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La relation et les rapports alambiqués qu’ont entretenus Kateb Yacine et Albert Camus ont été le thème principal d’une conférence qu’a animée, au Centre culturel français d’Alger, Evelyne Caduc, professeur émérite de littérature française à l’université de Nice Sophia-Antipolis.
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La salle de projection où s’est tenue la rencontre n’était pas comble, mais l’attention des personnes présentes était grande. La conférencière prendra comme point de départ pour son intervention une expression employée par Kateb Yacine dans une lettre adressée à Albert Camus : « Mon cher compatriote, exilés du même royaume, nous voici drapés comme deux frères ennemis dans l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir pas à le partager... »
« Camus-Kateb Yacine : deux frères ennemis ? » sera la question qui se dégagera d’elle-même.
Avant d’aborder cette problématique, la conférencière tient à préciser que son intervention ne se réclame pas de la littérature comparée ni d’aucune approche exclusivement littéraire qui vise une relecture « néocolonialiste », mais qu’il s’agit d’une contribution à « l’histoire d’une terre » qui, pour elle aussi, « est une mère ».
Avant de retracer la vie des deux écrivains, Evelyne Caduc propose de situer temporellement cette lettre non datée qui figure dans les archives du Centre Albert Camus à Aix-en-Provence.
En analysant les déclarations d’Albert Camus, du 10 janvier 1956 dans son appel à la trêve civile et du 25 janvier 1956 où certains termes suggèrent l’empreinte de la lettre de Kateb Yacine, elle fait le pari que celle-ci a été écrite entre le 10 et le 22 janvier 1956.
En retraçant la vie de ces deux écrivains, Evelyne Caduc expose une analogie saisissante. Les deux hommes, que 16 ans séparent, sont tous deux nés dans l’Est algérien. Durant l’enfance, tout les oppose :
- le petit Albert vit dans la pauvreté, confronté à une mère silencieuse.
- Yacine, lui, se déploie dans un milieu lettré, s’abreuvant à la source de l’imaginaire d’une mère exaltée.
Après les affres de l’adolescence, les deux jeunes se heurtent à des prises de conscience déterminantes pour leur vie d’écrivains et convergent vers les mêmes préoccupations.
A des périodes différentes, tous deux ont adhéré au Parti communiste algérien et ont écrit dans les colonnes d’Alger Républicain. Les engagements politiques des deux hommes sont incontestablement proches, même si Kateb est engagé pour la libération du pays alors que Camus, soutient, lui, une Algérie française « juste » avec tous ses « enfants ».
Leurs univers littéraires suggèrent également des rapprochements.
Les deux écrivains font référence à un paysage fortement symbolique qui se retrouve même dans leur forme d’écriture. Le Nadhor, l’espace mythique de ressourcement dans lequel se déploie l’œuvre katebienne, est ainsi rapproché de Tipasa, le lieu de recueillement camusien.
Evelyne Caduc confirme : « Tipasa devient un personnage et le Nadhor, une puissance occulte » avant d’ajouter : « Les deux ont inventé leur écriture, ils ne sont pas que des hommes de lettres mais de grands écrivains. »
Dans l’écoulement habile de son analogie, la conférencière s’arrête sur l’année 1956, année de désillusion et de doutes pour Camus et de souffrance et d’impuissance pour Kateb.
Le premier est découragé par l’échec de son appel à la trêve civile et le second est affecté par la folie de sa mère même si cette année est celle de la parution de Nedjma, son œuvre maîtresse.
Evelyne Caduc revient sur les liens qui unissaient ces deux hommes à leurs mères. Elle suggère que le silence, l’illettrisme et la ténacité de la mère de Camus sont à l’origine de sa création, tout comme l’euphorie théâtrale et l’imaginaire alerte de la mère de Kateb sont l’essence même de son œuvre.
Le point de convergence le plus percutant étant déterminé, Evelyne Caduc se demande : « Si Kateb Yacine avait lu le Premier homme, le roman posthume de Camus dans lequel il exprime sa révolte contre l’injustice et la pauvreté et son inextricable attachement pour l’Algérie, aurait-il maintenu cette expression ? » Albert Camus - Kateb Yacine : deux frères ennemis ?
Ainsi en proposant la forme interrogative, elle suggère que ces deux frères ennemis ne le sont pas tant que ça. Mais très vite quelques personnes présentes dans la salle lui rappellent que Camus ne s’est pas engagé pour l’indépendance de l’Algérie et qu’on ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir encore.
Evelyne Caduc, qui a vécu son enfance dans notre pays, répond : « L’Algérie est indépendante... tout cela est extrêmement complexe ...mais on peut construire quelque chose de nouveau... après tout, l’Algérie, c’est notre mère commune. » Et c’est d’ailleurs là le but de son intervention. Dans cette même veine, tout en affirmant qu’elle voulait promouvoir l’œuvre de Kateb en France, l’universitaire appelle l’assemblée à participer à son projet de donner le nom d’Albert Camus à une rue d’Alger et d’en faire autant pour Kateb Yacine à Marseille.
Ce dernier projet n’est cependant pas soutenu par nombre de présents.
La rencontre sera clôturée par l’intervention de plusieurs personnes qui ont exprimé leurs pensées ou sentiments concernant nos deux auteurs et la lutte qui à certains moments les a fait frères et à d’autres, ennemis.
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Par Fella Bouredji
La Tribune - 11/11/2006
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