Je suis retourné à Tipasa de Francoise BERNARD BRIE
Et de nouveau retrouvé cette paix à nulle autre pareille. Le Chenoua, était toujours là, dominant de son imposante masse, la courbe de la mer et la plage étirée le long de ses pieds. J'ai parcouru de nouveau ces chemins connus. Passant devant la grande nécropole avant d'arriver au village lui-même, et la basilique de Sainte Salsa qu'il me fallait admirer dans le soleil du soir, mes pas m'ont conduite devant le grand amphithéâtre, devant le théâtre, retrouvant le "decumanus maximus", voie principale de la cité qui menait jusqu'à Iol Caesarea, puis le Nouveau Temple et emprunté le "cardo", voie nord-sud qui descend vers la mer, au nord. Le long du "cardo", s'ouvrent des portes monumentales, entrées de demeures superbes dont la plus belle est appelée "La Villa des Fresques", ainsi dénommée parce que l'on y a trouvé des fragments du décor peint qui ornait les murs.
Plus à l'ouest se trouve une maison dans laquelle on a retrouvé quatre cuves profondes et de grandes jarres (dolia), des canalisations et un égoût qui se jette dans la crique. Ce pourrait être une salerie de poissons ou encore à une fabrique de "garum", sauce à base de poissons et d'aromates, utilisée en grande quantité dans les préparations culinaires de l'époque. Lentement, savourant le paysage, la lumière, la mer et les armoises toujours présentes, les petits thermes s'ouvrent aux regards, avec leurs salles chaudes (caldaria) leurs circulation d'air chaud sous le sol et dans la double cloison des murs, le frigidarium avec sa piscine d'eau froide. Remontant vers l'ouest on arrive à la Grande Basilique, juchée sur un cap, le plus vaste édifice chrétien de cet âge, sur le sol algérien. J'ai parcouru alors la nécropole devant l'église de l'Evêque Alexandre et m'arrêtant longuement mes regards se sont portés sur le Chenoua, l'interrogeant, comme s'il pouvait donner réponse à mes doutes, gardien de tant de secrets que nous lui avons tous confiés.
Retour au hasard des pas, des chemins, guidée par la lumière au travers des oliviers et des pins vers la Nymphée. Fontaine publique, en demi-cercle, où l'eau coulait pour les habitants de la cité en plusieurs endroits comme des sources consacrées aux divinités des eaux. Restaient encore des colonnes de marbre bleu entre lesquelles l'eau jaillissait pour venir dans le dernier bassin où l'on puisait. En sont les témoins ces entailles profondes dans la margelle. Ma respiration était à l'image des lieux : calme et sereine emplie de tous ces parfums exacerbés dans la chaleur de la fin du jour. On ne peut pas résister à cette atmosphère qui cache quelque chose de divin.
"...Tipasa. L'épure. Je ne cherche pas à voir ce que je sais par cœur. Je cherche plutôt ce que je n'ai jamais remarqué, des détails, une pierre prise par la lumière, une branche d'arbre, l'unité du tableau qui échappe à la première visite. Tipasa forge le visage, mais lentement, avec le temps...
Retour chez la mère Varin. Elle parle peu, gardant de plus en plus en elle son histoire et ses secrets. Une fois de plus on l'interroge sur Camus : "Je l'ai très bien connu...il était sauvage." Elle répète plusieurs fois ces mots. Je l'aime la mère Varin, quand dans de tels instants, sans le savoir, elle nous livre Camus, comme sur une scène afin que l'on puisse dialoguer avec lui."
[Jacques HURE - Africa - Journal 2 - Les années d'Algérie (1959-1973)]
En lisant ces mots de Jacques: "la mère Varin", me reviennent en mémoire ces journées merveilleuses de mon enfance, ces déjeuners délicieux avec mes grands-parents. Pour fond de scène le tombeau punique échoué dans le port. Et le jardin et ses balançoires, qui donnait directement près du Musée sur les ruines...Peut-être qu'à ce moment je ne goûtais pas encore Tipasa comme je le fis plus tard, mais il restait de ces souvenirs une auréole scintillante qui vient ajouter encore, à ce que j'ai ressenti plus tard.
Avant de prendre le chemin du retour, je me donnais encore une fois le bonheur de visiter la Basilique de Sainte Salsa y arrivant par un "sentier qui serpente dans un odorant maquis de lentisques, d'absinthes, d'asphodèles et de cyclamens." (Serge Lancel).
Le soleil commençait de se cacher derrière le Chenoua mais venait encore inonder de sa chaude lumière, les pierres érigées et les chapiteaux, les dallages réguliers et les piliers couchés dont on devinait qu'ils soutenaient la voûte d'une nef imposante. Sur cette colline dont on pourrait dire qu'elle est une "colline inspirée" on a rendez-vous avec la beauté: les pierres, dorées, les plantes et les fleurs, la mer et la lumière du soir. Alors naît un sentiment de profonde communion avec tous ceux qui reposèrent dans ces sarcophages rassemblés autour de l'église. On se souvient alors qu'une foi s'est manifestée là, pendant des siècles. A ce moment même sont gommés toutes amertumes, révoltes, ou injustices dont on peut parfois ressentir les néfastes effets.
Je vous laisse maintenant lire les lignes qui suivent. Albert Camus, que la mère Varin avait si bien connu, exprime - oh combien !!! - mieux que je ne le fais, ce que nous avons tous ressenti à Tipasa.
"A midi sur les pentes à demi sableuses et convertes d'héliotropes comme d'une écume qu'auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d'une mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu'on ne peut tromper longtemps sans que l'être se dessèche, je veus dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd'hui, mourons de ce malheur. C'est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même; la longue revendication de la justice épuise l'amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l'amour est impossible et la justice ne suffit pas. C'est pourquoi l'Europe hait le jour et ne sait qu'opposer l'injustice à elle-même.
Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu'une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu'il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l'injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l'ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel m'avait empêché de désespérer. J'avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. O lumière! C'est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible.".
Toute cette page est de L'auteur Francoise BERNARD BRIE tiré de son beau site: à la Grange du Tambour et/ou sur Les Pages Tambours que je vous conseille vivement de visiter à l'adresse suivante:
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