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Les maures du nom de Mauritanie que portait autrefois ce royaume. Il y a deux sortes de maures ceux de la ville & ceux de campagne. Les premiers habitent les villes & les villages, & font le commerce par mer & par terre. Ils exercent sous les ordres du dey d’Alger, des beys, ou agas des places, les emplois pour ce qui regarde les gens de leur nation. Ils ont des métiers & sont les propriétaires des maisons & des biens de campagne, qu’ils acquiérent par leur argent. En un mot ce sont les bourgeois des villes de ce royaume.
Les maures de la campagne sont des familles errantes sans patrimoine & fort pauvres, ne possédant aucun bien immeuble. Ces familles se sont tellement multipliées, qu’elles composent des nations ou tribus, de même que les arabes, distingués par le nom du pays qu’elles habitent, ou quelquefois par les noms des chefs dont elles descendent.
Chacune de ces nations forme un village ambulant qu’ils nomment Adouar, composé de tentes comme un camp. Chacune de ces tentes sert de logement à une famille ; & tout cet adouar est gouverné? par un cheikh ou chef, qui est le premier entre ses égaux, qui les gouverne en république & prend soin du bien commun. Ce chef est ordinairement d’une race, qui tire, ou qui croit tirer son origine des anciens rois ou princes. Ces nations louent des habitants des villes des terres pour les ensemencer & les cultiver. Ils payent leurs loyers avec les choses qu’ils en recueillent, grains, cire, fruits etc. & viennent vendre tout le reste dans les villes voisines. Ils choisissent les endroits du terrain les plus commodes & les plus agréables, & changent, quand il leur plait, leur domicile, en transportant leurs villages portatifs, lorsqu’ils peuvent trouver un terrain plus beau & meilleur selon les saisons, ou le voisinage des troupes turques, dont ils s’éloignent le plus qu’ils peuvent. Chaque adouar paye la garame ou taille au dey d’Alger, proportionnellement au nombre des habitants & du pays ou ils demeurent. Le cheikh répond pour tous, & tous solidairement l’un pour l’autre.
Un adouar forme un camp ; les tentes sont de laine blanche, de couleur de brebis, ou noires & blanches. La tente du cheikh est au milieu du camp, par distinction, & plus élevée que les autres. Les maures y vivent fort misérablement. Dans une tente il y a quelquefois deux ou trois familles; père, mère & enfants, qui sont toujours en grand nombre, & les brus, jusqu’a ce qu’elles aient des enfants. Alors le mari doit acquèrir une tente pour loger sa famille, & tous les ustensiles de ménage qui constituent en peu de chose. Il ne leur faut qu’un moulin portatif fait de deux pierres, & une manivelle pour écraser leurs grains. Ils pétrissent la farine avec de l’eau sans levain dans un pot de terre, & en forment de petits pains ou gateaux plats, qu’ils cuisent sous les cendres chaudes. Ils ont quelques autres pots de terre, les uns pour cuire du riz, & les autres pour faire des gateaux avec du lait. Ils ne boivent que de l’eau. Leur régal, quand il peuvent en avoir, c'est de l’huile & du vinaigre dans lesquels ils trempent leur pain. Ils mangent aussi quelquefois de la viande, mais en des fétes extraordinaires. Il n’y a que des fruits, dont ils mangent beaucoup. Dans la même tente, il y a des chevaux, des anes, des vaches, des chévres, des poules, des chiens & des chats. C’est leur unique bien. Les chiens gardent la tente, en avertissant la venue des lions, & en donnant la chasse aux renards ; & les chats les garantissent des rats & des serpents, qui sont en certains endroits en très grande quantité.
Les hommes ont pour tout habillement sur leur corps un genre de haik, qui est une piéce d’étoffe de laine blanche fort grossiére de quatre ou cinq aunes, dans laquelle ils s’entortillent jusqu’a la tête. D’autres ne l’ont pas si longue & s’entortillent la tête avec quelque autre morceau de ce même drap ou autre haillon. Le cheikh est distingué par l’habillemen,t. il porte une chemise & un burnous, qui est une cape de laine blanche ou de couleur, d’une seule piéce, avec une seule couture. Quelques maures des plus aisés sont aussi des capes semblables, qu’ils conservent soigneusement.
Les femmes n’ont sur leur corps qu’une piéce de drap de laine depuis le dessous des épaules jus-qu’aux genoux. Elles ont leurs cheveux tressés, & pour ornements que des dents de poissons, du corail, ou des perles de verre. Leurs bracelets aux bras & aux jambes, sont de bois ou de corne. Leur beauté consiste en des marques noires qu’on leur fait étant jeunes, aux joues, au front, au menton, aux bras, aux bouts des doigts & aux cuisses, avec la pointe d’une aiguille, & qu’on frotte avec de la poudre d’un certain caillou noir & bien broyé.
Leurs tentes sont soutenues par deux grands pieux, & forment une espéce de pavillon. Ils couchent sur la terre & n’ont dessous eux qu’une natte de feuilles de palmier, qui leur sert de lit & de table.
Les hommes ont soin de cultiver la terre & d’aller vendre les grains & les denrées, tant aux marchés des villes qu’aux forains. Ils ont quantité de ruches à miel, qui sont leur principal profit. Les femmes & les enfants ont soin de faire paitre les bestiaux. Elles vont couper le bois à bruler, chercher de l’eau, & s’occupent à faire des vers à soie. On ne met point les enfants dans les langes ; on les laisse nus jusqu’à l’age de 7 à 8 ans avant qu’on leur donne quelques guenilles, plutot pour ornement que pour couvrir leur nudité. On les fait coucher sur de la paille, du foin ou des feuilles d’arbres, & il n’est pas étonnant de les voir courir à l’age de 5 à 6 mois. Tant qu’ils tétent, les mères les portent, quand même il y en aurait deux, dans une mandille derrière le dos, lorsqu’elles vont au travail soit pour faire du bois ou travailler la terre ; dans le chemin & pendant l’ouvrage, elles donnent le téton par dessus l’épaule. Ils sont tous basanés par l’ardeur du soleil, forts, robustes & endurcis à toutes les injures de l’air. Leurs armes sont la sagaie, qui est une espéce de lance courte qu’ils portent toujours à la main, & un grand coutelas dans un fourreau, qu’ils portent pendu au bras derrière le coude. Ils sont très habiles à manier un cheval, dont ils font tout ce qu’ils veulent. Ils s’y tiennent de la meilleure grace du monde, & ramassent avec facilité, en courant à toute bride, ce qu’ils veulent prendre à terre.
Lorsqu’ils se visitent, ils se baisent à la bouche, il n’y a qu’au cheikh & aux marabouts qu’ils baisent la main avec beaucoup de respect. Leurs conversations roulent ordinairement sur la fécondité de leurs femmes, de leurs filles, de leurs juments, de leurs vaches & de leurs poules. Quoi qu’ils vivent misérablement, ils sont fiers & s’estiment heureux de ne pas vivre dans les villes fermées, & regardent les maures qui y sont, comme des esclaves & des gens vendus à l’iniquité des turcs.
Lorsqu’un aga turc ou gouverneur de la ville de leur voisinage leur fait quelque injustice, ils lui déclarent la guerre. Alors les habitants, de peur de manquer du nécessaire, ou d’être exposés à leurs courses, servent de m?diateurs & font faire la paix.
Lorsqu’un garcon veut se marier, il va demander au père de la fille sur
laquelle il a jeté les yeux, de la lui accorder en mariage. S’il y
consent, il le recoit avec distinction. Il lui exagére le mérite de sa fille, sa vie laborieuse & la fécondité de sa mère, qui fait
présumer qu’elle sera telle. Après la lui avoir promise, il lui demande
un certain nombre de boeufs, de vaches, & autres bestiaux pour
récompense de la faveur qu’il lui accorde. Quand ils sont d’accord, le
garcon va rassembler ses troupeaux, & ses autres effets, & fait
tout conduire devant la baraque de son beau-père futur, qui à ce signal
déclare à sa fille son mariage. Elle se prépare alors à recevoir
l’époux. Les amies sont conviées ? venir dans la baraque, & lorsque
l’époux est à l’entrée, on lui demande ce que l’épouse lui coute. A
quoi il répond ordinairement qu’une femme sage & laborieuse ne
coute jamais cher. Apràs que l’époux & l’épouse se sont félicités,
ils demeurent dans la tente jusqu’à ce que toutes les filles de l’adouar
soient arrivées. Etant venues elles font monter l’épouse sur un cheval
de son mari, devant la tente ou baraque duquel elle est conduite par
ses compagnes à pied, qui chantent & poussent des cris de joie. A
son arrivée les parentes de l’époux donnent à l’épouse un breuvage
composé de lait & de vin dans lequel elles mettent un morceau de la
tente. Tandis qu’elle boit, ses compagnes chantent toutes ensemble avec
de grands cris, & souhaitent que Dieu répande sa bénédiction sur
eux, qu’ils multiplient en enfants & en troupeaux, & que leur
tente soit toujours pleine de lait. Cette cérémonie finie, l’épouse met
pied à terre à l’entrée de la baraque, ses compagnes lui présentent un
baton qu’elle plante en terre, aussi profond qu’elle peut & leur
dit, que comme le baton ne peut sortir de là sans qu’on puisse l'oter, de
même elle ne quittera pas son mari, qu’il ne la chasse. Dés que cette
cérémonie est finie, avant que d’entrer dans la tente, on la met en
possession du troupeau qu’elle va paitre, pour lui faire connaitre
qu’elle doit travailler au bien de la maison. Toutes ces cérémonies
essentielles, selon leur usage étant faites, l’épouse revient à la
tente ou elle chante, danse & se réjouit avec ses compagnes
jusqu’au soir, qu’on la remet à son mari, & chacun se retire.
Lorsque le mariage est consommé, la femme porte pendant un mois le
visage couvert d’un voile, ou il y a deux trous pour les yeux, & ne
sort point de la maison pendant tout ce temps là.
On marie les enfants fort jeunes parmi les maures. On marie les garcons quelquefois à l’age de quatorze à quinze ans, & les filles vers l’age de dix ans. On en a vu enfanter à onze, à dix & même à neuf ans, suivant le rapport des gens du pays.
Tous les soirs les chefs des tentes montent à cheval & s’assemblent en cercle dans la prairie, comme lorsqu’un major donne l’ordre dans un camp ou dans une place de guerre. Le cheikh de l’adouar est aussi à cheval au milieu du cercle. L’on y propose toutes les affaires qui tendent au bien de la société, & l’on y délibére sur tout ce qui se doit faire le lendemain. S’il arrive quelque cas extraordinaire, on fait aussi à toute heure & en tout temps une assemblée extraordinaire.
Les femmes n’ont jamais aucune part aux affaires publiques. Les hommes ne leur en parle jamais & elles sont si bien accoutumées à n’en savoir rien, qu’elles n’estimeraient pas leurs propres maris, s’ils ne gardaient pas le secret là-dessus. Toutes leurs fêtes & leurs cérémonies sont fort simples, sans politique & sans déguisement.
Parmi les maures, ou originaires du royaume d’Alger, sont confondus les
descendants des premiers africains qui occupaient le pays avant la
conquéte des romains, & les descendants des peuples de toutes les
autres nations qui l’on conquis tour à tour, jusqu’à ce que les turcs
s’en soient enti?rement rendus maitres. On y comprend aussi tous les
mahométans, qui ont été chassés des provinces d’Espagne. mais la
plupart de ceux-là restent dans les villes, ou ils ont acquis des
biens. Ce sont eux qui ont planté toutes les vignes, défriché &
cultivé quantité de terres qu’ils ont acquises par leurs travail, &
qui se sont adonnés au commerce des esclaves.
Ces maures parlent un arabe corrompu, qui est différent dans chaque contrée ; mais ils contractent toujours en bon arabe. Leur religion est la mahométane ; mais elle n’est pas connaissable de la manière qu’ils la pratiquent. Ce n’est qu’un assemblage de superstitions causées par l’ignorance, autorisée par un long usage, & par celle des marabouts qui s’en tiennent à ce qu’ils ont appris par la coutume, & qui ne fréquentent pas les villes ou ils en pourraient trouver de plus éclairés pour qu'ils les instruisent.
Ces peuples, nations, ou tribus de maures, étaient autrefois distinguées par le nom des premiers chefs qui étaient venus de loin en barbarie, pour y fonder des colonies, & qui par leurs travaux s’étaient acquis une portion du pays qu’ils avaient peuplé. Les nations devenaient càlébres & riches, à mesure qu’elles étaient laborieuses & appliquées à la culture de leurs terres & à faire multiplier leurs troupeaux. Ils s’appelaient autrefois berbères, à cause que le pays qu’ils venaient occuper était désert. Les africains prétendent que ceux qui ont habité les premiers la Barbarie, étaient issus de la tribu des sabéens qui vinrent s’y établir, sous la conduite du roi Melek Ifriqui. Cette tribu s’étant multipliée se partagea en cinq autres, qui furent célébres sous les noms de Zanhagiens, Muhamudins, Zenettes, Haoares & Gomeres, d’ou il sortit 600 familles qui forment aussi des tribus, la plupart sous les m?mes noms & distinguées des premières, par le pays qu’elles habitaient, & les autres sous des noms différents. Ces nations ayant eu des contestations ensemble, se firent la guerre, les plus forts restérent maitres de la campagne & du plat pays, les autres se retirérent dans les montagnes & dans les terrains ingrats, ou ils batirent des maisons & défrichérent les terres. Mais les romains, les grecs & autres peuples d’Europe s’étant rendus maitres de l’Afrique, toutes les nations de berbères africains furent massacrées, captives, assujetties, ou dispersées jusqu’au commencement du VIIe siècle, que les arabes mahométans sous le commandement d’Okba ben Nazic, sous prétexte d’introduire le nouvelle religion de Mahomet, vinrent en Afrique, battirent & chassérent les européens & s’emparérent de la Barbarie. Les débris des cinq races des berbères, dont nous avons parlé se trouvérent libres, ayant aidé les arabes mahométans à chasser les peuples étrangers. Mais comme les berbères n’étaient plus maitres du pays que les arabes s’était partagés, & que la guerre & la division régnaient parmi eux, il y eut vingt-cinq rois ou cheikhs berbères & trente-deux familles ou tribus les plus nobles, qui passérent au commencement du VIIIe siècle en Espagne, qui était sous la domination des goths. Ce fut Moulay Almohabez, roi du Maroc, qui avait pris le titre de Emir-Almuminin, qui convoqua cette armée pour éviter la guerre entre tant des rois ou cheikhs prétendants, & nomma pour commander cette grande entreprise qui réussit si bien, Moulay Albdaly son fils, sous la conduite d’Abderahme prince de sa race des plus vaillants de son temps.
Ainsi les arabes mahométans furent les maitres du royaume d’Alger, jusqu’à ce que les turcs s’en emparérent. Il n’y eut que ceux qui habitaient les montagnes du mont Atlas ou d’autres endroits peu accessibles, & qui étaient joints avec les anciens berbères qui s’étaient retirés depuis longtemps, qui ne furent pas dépouillés par les turcs. Ceux des plaines furent subjugués, réduits à la servitude, sans bien, errants & vagabondants & contraints dans la suite de louer les terres qu’ils possédaient auparavant, pour y demeurer sous des tentes & y vivre en les cultivant ; & ce sont ceux que l’on appelle maures.
On ne voit presque dans les villes que les maures, qui ont été chassés d’Espagne. ils s’y sont établis en faisant la cour aux puissances turques, se sont adonnés à des métiers & au commerce, ont pris les fermes des droits & des tailles, & ont fait la course & le traffic des esclaves. Mais ceux-ci sont souverainement méprisés par les maures de la campagne ; c’est pourquoi ces derniers se piquent qu’on les appelle berbères.
Parmi les maures qui demeurent dans les villes il y en a de fort riches, & qui font un grand commerce tant de marchandises qu’en esclaves. Ce sont ordinairement ceux qui ont été chassés d’Espagne, ou les descendants des renégats chrétiens, lesquels ont beaucoup plus d’industrie que les autres.
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