beaucoup comme faculté de nuisance et possibilité d’attentats meurtriers mais on est très loin de l’époque ou quelques dizaines de milliers d’intégristes avaient pris le maquis.
C’est conscient, probablement, de sa faiblesse sur le territoire algérien, que le GSPC a voulu essaimer au Maghreb sous le label d’Al Qaïda au Maghreb islamique.
Il ne faut pas être un grand clerc pour savoir que quelques centaines de milliers de jeunes dans le Maghreb sont réceptifs à l’idéologie salafiste. Cela ne fait pas d’eux des terroristes en puissance, mais ils représentent un terroir intéressant pour les recruteurs du Jihad International. L’actualité du Moyen-Orient étant, à cet effet, d’un secours inestimable pour les adeptes de Ben Laden.
La première tentative d’essaimage sérieuse a été déjouée par les autorités tunisiennes lors du démantèlement du groupe dit de Soliman, à l’orée du nouvel an 2007. Une trentaine de jeunes Tunisiens dont certains (combien ?) auraient suivi un entraînement en Algérie qui infiltrent le territoire national et se rassemblent en vue de passer à l’acte.
Dans un pays comme la Tunisie, où aucun groupe jihadiste local n’a pu s’installer, il semblerait que la technique du « couvoir » soit la mieux adaptée. Seulement la mise en pratique de cette stratégie n’est pas du tout évidente quand la « couveuse » est traquée et n’a pas de repaire ou de caches suffisamment nombreuses. La preuve, une opération comme celle de Soliman, préparée depuis plusieurs mois sinon plus, n’a pu, heureusement, aboutir faute d’ancrage dans le pays et de tradition de maquis.
Les kamikazes du désespoir
La situation au Maroc est totalement différente. Le jihadisme s’y est développé de manière assez particulière. Il est localisé géographiquement et socialement et sans connections apparentes avec des groupes étrangers. Le mode opératoire est celui d’Al Qaïda avec de jeunes kamikazes prêts à se sacrifier pour la cause. Mais contrairement aux candidats aux opérations suicides moyen-orientaux, les kamikazes marocains sont presque tous issus des bidonvilles qui se sont développés autour de Casablanca. Les motivations sociales sont aussi importantes sinon plus que les idéologiques. Pour un spécialiste marocain, ces jeunes-là ne perçoivent pas la vie comme un don, mais comme un fardeau. Ils s’en débarrassent comme dans un acte de protestation majeure contre un mal-être. Que cela soit instrumentalisé par des groupes jihadistes, cela va de soi, mais on n’est pas dans le cas de figure irakien où le kamikaze agit comme un métronome avec le seul but de faire un maximum de victimes civiles. On dirait que l’objectif pour certains kamikazes marocains est de se faire exploser, sans plus.
Les pertes et profits d’Al Qaïda
Quelle matérialité peut-on donner à ce label « Al Qaïda » ? On peut dire que le bilan de la nébuleuse jihadiste, si l’on ose s’exprimer ainsi, est mitigé. Al Qaïda a perdu ses principaux réseaux et bastions en Arabie Saoudite. Cette perte-là est plus que significative car Al Qaïda avait quelques positions solides dans le pays d’origine d’Oussama Ben Laden. Il y avait eu, à un moment même, une certaine sympathie pour le jihad des temps modernes quand il ne touchait que les « croisés ». Mais les attentats commis par Al Qaïda sur le sol saoudien ont causé sa perte. Une traque policière sans merci et la défiance de la population lui ont porté des coups mortels.
Par contre le regain d’activité des Taliban au Sud de l’Afghanistan et l’aura dont jouissent Ben Laden et ses sbires au Pakistan ont fait que ce qu’a perdu la nébuleuse en terre arabe, elle l’a gagné en terre pachtoune.
Mais l’enjeu fondamental de l’organisation d’Oussama Ben Laden est bien évidemment l’Irak. C’est là qu’elle a mis l’essentiel de ses « forces combattantes » probablement quelques milliers. La figure quasiment mythique de son ancien chef local, Abou Mossab Zarkaoui, a fait penser à beaucoup qu’Al Qaïda représente l’essentiel du Jihad face aux Américains.
Plusieurs rapports d’experts montrent qu’Al Qaïda en Irak compte tout au plus quelques milliers de combattants et qu’elle est de plus en plus instrumentalisée par les groupes de la Résistance sunnite.
Seulement la violence aveugle et barbare contre des civils chiites a fait que certains notables arabes sunnites s’interrogent aujourd’hui sur l’utilité de cet allié encombrant. Plusieurs chefs tribaux sunnites ont déclaré, il y a quelques jours, qu’ils étaient prêts à collaborer avec le gouvernement irakien afin d’éliminer les jihadistes d’Al Qaïda. Cela risque d’être un grand tournant dans la crise irakienne. De toute façon, il est évident que toute solution politique en Irak qui intègrera les Arabes sunnites se fera nécessairement au détriment d’Al Qaïda.
Une délocalisation de la terreur
Al Qaïda peut-elle réellement « délocaliser » un certain nombre de ses activités au Maghreb ?
On est tenté de dire oui et non à la fois. Une délocalisation massive en combattants et en armes est totalement inconcevable. Même à petite échelle, cette délocalisation est trop risquée pour la nébuleuse terroriste. Seulement cela ne signifie pas qu’elle est à court d’arguments. Le recrutement dans les communautés maghrébines en Europe et chez nos étudiants à l’étranger peut avoir des effets néfastes sur tout le Maghreb et l’Europe du Sud aussi. D’ailleurs il existe une coordination des services de police et de renseignements des deux rives pour pallier à ce type de danger.
Les Américains quant à eux commencent à s’installer dans le Sahel africain (de la Mauritanie au Soudan) afin de mieux contrôler les possibles refuges jihadistes dans le Grande Sahara. À titre d’exemple on compte aujourd’hui près d’une centaine d’instructeurs américains à Bamako. De là à dire qu’une probable délocalisation jihadiste ne servirait que le renforcement de la présence américaine, il y a un pas que beaucoup d’experts européens ont franchi.
Les opérations spectaculaires comme celle qui a touché le Palais du Gouvernement d’Alger peuvent servir, elles aussi, à un recrutement local, quoique limité.
Il est évident que la communication et la coordination entre les différents groupes terroristes ne peut plus se faire d’une manière classique : messages humains et contacts téléphoniques. Les risques sont trop grands, mais l’Internet présente des potentialités immenses pour les jihadistes.
Chaque pays maghrébin combat tout seul ses terroristes. Que fait-on pour qu’il y ait une synergie dans la lutte anti-terroriste? Probablement pas grand-chose ; en témoigne le récent appel du Roi Mohamed VI pour que cette coopération voie le jour. Mais de nombreux experts sont sceptiques. Comment les services secrets algériens et marocains pourraient-ils coopérer en matière de lutte antiterroriste alors qu’ils se font, par ailleurs, une guéguerre depuis plus de trente ans à cause du problème du Sahara Occidental ? Ce simple exemple montre que la dimension sécuritaire, d’apparence technique, est éminemment politique. Lutter contre le terrorisme n’est pas uniquement une affaire de police. Elle engage la société dans sa totalité. L’expérience humaine a montré que seule la bonne gouvernance et le développement économique tarissent à terme les sources du terrorisme. Les Maghrébins savent quel chemin ils ont à faire.
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Zyed Krichen . . . . |
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